Dear straight people, laissez la révolution romantique aux gouines

Depuis près d’un an, la révolution romantique est devenue un grand sujet de conversation médiatique. Mais qui sait ce qu’il se cache derrière cette notion queer ayant une signification politique et militante bien précise ? Une mise au point s’impose.

Je pense qu’il est temps de laisser parler les gouines d’amour, car il est fort possible qu’elles aient tout compris. 

Plus d’un an s’est écoulé depuis la sortie de ma tribune « Nous sommes à l’aube d’une révolution romantique intersectionnelle », parue d’abord dans Censored, puis dans Manifesto XXI. Dans celle-ci, il était question de discuter de l’impact que l’amour, comme force politique, pourrait avoir sur nos systèmes de gouvernance. Elle met en évidence le fait que l’élargissement de nos démocraties aux personnes marginalisées sera le tournant salvateur de notre Histoire collective. Et que la pensée queer sur l’amour a de quoi révolutionner nos outils politiques et nos relations intimes. C’est un texte nourri des enseignements de penseurs et penseuses queers comme Paul B. Preciado et bell hooks, lu·es et relu·es pendant de longues journées de confinement.

La révolution romantique a été écrite et pensée par deux femmes amoureuses qui, dans le désarroi qu’ont été ces deux dernières années de pandémie et de solitude, d’enfermement et de violences sociales, ont essayé de parler d’amour autrement. Pourtant, comme bon nombre d’autrices et de journalistes gouines avant moi, je fais l’expérience douloureuse de la dépossession d’une idée qui ne vient pas seulement de mes tripes, mais de celles de toute ma communauté. Pourquoi les médias mainstream ont-ils besoin d’invisibiliser l’héritage queer pour commercialiser des idées ?

Beaucoup de lecteur·rices et auditeur·rices queers se demandent, depuis des mois, pourquoi les autrices féministes hétérosexuelles puisent dans l’héritage intellectuel des minorisé·es pour produire leurs best-sellers alors que seulement peu d’autrices lesbiennes parviennent à exprimer de leur propre bouche et de leur propre plume leurs idées. 

Pour révolutionner l’amour, pourquoi ne pas céder les moyens de productions directement aux personnes concernées ? Pourquoi les gouines ne bénéficient-elles jamais des revenus économiques de la production de leurs idées ? Pourquoi le féminisme redoute encore la pensée lesbienne ?

Face aux phénomènes littéraires de 2021 publiés par Mona Chollet (Réinventer l’amour, La Découverte, 2021) et Victoire Tuaillon (Le Cœur sur la table. Pour une révolution romantique, Binge, 2021), les réactions de la communauté queer n’ont pas tardé à se faire entendre en soulevant le problème de l’invisibilisation des autrices lesbiennes.

Je crois sincèrement que les guerres entre féministes sont affligeantes et nuisibles et que les autrices hétéras ne sont pas nos vraies ennemies dans un pays qui s’enfonce sans pudeur dans le fascisme le plus trivial. Néanmoins, je pense que si la pensée féministe ne rend pas aux gouines ce qui est aux gouines, on va se priver d’une énorme force de combat et réécrire l’Histoire : car non, la remise en question de l’hétérosexualité ne vient pas des hétérosexuel·les. 

Néanmoins, afin que l’on reste sœurs, afin que l’on reste alliées, certaines questions méritent d’être posées : pour révolutionner l’amour, pourquoi ne pas céder les moyens de productions directement aux personnes concernées ? Pourquoi les gouines ne bénéficient-elles jamais des revenus économiques de la production de leurs idées ? Pourquoi le féminisme redoute encore la pensée lesbienne ? Souvent, bien que nos idées soient de francs succès commerciaux, aucune gouine ne s’en met plein les poches : c’est problématique, car cela empêche au féminisme de progresser dans un sens plus radical et plus juste. 

La rapidité que le marché exige provoque des effets d’invisibilisation : comme sur Instagram, les sources et la mise dans le contexte sautent trop souvent. Et ce n’est pas honnête. 

Le propos initial et la réelle signification de la révolution romantique n’ont pas été vraiment explicités. La source de cette notion a été évacuée par les médias qui l’ont retranscrite, alors même qu’elle devenait populaire. Une invisibilisation systémique qui n’est souvent pas du ressort des féministes hétérosexuelles mais des craintes réactionnaires de la plupart des rédactions. Quoiqu’il en soit, le sens originel n’était en aucun cas de créer une nouvelle formule à hashtags pour effacer des siècles de violences patriarcales. Si j’avais lu le Génie lesbien d’Alice Coffin avec passion, là j’ai pu en comprendre la portée avec d’autant plus de force : pourquoi la pensée des femmes qui s’aiment entre elles fait-elle si peur au patriarcat ?  

Le monde de l’édition actualise, parfois avec succès, la pensée d’autrices comme Monique Wittig, Audre Lorde et tant d’autres. On peut par exemple saluer la publication de Sortir de l’hétérosexualité par l’auteur·ice et militant·e Juliet Drouar, publié dans la « Collection sur la table » de Binge Audio, qui a le mérite de rendre accessibles et de continuer les réflexions de féministes telles que Monique Wittig et Adrienne Rich. Pourtant, faire du neuf avec des classiques queers ne peut pas se faire au détriment d’une mise en avant de cet héritage culturel et de cette perspective historique. 

Je voudrais dire à toutes ces personnes qui comme moi ont pu penser au moins une fois dans leur vie que leurs idées ne valaient rien, que leur talent n’en était pas vraiment un, que leurs amours étaient inacceptables et impossibles, que la révolution romantique leur appartient. 

La rapidité que le marché exige provoque des effets d’invisibilisation : comme sur Instagram, les sources et la mise dans le contexte sautent trop souvent. Et ce n’est pas honnête. Je pense que c’est cette soumission éditoriale aux lois du marché typiques des réseaux sociaux qui perturbe les lecteur·ices queers, indigné·es de voir leur héritage mal sourcé, réinterprété, alors même que les queers ne disposent pas d’espaces d’archivage pour protéger ces savoirs. 

Je pense qu’il est temps de laisser parler les gouines d’amour, car il est fort possible qu’elles aient tout compris. Je voudrais dire à toutes ces personnes qui comme moi ont pu penser au moins une fois dans leur vie que leurs idées ne valaient rien, que leur talent n’en était pas vraiment un, que leurs amours étaient inacceptables et impossibles, que la révolution romantique leur appartient. 

Revenons donc sur quelques points cruciaux et oubliés qui sous-tendent l’idée de la révolution romantique. Dont le plus important : apprendre à céder sa place à d’autres héros et héroïnes pour qu’iels soient enfin les protagonistes d’un nouveau récit socio-historique. La révolution romantique s’articulerait en plusieurs points, dont les trois premiers concernent l’organisation collective de la révolution et les deux derniers, la révolution de l’intime : 1/ le réenchantement du monde et la sortie de la rationalité patriarcale ; 2/ la lutte pour des démocraties réellement inclusives et la reconnaissances de vies « mutilées » ; 3/ le développement de la justice transformative et l’abolition du système pénal ; 4/ la sortie du capitalisme amoureux ; 5/ le développement de la responsabilité émotionnelle et de l’intégrité féministe. La révolution romantique est un grand projet politique faisant de l’amour son manifeste et du regard queer son moyen d’action. Parce que regarder le monde avec les yeux d’une gouine, c’est le regarder avec résilience, sagesse, créativité et liberté. 

© Amina Bouajila
Abandonner la rationalité patriarcale

Comme Silvia Federici le développe dans ses ouvrages, les ravages produits par la fausse rationalité patriarcale sur notre monde sont désormais manifestes. Les sciences dites « dures » ont poussé inexorablement vers une distanciation désastreuse de l’humanité du vivant. Ainsi, nous pratiquons l’économie, la justice, l’éducation, toutes les disciplines qui constituent notre tissu social, en brutalisant les plus fragiles d’entre nous, en violant la faune et la flore, en appliquant au monde social des règles froides et déconnectées de la réalité. En excluant le sensible de notre lecture du réel, nous tentons de faire rentrer un carré dans un rond.

L’autrice américaine Starhawk nous invite ainsi à retrouver une culture de l’immanence contre la rationalité phallocrate qui a prouvé maintes fois ses échecs et qui ne profite qu’à quelques exploitants. Ce que le monde patriarcal néo-libéral considère comme étant « rationnel » ne l’est de toute évidence pas, mais cela arrange la structure patriarcale de nous berner avec l’idée que seule la domination sur la nature et un certain esprit mathématique déconnecté du réel soient la définition de la « rationalité ».

La reconnaissance de « vies mutilées »

Comme Judith Butler le développe dans Défaire le genre, nos démocraties occidentales n’en sont pas réellement en ce qu’elles excluent systématiquement des groupes de citoyen·nes de l’accès aux droits fondamentaux. Dans la France de 2022, les boomers les plus farouches s’inquiètent de la menace « wokiste » et pratiquent le confusionnisme intellectuel pour nous faire croire que lutter contre les discriminations est une lubie communautariste. La réalité est qu’ils ne conçoivent pas un monde dont ils ne seraient pas le centre, et leur peur viscérale les mène de plus en plus vers une extrême droite qui, par sa nostalgie de carte postale, frôle volontiers le ridicule.

Au lieu de se renfermer sur soi, il s’agirait de rendre nos démocraties élastiques. Adaptables au changement, aux évolutions, inclusives et sereines quant à l’expression de la différence. Abattre prisons et frontières, dégenrer l’organisation sociale, reconnaître parmi les humain·es celles et ceux qui, à ce jour, sont injustement exclu·es des droits universels ; celles et ceux qui, parce qu’on vit dans des démocraties rigides et lentes, vivent des existences mutilées, des vies à moitié, passées à lutter pour se faire une place voire pour survivre. En ce sens, les luttes contre le VIH/sida sont un exemple parfait des batailles douloureuses de citoyen·nes demandant le droit élémentaire d’accéder à des soins et de ne pas mourir.

Imaginez si la PMA pour toutes avait été adoptée de manière totalement exhaustive dès le départ : combien d’années de progrès aurions-nous collectivement gagné ? Pourquoi en France faisons-nous des lois pour redessiner à chaque fois des frontières alors que les faire sauter serait tellement plus efficace ?  

« There can be no love without justice » : pour une révolution de la justice

D’un point de vue collectif, la révolution romantique fait de l’amour une compétence. Un outil politique de résolution des conflits et de réparation des injustices. L’amour peut devenir la visée et le point de départ de nos systèmes de droit et de justice. Il y a en effet un lien entre les luttes queers pour l’acceptation de différentes formes d’amour et les expérimentations queers en matière de justice transformative. 

Alors que notre pays glisse dangereusement vers l’obscurantisme du « populisme pénal » [notion proposée par le criminologue Louk Hulsman, reprise par la sociologue Gwenola Ricordeau dans ses ouvrages, ndlr] fait des violences étatiques une stratégie d’action et promet aux Français·es de « ressortir le Kärcher de la cave », certaines autrices telles que Gwenola Ricordeau défendent l’abolition des prisons, la fin du système pénal, la sortie de la « justice de la peur » et l’entrée dans la justice de la réparation et du courage. La justice sans amour n’est que le bras exécutif d’un État autoritaire et excluant. Un État qui préfère susciter le respect par la crainte plutôt que par la générosité et la reconnaissance de tous·tes ses citoyen·nes.

« There can be no love without justice » écrivait l’afro-féministe bell hooks. Et elle préconisait un retour vers l’amour, alors même que nos gouvernements s’en éloignent dangereusement en provoquant le collapse du vivant. Quand j’observe le travail de certains collectifs, comme Fracas en France, qui expérimentent des nouvelles formes de prise en charge des conflits, je me dis que nous sommes sur la bonne voie pour bâtir une théorie queer de la justice. Révolutionner la justice signifie nous donner la possibilité de guérir à travers nos blessures. Réparer les drames collectifs comme ceux de l’intime. 

La sortie du capitalisme amoureux 

Théorisé par Eva Illouz, le capitalisme amoureux fait de l’amour une marchandise comme une autre. En nous poussant à une consommation insensée et à une volonté d’accumulation permanente, l’amour devient un terreau fertile aux violences et aux dominations. Aimer de façon capitaliste signifie cultiver un narcissisme et un égoïsme pernicieux, menant à confondre liberté sexuelle et déresponsabilisation émotionnelle, séduction et manipulation, tendresse et dépendance, amour de l’autre et accumulation de conquêtes pour flatter les ego. Dans l’intime, ce marché déréglementé crée forcément des inégalités et des violences. 

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Nous ne sommes pas tous·tes égaux·les face à l’amour, aux sentiments et au sexe. Certain·es sont plus vulnérables que d’autres du fait de leur vécu. D’autres ont besoin d’un cadre émotionnel défini, où il est possible d’exprimer des besoins précis. Certains corps ont été brutalisés par des agressions sexuelles, de la grossophobie, du racisme, de la transphobie, et ils nécessitent donc d’être approchés différemment. Tout le monde peut faire l’expérience de la vulnérabilité à un moment de sa vie. Nos sociétés devraient s’organiser en conséquence.

Il y a beaucoup plus de clairvoyance politique dans la reconnaissance de la vulnérabilité que dans le culte de la performance. Exprimer ses émotions, exiger un certain type de traitement, chercher de la sensibilité et de la douceur dans la séduction, sont de simples demandes vécues à tort comme des entraves à la liberté de certain·es. Autrement dit, nous retrouvons dans le marché de l’amour le même cynisme qui nourrit la rationalité patriarcale. Réenchanter l’amour par un prisme féministe signifie injecter de l’émotion, de l’écoute, de l’altruisme dans nos relations. Ce serait une forme de radicalité par la douceur. 

Lors de mes enquêtes autour du sentiment amoureux notamment pour Brain Matin, la ritournelle que « le sentiment amoureux n’est qu’une construction patriarcale et une pure fiction culturelle » revient souvent. Je ne suis pas d’accord du tout : je pense que celui-ci peut être vécu d’une manière féministe, émancipée, responsable, en lien avec l’autre et le vivant. Nier son existence revient à créer encore une distanciation rationaliste et presque industrielle entre nos cœurs et le monde. Cela mène tout droit à accepter que l’amour ne serait finalement qu’une question d’algorithmes

« S’asseoir dans sa noirceur » : la partie individuelle d’un travail collectif

Dans Rêver l’obscur, Starhawk nous encourage à cultiver l’intégrité. Cette notion, qui ne ressemble en rien à la pureté militante, est la partie individuelle d’un grand travail collectif. L’intégrité est la valeur qui nous permettrait d’être dans l’harmonie entre nos luttes et nos comportements personnels. Découvrir l’obscurité en soi signifierait alors accueillir nos brisures et nos monstres intérieurs afin de les exorciser, de les affronter, pour développer une responsabilité émotionnelle qui ferait de nous des êtres conscients sachant maîtriser leurs travers les plus toxiques. Lutter collectivement ne doit pas nous empêcher de nous transformer intimement : la révolution romantique, loin d’être une nouvelle tendance de développement personnel, est aussi une prise de conscience de nos privilèges, de nos comportements, de l’impact que nous pouvons avoir sur l’espace et sur les êtres vivants qui nous entourent. L’intégrité, c’est accepter de se désaxer et de remettre en cause ses acquis pour retrouver un équilibre nouveau. Pratiquer la sororité et la solidarité. Elle demande à « s’asseoir dans sa noirceur », pour reprendre une formule de l’artiste, performeuse et thérapeute Marion Versatile

Chères personnes hétéro, nous existons maintenant. Nous ne sommes pas des humaines de seconde zone, destinées à être reconnues post mortem. 

Cette notion concerne aussi nos communautés. Trop souvent des féministes se « trashent » entre elles et s’adonnent à des pratiques diffamatoires lorsque la jalousie, le ragot, l’absence de sororité s’emparent d’elles. Le manque d’intégrité féministe nuit aux milieux militants et nous plonge dans des conflits intestins qui ont pour seul résultat d’invisibiliser encore plus les porte-paroles de nos luttes, comme le développait Jo Freeman en 1976 dans Trashing: The Dark Side of Sisterhood. Il est tout à fait compréhensible que le « génie lesbien » se disperse si nous ne nous comportons pas avec intégrité et cohérence vis-à-vis des travailleuses lesbiennes. C’est beau de vouloir « une gouine pour présidente » [expression tirée du poème de Zoe Leonard, « I want a president… », 2016, ndlr]. Mais pour ce faire, il faudra reconnaître à nos sœurs lesbiennes leur grandeur, leur talent, leur génie. Pratiquer la sororité alors même que la culture patriarcale craint plus que tout l’amour des femmes pour les autres femmes. 

Chères sœurs gouines, la révolution romantique est à vous. Elle appartient à chaque lesbienne qui a pensé l’amour, qui a pensé la justice, qui s’est battue contre les systèmes d’oppression et milité pour l’élargissement de nos représentations. C’est le fruit d’années de travail à la fois solitaire et communautaire. On aura beau s’approprier ces théories, nos cœurs et notre regard révolutionnaire sur le monde n’appartiennent qu’à nous. 

Alors, chères personnes hétéro, nous existons maintenant. Nous ne sommes pas des humaines de seconde zone, destinées à être reconnues post mortem. Nos paroles et nos œuvres ont une valeur, et c’est maintenant qu’il faut nous reconnaître. Si le lesbian gaze [un terme développé par la journaliste et chercheuse Athina Gendry, ndlr] est si visionnaire, nous voulons la plume, le micro, la caméra, pour l’affirmer maintenant. Si « le plus souvent dans l’histoire, “anonyme” était une femme », il ne faudrait pas que plus tard on se dise que « le plus souvent dans l’histoire, “anonyme” était une femme lesbienne ».


Sources bibliographiques

Alice Coffin, Le Génie lesbien, Grasset, 2020
Silvia Federici, Re-enchanting the World: Feminism and the Politics of the Commons, PM Press, 2018
Starhawk, Rêver l’obscur, Cambourakis, 2015
Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, 1990. In Les Annales de la recherche urbaine, N°50, 1991. La Région Ile-de-France. pp. 129-130
Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Lux, 2019
bell hooks, All About Love: New Visions, 1999
Judith Duportail, L’Amour sous algorithmes, La Goutte d’Or, 2019

Illustration à la une © Amina Bouajila

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