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Nous sommes à l’aube d’une révolution romantique intersectionnelle

Nous sommes à l’aube d’une révolution romantique intersectionnelle

Cet article est paru dans Censored n°4 « Chrysalide » (septembre 2020).

Sommes-nous donc à l’aube d’une grande Révolution romantique ? D’un renversement de pouvoirs menant vers des démocraties réellement représentatives et vers la restauration des liens qui unissent l’humanité au vivant ?

Le mot Romantisme nous évoque spontanément le mouvement artistique et littéraire du XIXe siècle, se voulant, comme d’après la définition de la Revue Europe d’avril 2004 consacrée au sujet, « une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste moderne au nom de certaines valeurs du passé ». 

Ce courant de pensée né en Allemagne entre 1770 et 1780 avec les représentants du Sturm und Drang (Tempête et Passion) s’est affirmé sous des formes différentes dans toute l’Europe des Lumières et n’a jamais véritablement cessé d’exister en tant que contestation anti-capitaliste avant l’heure. Prôner le ré-enchantement du monde, exalter le sentiment et déconstruire l’idée cartésienne que l’homme est « maître et possesseur de la nature », telles étaient les colonnes portantes du mouvement. 

Dans une époque où le système capitaliste a non seulement montré ses effets désastreux sur notre psyché, sur le sens du commun, sur notre planète mais a aussi dévoilé toute sa ridicule fragilité en temps de Covid-19, se pencher sur le « ré-enchantement du monde » par le romantisme, sur la remise en question de la rationalité viriliste faussement scientifique qui fonde notre système de savoirs, paraît une piste pertinente. Une possibilité concrète de résistance qui dépasse la mode, on ne peut plus capitaliste finalement, des injonctions au bien-être destinées aux plus privilégié·es.


En regardant de près les mouvements sociaux qui ont bouleversé le visages de nos « démocraties » post-industrielles technocrates ces dernières années, le fil rouge qui les unit et qui pousse vers une lutte intersectionnelle totale est bien la fin du capitalisme patriarcal blanc. Ce qui va avec la réhabilitation de savoirs, pratiques, cultures issues de « minorités » en quête de reconnaissance : les femmes, les queers, les racisé·es, les personnes en situation de handicap…

Mona Chollet dans Sorcières développe ainsi l’idée que le Romantisme a été l’une des formes de contestation face à la brutalisation de la nature et à la perte de poésie dans l’interprétation du réel provoquée par la Révolution Industrielle. 

Sommes-nous donc à l’aube d’une grande Révolution romantique ? D’un renversement de pouvoirs menant vers des démocraties réellement représentatives et vers la restauration des liens qui unissent l’humanité au vivant ? Le patriarcat occidental colonialiste serait-il enfin en train de s’effondrer au profit de nous tous·tes, la majorité silencieuse qui envisage l’avenir autrement ? 

La force révolutionnaire de l’Amour de l’Autre est au centre de nos combats pour le changement et pour la pérennisation du vivant et de notre planète. 

Le 27 avril 2020, Paul B. Preciado préconisait dans Libération cette révolution qui, selon lui, aurait été mise à mal par le Covid-19 : « Nous étions au bord d’un soulèvement transféministe décolonial, qui a été stoppé net par la crise du Covid-19. Le monde capitaliste s’est arrêté, nous laissant une formidable opportunité de métamorphose politique et sociale, telle que l’enseigne le chamanisme amérindien. »

Cette révolution, qui heureusement n’a pas été arrêtée par le virus comme la puissante vague de manifestations Black Lives Matter le prouve, on peut la qualifier de « romantique » en ce qu’elle a pour objet la lutte pour la survie et la reconnaissance de « vies mutilées et vécues à moitié », d’existences niées, de désirs frustrés que seulement un grand bouleversement empathique et solidaire pourrait enfin rendre dignes d’être vécues. La force révolutionnaire de l’Amour de l’Autre est au centre de nos combats pour le changement et pour la pérennisation du vivant et de notre planète. 

Il semble alors qu’il faille relativiser le Romantisme, ce mouvement ayant été l’apanage d’intellectuels hommes et blancs aux idées souvent aussi réactionnaires, enfermés dans une vision du monde nostalgique loin du progressisme des mouvements queer et décoloniaux contemporains. 

Faudrait-il alors parler plutôt de Romantisme révolutionnaire ? Du Romantisme idéaliste qui sous-tend les luttes générationnelles et les grandes évolutions sociétales ? 

Comment garder intègre la force novatrice et contestataire du romantisme anti-capitaliste tout en sortant du paradigme hétéro-patriarcal dans lequel ce mouvement est né ? 

Le Romantisme révolutionnaire a déjà été conceptualisé. Il serait, selon le chercheur et auteur Michael Löwy, une prolongation du Romantisme, une version tournée vers l’avenir de celui-ci. Il y ajouterait une force d’action, une forme de volonté progressiste. Dans son livre Révolte et mélancolie : le Romantisme à contre-courant de la modernité, M. Löwy applique l’idée romantique aux révoltes de Mai 68. « L’esprit de 68 est un puissant breuvage, un mélange épicé et enivrant, un cocktail explosif composé de divers ingrédients. Une de ses composantes – et pas la moindre – est le romantisme révolutionnaire, c’est-à-dire, une protestation culturelle contre les fondements de la civilisation industrielle/capitaliste moderne, son productivisme et son consumérisme, et une association singulière, unique en son genre, entre subjectivité, désir et utopie » développe-t-il. 

Appliquer les termes d’« épicé et enivrant » à une lutte pour l’existence et la reconnaissance de milliers de vies humaines nous paraît un tantinet faiblard et privilégié, certainement plus en adéquation avec un esprit soixante-huitard bourgeois et blanc dont on connaît les travers (une pensée pour Daniel Cohn-Bendit, qui ne l’oublions pas, est accusé d’actes pédophiles). De plus, dans ses écrits, M. Löwy fait l’impasse sur les luttes sociales vraiment révolutionnaires menées entre les années 1970 et 1980, telles que la légalisation de l’IVG en France, la troisième vague féministe et les combats LGBTQIA+. Ses auteurs fétiches sont tous des hommes blancs (Henri Lefebvre, Guy Debord, Herbert Marcuse et Ernst Bloch), chose qui rend sa vision du Romantisme révolutionnaire franchement dépassée. 

Mais alors comment parler du soulèvement transféministe décolonial dont parle Paul B. Preciado en des termes romantiques ? Comment garder intègre la force novatrice et contestataire du romantisme anti-capitaliste tout en sortant du paradigme hétéro-patriarcal dans lequel ce mouvement est né ? 

Lorsqu’on parle de « révolution du soin » on entend le soin comme une reconnaissance et appréciation de notre vulnérabilité et de celle d’autrui au sein du système de la performance à outrance et du validisme. 

Je veux me réapproprier le mot « romantique » car il est essentiel au vocabulaire de nos luttes en ce qu’il valorise l’empathie, le soin, il annonce la révolution du care, il remet l’Amour au centre d’un système qui l’a dénaturé en promouvant individualisme et distanciation sociale. On en est au point où des sociologues tels que Eva Illouz titrent leurs œuvres Pourquoi l’amour fait mal ou La fin de l’amour, afin d’analyser la mise à mort du sentiment amoureux (sous toutes ses formes) dans un monde qui a fait des sentiments un capital et du corps une prison normative. Le terme « romantique » est à interpréter dans un sens libératoire et non mercantiliste, loin des promesses de wellness abusif style Silicon Valley, loin de l’injonction au bien-être pour plus de productivité. Lorsqu’on parle de « révolution du soin » on entend le soin comme une reconnaissance et appréciation de notre vulnérabilité et de celle d’autrui au sein du système de la performance à outrance et du validisme. 

Le terme romantisme présente le désavantage d’être un énième « -isme », de compter dans la liste de ces mots qui riment dangereusement avec « universalisme ». 

Parler d’une « révolution romantique intersectionnelle » serait donc plus approprié. 

Il existe un lien entre le retour des sorcières de Mona Chollet, le ré-enchantement du monde par un prisme féministe de Silvia Federici, l’analyse et la remise en discussion du capitalisme amoureux d’Eva Illouz, le soulèvement transféministe décolonial de Paul B. Preciado, l’urgence de la reconnaissance de nouveaux désirs dont Judith Butler parle dans Défaire le genre : ce point commun est la proposition d’un nouveau vivre-ensemble, d’une démocratie du soin, la réhabilitation de l’Amour comme force révolutionnaire capable de secouer nos sociétés capitalistes occidentales en profondeur. 

La fin du monde est une légende. Une légende forgée par l’élite capitaliste qui ne conçoit pas possible un monde dont elle ne serait pas le centre. 

Certes, parler d’amour avec un grand A, de la légitimation de spiritualités perdues, de sens du commun, peut paraître une dérive nostalgique new age nourrie de l’héritage de parents hippies et de l’effet de mode actuel qui a réussi à labelliser de « cool » non seulement les sorcières mais aussi l’astrologie, les elfes et inventions ésotériques en tous genres. Mais nous ne vivons pas à l’époque du boom économique des années 1970, le peace & love est teinté d’un instinct de survie urgent. Si nous vivons dans un monde où « tout peut s’effondrer » et les théories du collapse abondent, il est légitime de parler de dark new age. Et il serait encore plus légitime de se demander comment s’aimer quand tout porte à croire que nous assistons à la fin du monde ? 

La fin du monde est une légende. Une légende forgée par l’élite capitaliste qui ne conçoit pas possible un monde dont elle ne serait pas le centre. Une légende créée pour diffuser la peur parmi celles et ceux qui luttent pour un changement de paradigme, la peur permettant un contrôle de nos âmes et une paralysie de nos émotions. 

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Extrait de Censored n°4 « Chrysalide »


S’aimer quand c’est la fin du monde est non seulement possible mais nécessaire, l’amour étant la force ennemie du capitalisme par excellence. Bien que le capitalisme nous ait convaincu·es de l’existence d’un capital érotique, l’amour est en effet une force d’action qui a la capacité de transcender les influences et le contrôle, d’où la difficulté pour tout philosophe à le définir autrement que par ce qu’il permet de faire ou par ce qu’il n’est certainement pas. 

L’Amour est donc l’acte de naissance de toute révolution pour plus de liberté et de justice sociale. Celles et ceux qui descendent aujourd’hui dans la rue sont en grande partie des gens qui demandent à pouvoir s’aimer librement, que leurs désirs soient reconnus comme étant humains. La technocratie fondée sur les dites « sciences dures » (aussi dures qu’une bite en érection) a endigué l’Amour par des applications en créant des algorithmes qui orientent nos besoins et désirs, par des normes physiques strictes impossibles à atteindre pour faire partie du club de celles et ceux qui possèdent un capital érotique, en nous martelant jour et nuit par des images nous illustrant comment on devrait être pour que l’on soit dignes de l’Amour. Pour nous inculquer, en somme, que l’Amour comme tout capital sur un marché, est régi par l’offre et la demande, qu’il demande à être constamment augmenté matériellement (par du fitness ou par du like) et que tout compte fait, il se mérite.  

Celles et ceux qui descendent aujourd’hui dans la rue sont en grande partie des gens qui demandent à pouvoir s’aimer librement.

Abandonner le capital érotique, abattre les carcans mentaux qui nous empêchent de donner libre cours à l’Amour intime ou universel réellement libre signifie saper le fonctionnement même du système hétéro-capitaliste patriarcal blanc. Cela signifie quitter le Truman Show et se rendre compte que le monde est autre que la bulle de perfection totalitaire dans laquelle on a grandi. 

La Révolution romantique serait alors ce soulèvement massif, intersectionnel, bâti sur le potentiel de désobéissance propre à l’Amour. 

Christiane Taubira, dont on connaît la fervente passion pour les valeurs de solidarité et du soin, est un parfait exemple du pouvoir dissident recelé par l’Amour. « Ne pas obéir, c’est ma philosophie de vie profonde » déclare-t-elle, en nous invitant à réfléchir sur l’importance de la désobéissance civile au nom du sens du commun et de la liberté sans compromis. 

Malgré le désespoir que les réactionnaires effarés voudraient nous inculquer par leurs médias corrompus, nous sommes à l’aube d’une Révolution romantique intersectionnelle.

La Révolution romantique serait dès lors une forme de résistance radicale par la douceur. Le soulèvement silencieux des timides, de celles et ceux qui ne peuvent pas se déplacer dans la rue, l’alliance entre vieillesse et jeunesse qui dépasse le stérile jeunisme de notre siècle, la place laissée par celles et ceux qui en occupent déjà beaucoup (par leur voix, leurs réseaux sociaux, leur privilèges et dont, bien sûr, je fais partie en tant que journaliste et blanche bourgeoise) à celles et ceux qui préfèrent l’isolement à la violence de la vie sociale. La Révolution romantique est l’apprentissage d’un langage autre que le brouhaha des réseaux sociaux et de la compétition capitaliste. Elle serait l’apanage des shy radicals dont parle Hamja Ahsan dans Shy Radicals: The Antisystemic Politics of the Militant Introvert. Une idée révolutionnaire qu’une anonyme romantique et radicale m’a soufflée avec Amour.  

Malgré le désespoir que les réactionnaires effarés voudraient nous inculquer par leurs médias corrompus, nous sommes à l’aube d’une Révolution romantique intersectionnelle. Que chacun·e y prenne part tout en sachant que pour que le soulèvement réussisse dans les rues et dans nos âmes, il faudra accepter pour beaucoup d’entre nous de céder la place, de se taire, d’être les allié·es d’une lutte dont on ne sera pas les héros et héroïnes en tant que blanc·hes cis extraverti·es et valides. Abdiquer du système, telle est la condition de la révolution de l’Amour. 

Entreprendre le chemin de la désobéissance en désobéissant avant tout à nous-mêmes, à ce que les plus privilégié·es d’entre nous croient mériter, quitter la compétition consumériste et l’envie de capitaliser notre potentiel d’attention reçue, d’occuper toujours plus de place là où il n’y en a plus. 

Comprendre qu’aimer et prendre soin à l’heure du capitalisme effréné c’est avant tout désobéir sans relâche. 


Image à la Une : © Tay Calenda

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