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Paul B. Preciado. « La joie est une technique de résistance »

Paul B. Preciado. « La joie est une technique de résistance »

Une révolution nommée désir. Tel serait sans doute le leitmotiv du mouvement engendré par l’œuvre épique de Paul B. Preciado, penseur en lutte pour une émancipation des corps et des passions. Celui qui dissèque avec fougue les ressorts les plus indicibles de la norme et du contrôle social vient de publier Je suis un monstre qui vous parle. Cette publication marque une nouvelle étape dans le projet de libération critique du philosophe qui s’attaque ici à la psychanalyse : il s’agit de la transcription d’une conférence où il appelle « l’École de la cause freudienne » à se positionner contre la société patriarco-coloniale, et donc à révolutionner ses pratiques. Nous avons saisi cette occasion idéale pour discuter avec Paul B. Preciado de l’avenir de la révolution transféministe et antiraciste en cours. 

Introduire son œuvre en quelques mots relève du challenge journalistique. Tout semble simpliste et froid à côté de sa pensée foisonnante, à la fois complexe et évidente. De Testo Junkie (2008) à Un appartement sur Uranus (2018), le corpus de l’œuvre de Paul B. Preciado ouvre, au fur et à mesure, les voies d’un d’échappatoire collectif, les contours d’un monde débarassé du machisme, de l’homophobie, du racisme… Pourtant, le discours prononcé par cet homme trans dans un corps non-binaire devant l’assemblée des psychanalystes de France a suscité le rejet et l’incompréhension lors de sa prononciation le 17 novembre 2019. Il faut dire qu’inviter le philosophe le plus transpédégouine du pays à une journée d’étude sur « Les femmes en psychanalyse » avait de quoi titiller les ressorts les plus farouches de son verbe. Si dans le titre de cette conférence Paul B. Preciado revendique sa « monstruosité », ce n’est que pour mieux critiquer, encore une fois, la domination et la norme qui se cachent sous une apparente « neutralité ». Il porte aussi le poids d’une histoire de pathologisation et de maltraitance des corps différents. Celleux qui ont eu la chance d’assister à la première séance de son séminaire « Une nouvelle histoire de la sexualité » — une relecture radicale de l’œuvre de Michel Foucault — à Pompidou début mars, juste avant le confinement, peuvent imaginer sans peine l’exaltation du philosophe en plaidoirie pour l’émancipation de toutes les subjectivités. Les autres peuvent se l’imaginer ainsi : la pensée de Paul B. Preciado semble en pleine ébullition, au diapason d’une époque qui manifeste pour un changement radical de paradigme. 

Manifesto XXI – Pendant le confinement, vous avez écrit ce texte « Nous étions sur le point de faire la révolution féministe… puis le virus est arrivé » dans Libération. Est-ce qu’avec l’actualité de Black Lives Matter vous êtes toujours aussi pessimiste ? 

Paul B. Preciado : La réalité c’est que, quand j’ai écrit ce texte-là, je n’étais pas du tout pessimiste. C’est vrai qu’il y avait pour moi un élan que je qualifie de révolutionnaire. Juste avant le confinement, autour des manifestations du 8 mars, et quand j’ai fait la première séance de mon séminaire, il y avait un tel élan de transformation que l’on avait l’impression de se faire arrêter en plein mouvement…

Le mot n’est peut-être pas pessimiste alors, mais frustré. Vous avez vécu l’arrivée du coronavirus avec frustration ?

Absolument, c’est ça. Dans le sens où j’avais l’impression qu’il y avait une forme de convergence. La manifestation du 8 mars était bien plus mixte et complexe que ce qu’on avait pu voir avant. Le séminaire aussi, c’était avec des gens de tout âge et de tout horizon. Des gens racisés, des mouvements de malentendants, de diversités fonctionnelles… C’était très large. J’étais dans un enthousiasme fou, il y avait quelque chose d’onirique, on avait l’impression que quelque chose se préparait. Je pense que la suite, Black Lives Matter, est la continuité de ce mouvement. Je veux y voir comme une unité, même si le mouvement est composé d’une multiplicité de forces et de contestations différentes… 

En ramenant la majorité d’entre nous à un impératif vital, peut-on se dire que cette pause a aussi eu du bon pour les consciences politiques ?

Pour moi, la période du confinement, tout cet arrêt, était très important. On a beaucoup qualifié ça de crise sanitaire, politique, mais c’était aussi une crise esthétique et de la subjectivité. Quand je dis esthétique, je parle de régime de la perception. Pour la première fois on a entendu des choses que l’on entendait jamais, que l’on n’avait jamais perçues. Tout d’un coup il y a eu une transformation, on s’est dit que oui, les choses pouvaient être autrement. Il y a eu deux éléments cruciaux : d’une part, cette rupture esthétique très violente ; d’autre part, le fait que les lignes d’oppression les plus fortes sont tombées précisément sur les corps racisés, sexualisés, les corps les plus précaires, pendant cette période de crise.

Pour ce qui se passe aux États-Unis, et en France en ce moment, je pense qu’il est très important de souligner que c’est une révolution qui a été totalement mobilisée grâce à Internet. Ça va dans le sens de mes analyses biopolitiques autour du virus (publiées sur Mediapart, ndlr), le passage d’un contrôle traditionnel plus primaire vers un contrôle plus digital. Pour une fois il y a la possibilité d’une réappropriation critique de ces technologies digitales. N’oublions pas que la vidéo qui a déclenché les contestations a été prise par une femme dans la rue. C’est un exemple de comment la révolution pourrait se mettre en place à l’échelle planétaire. Donc aujourd’hui, je suis plus qu’enthousiaste… je suis dans la joie ! Après il faut se dire qu’on est dans un contexte de guerre globale, que les luttes seront très difficiles. 

Ce texte publié dans Libération dont vous me parlez, il a été publié en anglais il y a quelque temps et je lui ai ajouté une partie, parce que c’était impossible de ne pas se dire qu’il y a eu un arrêt certes, mais que cela continue. C’est aussi une belle réponse à tous les gens, que ce soit Houellebecq ou Onfray, ces voix complètement réactionnaires, qui ont dit que rien n’allait changer – eh bien non. Bien sûr qu’on est en train de faire changer les choses. En plus, les gens qui sont en train d’agir, contrairement à ce que l’on avait imaginé, ce ne sont pas du tout les politiciens, ce sont vraiment les nouvelles générations.

Cet engagement de génération était d’ailleurs très visible à la manifestation du 2 juin, « Vérité et Justice pour Adama »…

C’est vrai que c’est une des choses qui m’a beaucoup impacté, et surpris. Ce jour-là, pour la première fois en tant qu’activiste, j’ai soufflé, tranquille… Oui, je me suis dit « Ouf ! vous êtes là. » Dans ma génération, il y avait une sorte de délire néo-libéral, il fallait réussir à tout prix et rentrer dans les normes. La génération qui vient juste après a compris que ce n’était pas possible.

Il y a une grande subtilité, il va falloir faire cette révolution, et quelque part elle va traverser les corps et les désirs, la subjectivité tout entière.

Paul B. Preciado

Dans vos écrits, vous n’oubliez jamais de préciser que vous critiquez la société patriarcale et coloniale. À qui devez-vous cette prise de conscience du racisme structurel ?

J’ai grandi et été éduqué dans une tradition féministe. J’ai fait toutes mes études aux États-Unis où la pensée des féministes noires est très présente. Le travail d’Angela Davis a été absolument crucial pour moi. C’est quelqu’un que je connais personnellement, avec qui j’ai travaillé et que j’adore. Par ailleurs, on le dit assez peu souvent, c’est une féministe lesbienne. Ce n’est jamais totalement dit ouvertement mais c’est la réalité, et ça nous a beaucoup rapprochés. Quand j’étais aux États-Unis, c’était le moment de l’arrivée des théories queer mais aussi des féministes non blanches. 

Donc je ne pourrais pas séparer la théorie queer et celle anti-coloniale. Mais c’est vrai que quand je suis arrivé en France… Bon, laissons de côté l’impression qu’après Simone de Beauvoir c’était fini. (rires) Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est qu’aux États-Unis j’avais beaucoup lu des auteurs comme Frantz Fanon, les féministes noires ou chicanos. Toutes ces pensées-là à la fin des années 90 étaient complètement inconnues en France. Ça me paraissait très difficile car toutes les questions liées aux minorités sexuelles et ethniques en France sont classées dans la case « communautarisme ». Pour moi c’était exactement le contraire, c’était une contestation radicale de la modernité capitaliste. 

Vous dédiez ce dernier livre à Judith Butler. Est-ce que vous vous souvenez du moment où vous avez découvert son travail ?

Ah oui, je me souviens très bien. J’avais 23 ans et j’étais étudiante (puisque j’étais une fille à l’époque) à la New School. J’ai entendu pour la première fois une de ses conférences et ça a été une déflagration. Pour moi, il y a eu un avant et un après, c’est certain. D’autant qu’à l’époque il y avait une vraie opposition entre féministes marxistes et queer. On considérait les marxistes comme beaucoup plus rigoureuses et on classait les queer du côté du post-modernisme, comme une question de reconnaissance des minorités…

Judith Butler a été quelqu’un de très important pour moi, qui m’a beaucoup aidé, qui était à ma lecture de thèse… Il se trouve que cette année iel a réussi à obtenir son changement d’identité en non-binaire en Californie. Iel m’a appelé pour me dire combien iel était content·e, et comme j’étais en train d’écrire ce texte, je le lui ai dédié. C’était à nouveau pour moi une question générationnelle, dans le sens où quand j’ai commencé à prendre de la testostérone, je me souviens de conversations avec Judith et d’autres féministes de sa génération qui nous regardaient avec cet air de « Si on avait 15 ans de moins, peut-être qu’on ferait la même chose »… Mais c’était comme si la question trans (ou certaines technologies de transformation du corps) était arrivée trop tard. Je pense que c’est une belle mutation, se dire qu’on monte sur le même bateau en se disant non-binaire.

Vous citez Frantz Fanon, cela fait écho à cette phrase très forte de votre conférence : « La psychanalyse est un ethnocentrisme qui ne reconnaît pas sa position située. » Vous posez toute la partie critique de la psychanalyse dans ce texte, pensez-vous que cette discipline peut se renouveler ? 

Je pense qu’il arrive à la psychanalyse la même chose qu’à la France, à l’université ou à la science, c’est-à-dire qu’il faut penser que le régime des connaissances et les pratiques de modification de la subjectivité avec lesquelles on travaille sont fortement ancrées dans cette tradition patriarco-coloniale. Pour moi l’enjeu n’est pas simplement d’« ajouter des minorités ». Ce n’est pas de se dire qu’on a un outil qui fonctionne très bien auquel maintenant on ajouterait quelques notes en pied de page : « Bon, c’est vrai, on ne peut pas traiter les pédés comme avant, parce que c’était pas bien… » ou « Bon, c’est vrai, la transsexualité c’est pas une maladie, mais en même temps c’est pas normal… ». Vous voyez ce que je veux dire ? (rires)

Oui, je vois ! Et donc, que doit changer la psychanalyse ?

La théorie psycho-analytique, avec tout ce qu’elle comprend de philosophie du sujet et d’anthropologie, reste intouchable. Ce que je voulais montrer, c’est que ce n’est pas seulement une question de choisir des personnes différentes. Je ne rentre pas dans les débats internes à la psychanalyse. Ce que je voulais dire c’est que la psychanalyse se présente comme une pratique extrêmement progressiste et critique, mais malheureusement elle partage l’épistémologie de la différence sexuelle. Elle partage aussi une taxonomie, non dévoilée mais très racisée, très eurocentrée, et aussi une taxonomie de la norme et de la pathologie entre homosexualité et hétérosexualité, ou frigidité versus sexualité normale.

La question fondamentale selon moi c’est « Que fait-on avec la subjectivité qui a été détruite par la violence ? » Quand on va chez le·la psy, c’est qu’on ne va pas bien, c’est qu’on souffre, et si on souffre, c’est que notre appareil psychique a été marqué ou profondément blessé par la violence. Cette violence ne peut pas être traitée en revenant à des récits extrêmement normatifs comme le complexe d’Œdipe. Quand on est trans, la confrontation avec la psychanalyse est terrifiante, parce que tout de suite la question c’est « Pourquoi voulez-vous vous faire ça ? ». Mais « ça » quoi ? C’est plutôt la société qui nous fait quelque chose avec ce régime binaire extrêmement normatif, qui ne permet aucune variation, ni subtilité ou complexité. Si une femme est trop masculine ça ne va pas. Si un homme est trop féminin ça ne va pas non plus. Je ne parle pas uniquement de la question trans, mais du fait que la possibilité de réussir comme sujet à l’intérieur de ce régime binaire est quasi impossible. 

Je prépare d’ailleurs un autre livre de relecture d’Œdipe parce que dans les conversations qui ont suivi cette conférence, j’ai compris que les analystes sont elleux-mêmes forcé·e·s de travailler avec ces outils. Il y a un terrible décalage entre leur pratique, qui est bien plus vivante, et la théorie, qui n’a rien à voir. Alors pourquoi continuer à parler de tout ça ? Pourquoi continuer à parler d’orgasme clitoridien ou vaginal ? Est-ce que cela correspond aux pratiques contemporaines de la sexualité et du genre ? Je crois que non. Pourtant, mon texte a été interprété par une partie de la communauté scientifique comme si j’étais en train de lancer une bombe…

Il y a quand même quelques phrases piquantes qui ont dû faire mal effectivement.

Oui c’est vrai. Mais donnant-donnant j’ai envie de dire ! (rires) En réalité ce que je vois dans les collectifs que je traverse depuis longtemps, féministes, antiracistes, transpédégouines, c’est justement la blessure de cette violence patriarco-coloniale et le besoin incroyable de soin. La psychanalyse n’est pas capable de ça. 

On parlait de Frantz Fanon : je dirais justement qu’il existe une autre tradition de la psychanalyse avec François Tosquelles, qui était son élève, et dont Félix Guattari et Jean Oury seront les élèves. C’était un moment de très grande politisation de la psychanalyse. Aujourd’hui, on est loin, mais loin, de cet enthousiasme politique ! On est rentré dans un moment de normalisation terrifiante… Les voix que l’on entend sur les questions d’homoparentalité, de transsexualité, crient à la psychose, au danger pour les enfants, etc… La psychanalyse n’est pas mon travail, moi je dis simplement à mes ami·e·s psychanalystes : c’est le moment de rentrer, vous aussi, en mutation. Parce qu’on est dans un moment très important. On devrait se sentir totalement heureux·ses de vivre un moment comme celui-là. Historiquement, je pense qu’on n’en trouverait pas beaucoup de semblables, c’est-à-dire un moment où des centaines de milliers de corps qui ont été construits en tant qu’objets de la violence patriarco-coloniale – femmes, enfants, personnes racisées, considérés comme handicapés – vont s’élever et dire stop.

Avec Black Lives Matter, on assiste déjà à la convergence des traditions féministes et noires. (…) Queeriser le mouvement noir, décoloniser le mouvement gay…

Paul B. Preciado

C’était la conclusion de votre première conférence à Pompidou : vous appeliez à créer un Parlement des corps minorés. Vous appeliez à une forme de solidarité transcendante, d’unité entre les différentes luttes. Est-ce qu’on manque de mots pour justement donner corps à tout ça ? L’identité et l’identification à un groupe restent le fondement des mobilisations militantes. 

Oui, jusqu’à maintenant on a conçu toutes les luttes politiques en termes d’identité, y compris dans le féminisme. Si vous pensez aux suffragettes, c’était déjà identitaire, il fallait être femme pour le faire. Les féministes ont donc accompli un énorme combat, mais les hommes sont restés comme en dehors, et ils s’en sont protégés comme d’une pluie. La même chose est arrivée avec le mouvement homosexuel, on avait l’impression que ça ne vous concernait que si vous étiez gay, et pas si vous étiez hétérosexuel. Pour moi, d’un point de vue philosophique, c’est la différence-même entre homosexualité et hétérosexualité, entre masculinité et féminité, qu’il faut réfléchir. 

Il y a une autre possibilité, de déconstruction à la Derrida, ou de destitution si vous êtes d’une lignée plutôt anarchiste : dire tout d’un coup « Non, on ne croit pas à cette taxonomie qui rend compte de qui nous sommes ! » Pour moi, la beauté de ce qui se passe maintenant avec la nouvelle génération, c’est ça. Dans ce sens, je me sens plus proche de vous que de ma génération à moi qui était très « politique de l’identité ou rien ». Ce qui se passe maintenant c’est que ce qui nous intéresse le plus, c’est la transformation elle-même.

Maintenant, bien sûr que dans des moments comme Black Lives Matter, il faut passer par des politiques de l’identité. Et bien au contraire, ces moments d’identité, je pense qu’il faut les vivre comme une espèce de fête politique collective. Il faut se dire « Oui, il faut honorer la culture noire parce que c’est une culture de résistance et de survivance incroyable. » C’est ce qui me plaît, qu’on se rassemble collectivement pour épauler la culture noire jusqu’au bout. Tout comme on a vu émerger la voix des femmes violées, agressées sexuellement. C’est unique, ça doit être entendu et ça ne peut pas être balayé parce qu’à chaque fois ça parle de violences spécifiques qui nous informent sur l’infrastructure-même et sur des mécanismes de contrôle et de pouvoir. Ça indique là où il va falloir agir. Il y a une grande subtilité, il va falloir faire cette révolution, et quelque part elle va traverser les corps et les désirs, la subjectivité tout entière.

Mais comment résumer cette intention de convergence complexe en discours politique ? On est parfois à l’étroit dans le fait de parler de solidarité et d’allié·e·s.

En vérité, avec Black Lives Matter, on assiste déjà à la convergence des traditions féministes et noires. Les fondatrices du mouvement sont des lesbiennes féministes. Notre représentation politique traditionnelle nous force à nouveau à voir cela en termes de mouvements « des noirs », comme un mouvement seulement de représentation. Mais il est très important de voir comment le mouvement s’est constitué aux États-Unis et comment il a grandi en France. Des femmes comme Françoise Vergès, Fania Noël, des féministes noires, sont là. En réalité, tout est déjà imbriqué.

Comment elles sont représentées politiquement, c’est ça le problème. Une des choses qui m’a surpris à la manifestation du 2 juin, qui n’était pas le cas de celles en banlieue, c’est qu’il y avait autant de filles que de garçons, de gens queer… Comme pour le 8 mars. Cette manifestation porte en elle cette convergence. La question, c’est comment on va être capable de l’articuler. Queeriser le mouvement noir, décoloniser le mouvement gay… et du coup il nous faut ce Parlement des corps. Pendant la période du confinement, la fermeture de toutes les institutions, dont l’école, a acté leur collapse. Or, c’était des moyens très patriarco-coloniaux d’apprendre l’histoire et la littérature… Donc quelque part il nous faut de nouvelles institutions. 

Se pose alors la question des (nouveaux) espaces de rencontre…

C’était le rêve utopique dont je faisais part lors de ce séminaire à Pompidou : penser un forum, un lieu où débattre, dans lequel chacun·e apporte ses traditions, ses généalogies… C’est une tâche passionnante et complètement à faire. Bien sûr, le mouvement contre-révolutionnaire, de Trump, Bolsonaro et des autres, va durer encore un peu dans les prochaines années, mais je pense qu’on vit un changement de perspective comparable à la découverte que la Terre est ronde par Galilée. C’est pour ça que les questions sur la grammaire et le langage sont importantes. Il arrivera un moment où on va percevoir la réalité différemment. C’est pour ça que la psychanalyse est importante. Elle s’arroge, se donne le pouvoir de capturer la totalité de l’appareil désirant. Je trouve que c’est très important d’extraire le désir de cette captation, parce que c’est avec ce désir-là qu’on va pouvoir faire la révolution. 

Une séance dans un collectif drag-king ou une colonie d’été dans un campement décolonial est mille fois plus intéressant que d’aller dix ans en psychanalyse.

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Paul B. Preciado

Est-ce qu’il y a d’autres traditions ou cultures dans lesquelles vous trouvez l’inspiration pour penser le genre autrement ?

Absolument, mais je ne suis pas anthropologue, il y a des gens qui connaissent ces questions beaucoup mieux que moi. Plutôt que de me représenter un ailleurs, je dirais que je me suis spécialisé dans comment voir ces traditions à l’intérieur de nos sociétés. Ce sont les traditions minoritaires. À chaque fois, je suis émerveillé. Comment Gertrude Stein a pu écrire ? Comment Virginia Woolf a pu écrire ? Comment c’était possible, dans un tel contexte d’effacement institutionnel du savoir des femmes ? Si c’est difficile aujourd’hui, comment c’était au XIXe siècle ? Je sens malgré tout un lien très fort à cette généalogie de résistance. C’est plutôt là que je m’inscris. Même si c’est vrai que, dans ce moment de changement de paradigme, s’intéresser à toute autre tradition alternative, que ce soit celles des peuples indigènes ou des cultures pré-colonisation en Afrique (qui comptaient plus de deux genres), est intéressant. Elles montrent bien que c’est possible d’organiser des institutions au-delà de la binarité du genre ou de la race. 

Ça me semble important parce que la race et le genre ont été tellement inscrits dans nos corps par des technologies de contrôle que ça semble naturel. La race est une technologie de contrôle qui a été développée pendant l’épisode de colonialisme capitaliste. C’est la même chose avec la différence sexuelle. Ce qui m’intéresse, c’est de me demander : qu’allons-nous être collectivement ? Que serions-nous si nous n’étions pas formé·e·s par des technologies de pouvoir patriarco-coloniales ? Comment allons-nous désirer ? C’est fascinant, tout le projet d’émancipation de la liberté est là.

Toujours dans votre conférence, vous évoquez vos différentes expériences de psychanalyse. Est-ce que vous auriez une sagesse à transmettre aux jeunes monstres en recherche de soin ? 

Il faut d’abord dire que je ne suis pas allé en psychanalyse parce que je le voulais. Voilà ce qui s’est passé tout simplement : quand j’étais enfant, comme j’habitais dans une petite ville très catholique, quelqu’un a appelé chez mes parents, a dit à ma mère « Votre fille est lesbienne » et a raccroché. Par la suite ça a généré une espèce de catastrophe familiale. Ma mère a consulté l’école qui lui a conseillé la psychanalyse. Donc c’était vraiment dans une idée de correction, de normalisation. Pour mes parents, c’était comme m’aider quand même, dans quelque chose qui pour elleux était une maladie. Puis je suis allé aux États-Unis, où le féminisme avait pris la route de la psychanalyse autour des écrits d’Hélène Cixous, de Luce Irigaray, de Julia Kristeva, y compris de Judith Butler à un moment. Elle a aussi été très lectrice de Lacan. J’ai beaucoup étudié la psychanalyse et j’étais aussi analysé, parce que ça faisait partie des pratiques. Après, je dirais que je suis boulimique des technologies de subjectivité. J’ai fait de la psychanalyse kleinienne, jungienne, guattarienne… 

Bref, déjà, faire une analyse, c’est un privilège, quand ce n’est pas un projet de normalisation forcé. C’est un temps tarifé, dédié à l’exploration de l’infrastructure de la conscience, donc je trouve que c’est un privilège. Mais c’est au cours de tout cet ensemble d’analyse, et par mes propres lectures, que j’ai compris comment fonctionnait le dispositif psychanalytique et donc la difficulté à accepter que je me foute totalement de mon genre.

J’ai plein de problèmes dans la vie, mais mon genre n’est pas un problème. Par contre, ça pose plein de problèmes aux psychanalystes. C’est la même chose avec la sexualité. J’ai été avec des filles, des garçons, avec tout, et je m’en foutais. Mais ça posait aussi beaucoup de problèmes à la psychanalyse. « Est-ce que vous êtes une vraie lesbienne ? » Et après quand on devient trans, on devient quoi ? Hétéro ? Tout ça est totalement ridicule. C’est à ce moment que je me suis rendu compte que malgré la volonté de transformation de la psychanalyse, c’était une discipline très très limitée. Pour moi, une séance dans un collectif drag-king ou une colonie d’été dans un campement décolonial était mille fois plus intéressant que d’aller dix ans en psychanalyse. Parce qu’en fait la psychanalyse récolte ce qu’elle cherche. Et votre père, et votre mère ? Et le pénis ? Vous en avez un ? Ça ne m’intéresse pas, c’est pas la question. Deux séances de techno-chamanisme, et on est mille fois plus avancé·e. (rires)

Vous écrivez au tout début de votre livre que vous faites de votre corps un spectacle. Nous sommes beaucoup à bénéficier des lumières de ce merveilleux show, mais n’est-ce pas une posture aliénante parfois pour vous ? 

Nooooon. Quand j’écris cela, c’est que de toute façon quand on est trans et que l’on prend la parole publiquement…. On a longtemps cru que la philosophie, c’était toujours de mettre la Raison devant les corps, et on avait l’impression que les philosophes n’avaient pas de corps. Là, que le corps soit au centre de ce récit philosophique me semble très important. Ça relève bien sûr d’une fiction politique, mais le corps c’est ça aussi. Il est construit comme une fiction politique. Donc au contraire, cela me procure une énorme joie. C’est peut-être ma dimension pornographique, mais c’est aussi une manière de collectiviser son corps. Dans notre tradition occidentale, le corps des femmes et des minorités doit rester caché. Là c’est le contraire. Mon corps est construit par toutes ces lectures croisées et il se déploie plus que ce que mon pauvre corps pouvait souhaiter.

Avec tout ce que vous avez pu traverser de dur, vous avez une belle puissance de vie.

Mais pas tous les jours. Il faut le savoir parce que sinon on a l’impression que je suis tout le temps super enthousiaste. J’ai aussi eu de grands moments de détresse. Mais c’est comme dans cet article (« Nous étions sur le point de faire la révolution féministe », ndlr) où je parlais de la chaîne trophique, ça dépend de quoi on se nourrit et comment. Du coup, tout est une question d’énergie. La joie s’apprend aussi. La joie c’est une technologie de vie. Et aussi, la joie est une technique de résistance. Si beaucoup de gens ne sont pas en joie, c’est bien aussi. Ce qui me fait peur simplement c’est la manière sournoise dont l’apathie est peut-être la forme la plus ultime de la capture néolibérale. Face à ça, l’utopie est nécessaire. Elle peut être musicale, poétique… C’est là que l’art est fondamental pour moi, en tant que rempart à la tristesse. Parce que l’art, c’est toujours une stratégie de la joie.


Le séminaire « Une histoire de la sexualité » reprendra le week-end du 16 au 18 octobre 2020 au Centre Pompidou.

Photo à la une : © Marie Rouge

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