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Laurène Marx : « la provocation, c’est créer une étincelle dans l’esprit de l’autre »

Laurène Marx : « la provocation, c’est créer une étincelle dans l’esprit de l’autre »

C’est une voix incontournable du théâtre contemporain et elle est véner. Il y a de quoi. Femme trans non-binaire, lesbienne et neuroa, Laurène Marx est viscéralement en lutte. Entière en interview comme sur scène, elle dit tout, sans détours et souvent avec humour. Entretien fleuve.

On l’a vue pour la première fois sur la scène du théâtre de la Villette avec Pour un temps soit peu. Seule au plateau, la verve de Laurène Marx embrase l’espace et le public. Son adresse est urgente, crue, elle dit tout des violences que subissent les femmes trans. En voyant cette révoltée incandescente vivre son texte, il est difficile d’imaginer comment une comédienne cisgenre a pu envisager de le jouer à sa place. La bataille suscitée par ce projet d’adaptation aura eu le mérite de propulser l’autrice littéralement sur le devant de la scène. En avril, elle jouait son troisième spectacle Je vis dans une maison qui n’existe pas à Paris, une performance sur les troubles psy. Si tout ce que raconte Laurène Marx est éminemment intime, son dossier de presse ne dit pas grand-chose d’elle. Tout juste, on apprend que l’autrice et performeuse a arrêté l’école à 16 ans pour écrire. Elle égraine plus d’infos sur son compte Instagram, entre deux critiques de film assassines. On l’a rencontrée sur la terrasse du Théâtre Ouvert pour évoquer son parcours, sa vision du spectacle et ses luttes. 

Manifesto XXI – Est-ce que tu peux me parler du processus d’écriture de ce spectacle ?

Laurène Marx : On devait faire un autre spectacle, et on n’a pas pu. Je vis dans une maison était un peu un texte de remplacement, mais je ne voulais pas faire ça. Parce que je trouve que la forme du spectacle est élitiste, elle n’est pas accessible créativement. Si tu émerges là maintenant et que tu veux faire un spectacle, ce n’est pas possible. On te demande d’avoir déjà fait tes preuves et machin… Moi, je suis ultra privilégiée, j’ai débarqué comme une roquette et ça s’est bien passé. Mais je pense un peu à celleux qui galèrent… Puis il y a un truc qui m’énerve : des pros qui sont venu·es voir Je vis dans une maison, m’ont dit qu’ils « préfèrent ça ». Moi je ne vais pas chez eux regarder leurs enfants et dire : « Je préfère le deuxième, mais attention il ne faut pas le prendre mal… » (rires) 

Je milite pour démocratiser une forme micro-voix comme celle de Pour un temps soit peu. Ce que tu bosses, c’est le jeu, la présence, et le texte, évidemment. Là, du coup, je me retrouve à faire un spectacle difficile à imaginer même pour moi. Si tu enlèves le son, la lumière et tout ça, je ne sais pas s’il tient. Donc, je ne sais pas quoi penser, parce que c’est contre mes principes… Je ne veux pas qu’il y ait trop d’intermédiaires, parce que ça rajoute de l’argent. Et si ça rajoute de l’argent, ça rajoute des jeux de pouvoir, ça rajoute de la demande vis-à-vis des pros et des rapports qui peuvent parfois être malsains… Ça rajoute des attentes, en fait. 

Voir Alok [Vaid-Menon], ça a changé ma vie. C’est pour ça que je joue autant Pour un temps soit peu. Parce que si quelqu’un·e a changé ma vie, peut-être que je peux faire ça pour quelqu’un·e d’autre. 

Laurène Marx

Tu décris Pour un temps soit peu comme du « stand-up triste », ça veut dire quoi ? 

Le stand-up, c’est une culture de la vanne très précise, où en gros, tu as ta construction et il faut que ça chute. Le stand-up triste, c’est quand tu as des vannes, et que tu alternes avec ce que certains interprètent comme une théâtralité ou un lyrisme, et tu te permets de ne pas être obligé·e de faire rire. J’ai un peu connu le milieu du stand-up, c’est très dur et extrêmement cruel. 

Tu as commencé par du stand-up classique ? 

Oui, c’était mon rêve. Mais j’ai tout de suite vu que ça n’allait pas le faire pour moi. Pour plein de raisons, hein. Parce que c’était extrêmement raciste, sexiste, LGBTphobe… C’est marrant parce que j’étais moins politisée à ce moment-là, mais j’étais mal à l’aise de certaines blagues. 

On vit dans un monde en flammes. Je suis obligée d’avoir un avis radical, et je sais que je suis insupportable parfois.

Laurène Marx

Tu as créé quelque chose de très fort, ta présence au plateau marque. Qui sont les personnes dont le travail de la scène t’inspire ? 

Alok Vaid-Menon [ndlr, artiste militante trans non-binaire américaine]. C’est même plus qu’une référence. C’est la personne qui m’a fait dire que je ne pouvais pas continuer comme ça : Pendant quinze ans j’ai travaillé mon style, mais du coup, il n’y avait pas vraiment de fond [à mes textes]. Alok, c’est le déclic. D’un coup il faut que ce soit politique, le monde est en flammes. Et je suis minorisée depuis très longtemps en vrai. J’ai subi beaucoup de psychophobie, de validisme et de transphobie, mais je n’en avais pas conscience. Je ne connaissais pas les mots, en fait. J’ai vécu longtemps sans les mots. Tu vois, ça, c’est un vrai truc. Je milite un peu pour qu’on ne soit pas tout le temps en train de parler en jargon, mais en vrai, quand j’ai vu le mot validisme [la première fois]… 

En plus, Alok c’est une femme avec une barbe. Au début, je n’étais pas qu’émerveillée, j’étais un peu choquée. J’étais comme : « Mais quoi ? Nous, on se fait chier à faire du laser, et tu as des femmes comme ça ? » C’est fou, parce que je suis tombée sur elle par hasard à la Mutinerie avec ma copine de l’époque. Je faisais ma transition un peu au talent, comme je pouvais. Je ne connaissais pas les trucs, je ne lisais pas les bons livres… Et voir Alok, ça a changé ma vie. C’est pour ça que je joue autant Pour un temps soit peu. Parce que si quelqu’un·e a changé ma vie, peut-être que je peux faire ça pour quelqu’un·e d’autre. 

© Lou Respinger


À propos de Pour un temps soit peu encore, quelles discussions ce spectacle a-t-il amené avec ton public trans ? Comme tu y parles de choses très dures, tu as dit que tu ne savais pas s’il fallait le recommander à des femmes trans. 

Je ne sais pas… Je sais pas dire combien j’ai d’ami·es trans, et ça me regarde. Par contre, je reçois beaucoup de messages. Je pense que je dois irriter, des fois. C’est pathologique chez moi, je suis très péremptoire. Et je peux pas m’actionner autrement. Je peux pas venir, jouer, et dire que « ce n’est que mon avis ». On vit dans un monde en flammes. Je suis obligée d’avoir un avis radical, et je sais que je suis insupportable parfois. Mais je pense que même avec celles qui m’aiment pas, on a ce truc-là d’adelphité, de solidarité. Moi, il y a plein de trans qui m’énervent, pourtant je sauterais dans un immeuble en feu pour elles. Bon, je le ferais pas pour tout le monde. Mais on a ce rapport très particulier entre nous… Mon but, dans tout ce que j’écris, c’est que ce soit toujours un peu inacceptable. C’est-à-dire, je cherche toujours la théorie qui va le plus loin possible. Pour un temps soit peu se finit comme ça : ce que les chirurgiens font [des meufs trans], c’est qu’ils nous construisent des poupées gonflables vivantes. Il y a des degrés, y a des gens qui comprennent que c’est une vanne qui n’en est pas vraiment une.

Avec Je vis dans une maison, je suis en train d’ouvrir un truc, parce que t’as une personne trans qui vient parler de neuroatypie. D’habitude, les personnes trans ne viennent parler que de trucs trans. J’ai une pièce qui s’appelle Je viens vous chercher qui va arriver et c’est sur la vie d’une pote, qui est une meuf cis. J’ai hésité plein de fois, parce que par exemple il y a une scène d’avortement dedans et pour le coup, ça ne me concerne pas, même si j’ai vécu avec des copines que j’ai accompagné. Mais ce sera ça la prochaine étape, la meuf trans qui joue la meuf cis. Je suis en train de le processer, mais je vais le faire. Parce que ça n’arrive jamais. Hunter Schafer commence à le faire en Amérique mais c’est extrêmement rare. 

Tu joues beaucoup sur cette tension entre humour et tragique.

En permanence, et tu sais pourquoi ? Parce qu’en arrivant dans le stand-up, je pensais que les gens étaient débiles. Je suis une plouc de la campagne qui sait rien sur rien mais je pensais être beaucoup plus intelligente que tout le monde. En fait, je connaissais pas mes origines sociales. Donc, quand t’as compris que les gens sont pas cons, tu fais des constructions en faisant confiance aux gens. Tu vas dans l’inacceptable, et puis surtout tu laisses chacun faire son interprétation. Tu vois, tous ces connards de mecs comme Gainsbourg qui croient qu’on peut rire de tout, c’est pas des vrais. La provocation, c’est créer une étincelle dans l’esprit de l’autre, c’est-à-dire faire en sorte que l’autre se dise « Je sais pas si je suis d’accord avec toi, mais je pourrais l’être et je vais prendre le temps. » Ça, c’est une énorme provocation. En fait, on est entouré de gens complaisants, qui ne savent pas faire rire. Comment faire réfléchir la personne en face ? Ça c’est poétique. Avec les constructions lentes, t’es très satisfait·e quand la vanne arrive parce que tu m’as accompagnée dans la construction. Hannah Gadsby fait ça très bien, et elle l’explique merveilleusement bien en plus. 

Je continue de dire des dingueries et je vois comment les gens réagissent. Parce que je pense que vexer trois bourgeoises c’est pas grave si à côté tu libères cinq cent cassos.

Laurène Marx

À 16 ans, qu’est-ce qui fait que tu es convaincue que ta voie est dans l’écriture ? Malgré le manque de mots.

(souris) Et alors que j’étais médiocre en classe ? Je le dis souvent, je pense pas que j’étais prodigieuse mais j’étais précoce, j’avais des capacités cognitives très hautes. J’ai grandi chez les obscurantistes mais je lisais énormément. Mon père venait de la misère, il s’était un tout petit peu hissé socialement et il y avait des livres chez moi. Donc, j’avais un vocabulaire de ouf, des capacités de ouf mais aucune capacité académique. Donc impossible d’écrire une histoire, c’était tragique. C’est comme ça que je suis arrivée au théâtre : pendant des années j’étais dans les méandres de la narration impossible et d’un coup je me rends compte que je parle bien, que j’ai un sens du langage et je me mets à bosser. 

Je ne suis pas Alice Zeniter, par contre je peux créer de la musique en parlant mais ça m’a pris pas loin de dix ans pour réaliser ça. Parce qu’avant d’arrêter l’école je me suis dit que  j’allais écrire des romans, comme c’est la forme maîtresse. C’est de la connerie, je suis pas douée mais je fais que ça. Je fais des chantiers, des petits boulots. J’étais dans ce truc d’écriture très romanesque, un truc très masculin d’ailleurs. Des années plus tard, j’ai découvert que Henry David Thoreau, qui est allé dans les bois pour être contre le système, en fait il en sortait pour que sa mère lui lave son linge ! J’ai découvert qu’en fait Jack Kerouac était financé par sa mère, il allait lui demander de l’argent… Mes héros d’enfance, Hemingway était un immense misogyne, et Scott Fitzgerald était un violeur. Il a traité Zelda comme de la merde… On le sait pas ces choses-là et pour tout ça, je remercie tellement les féministes avec qui des fois on me reproche de manquer de sororité. Mon monde n’est composé que de femmes donc en fait qui je critique ? Je remets en question la sororité des gens qui m’entourent, des gouines blanches. Je suis obligée de dire qu’il faut que la représentation [lesbienne et féministe] soit plus vaste, que vous êtes dans votre monde entre vous. 

La force de Je vis dans une maison qui n’existe pas, c’est que ça ne parle pas des troubles psy, ça les montre.

Laurène Marx

Toujours à la représentation de Pour un temps soit peu à laquelle j’ai assisté, tu as envoyé une pique aux gouines blanches « en Stan Smith » avec qui tu as peu de choses en commun.

C’est aussi un post instagram qui m’a coûté Adèle Haenel. On devait faire un truc ensemble, elle n’a pas aimé cette vanne, ça ne s’est pas fait. Mais moi en fait je continue de dire des dingueries et je vois comment les gens réagissent. Parce que je pense que vexer trois bourgeoises c’est pas grave si à côté tu libères cinq cent cassos. On me dit tout le temps que je me sabote, mais moi je vois à qui je fais du bien et c’est des gens que personne ne voit. Moi on m’a vue quand j’ai dit qu’on ne me prendrait pas Pour un temps soit peu, qu’il y avait que moi qui pouvait le faire. Ça a changé ma vie. C’est pour ça que je dis toujours aux gens de lire leurs textes, même mal, il ne faut pas les laisser aux acteurices. Parce que vous allez prendre le risque de ne pas apparaître. C’est pas un vrai métier, auteur·ice de théâtre. Il faut être là. Moi je savais que j’allais être une rock star, que j’allais créer un personnage, parce que j’ai aucun problème avec ça. Je viens d’une dynastie de travelots, de gens qui ont plusieurs visages. En plus, ça va avec ma psychiatrie.

Dans Je vis dans une maison, tu parles de la nuit à un moment et tu revendiques d’appartenir à des dynasties de travelots, de drag queens et de putes. La nuit, ça a été important pour toi ?

Non, ça l’a jamais été. Il y a une imagerie par contre. Les travelots m’ont fait transitionner oui. J’ai tout ressenti face à eux. Les gens de RuPaul’s Drag Race (la saison de Bianca Del Rio) m’ont sauvé la vie. Je regardais, et à force d’épisode en épisode, j’étais dans ce truc de trans, comme quand tu es basée avec une meuf : tu te demandes si tu veux être elle ou si tu veux être avec elle ? Donc oui, là, c’est un hommage, mais moi, je n’ai pas fait la fête.

Dans ton travail, il y a une réflexion autour de ce qu’est vraiment la compréhension. Sur le fait d’accepter qu’on ne peut pas vraiment comprendre des choses qu’on n’a pas vécues, mais qu’on doit avoir de l’empathie malgré tout. 

Ouai, c’est des obsessions, ça. 

En fait, je suis en colère qu’on m’ait à ce point “amortie” comme disent les Belges. Qu’on m’ait bourrée de médocs, alors qu’il aurait suffit que quelqu’un·e pose une vraie question.

Laurène Marx

Pourquoi est-ce si important de parler de compréhension pour toi ? Est-ce ton moyen de garder espoir dans « un monde en flammes » ? 

C’est pour être sûre que quand j’ai fini de jouer, j’ai fait de mon mieux. Mais en même temps, je suis un peu terrassée par la bêtise des gens parfois. Par exemple, hier on m’a dit la pire chose qu’on m’ait jamais dite après la sortie d’un spectacle. Pourtant, on me fait tout, les gens viennent me voir et me disent « T’es très beau ». Ça, c’est permanent. Mais donc hier, il y avait un groupe de meufs, qui me font des compliments, et me demandent comment j’ai fait pour écrire « tout ça » ? Tout de suite, elles me coupent la parole en disant : « Vous êtes plein dans votre tête, de toute façon ». C’était pas encore assez glissant pour que je m’en aille, mais quelle remarque idiote. Et quand je suis fatiguée, je regarde plus les gens dans les yeux et je piétine pour me concentrer. Là, une des filles me dit : « Ah ! On est encore dans la mise en scène. » Ça, c’est tragique, d’avoir travaillé si dur, pour être comprise, et… non. 

La force de Je vis dans une maison qui n’existe pas, c’est que ça ne parle pas des troubles psy, ça les montre. C’est comme ça que je suis, c’est comme ça que je vis, et j’ai aussi cette gestuelle-là. J’aurais pas fait cette pièce si j’étais pas comme ça dans la vie. Mon but, c’était qu’on voit une texture qui est rarissime : quand t’as des pièces sur les personnes autistes, c’est jamais des autistes qui jouent. Pareil pour les films. Si les gens pouvaient faire des pièces sur les trisomiques, et foutre des masques de trisomiques, iels le feraient mille fois. 

Il y a un propos anti-psychiatrie dans la pièce, quel a été ton parcours ? 

Il est… triste. Je me suis mise très tôt à faire des crises de panique et de larmes en cours, et c’est mes parents qui m’ont amenée voir des spécialistes, alors que c’était elleux qui me tabassaient. Et j’ai grandi dans une secte de pédophiles. C’est ça, mon parcours. J’étais face aux docteurs, qui me posaient des questions avec mes parents à côté. La fois où j’ai dit qu’iels me tapaient, mon père c’était Tintin. Sa pupille est devenue noire : (mime la scène, prend une autre voix) « On t’a jamais tapé dessus, n’importe quoi ! »… Alors qu’il y avait toute une organisation de la violence chez moi, avec des bâtons, des martinets au mur… Ce qui est terrifiant c’est que je ne savais pas que c’était de l’abus, que c’était une secte. J’ai vécu une vie cloisonnée et à 13-14 ans je prenais des neuroleptiques. J’étais droguée, quoi. En fait, je suis en colère qu’on m’ait à ce point “amortie” comme disent les Belges. Qu’on m’ait bourrée de médocs, alors qu’il aurait suffit que quelqu’un·e pose une vraie question. Parce que de moi-même, je n’aurais jamais pu dire… Je suis allée voir des psys pendant des années, et soit je mentais, soit je ne savais pas quoi dire. Même l’homosexualité ça n’existait pas. Je savais que j’avais un problème avec les hommes mais je savais même pas ce que c’était l’homosexualité refoulée. 

C’est pour ça que je veux travailler sur les abus faits aux enfants. Je veux qu’on arrête avec ces imageries pédoporno comme Poor Things, qu’on arrête de filer la tune à ces mecs… Tu vois, Christine Angot, on l’a faite passer pour une folle pendant des années, alors que la meuf a porté ses couilles sur tous les plateaux, pour dire « J’ai été abusée, j’ai écrit des trucs, et vous vous foutez de ma gueule ? » Moi, j’ai grandi avec ça, Christine Angot qui se faisait victimiser et Zemmour à la télé…

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Mais je n’ai pas envie d’arrêter d’être en colère. J’essaie d’être moins violente, mais pas moins en colère. C’est la violence le problème, pas la colère. 

Laurène Marx

Au moment où tu dis avoir été battue par ton père, les lumières se baissent. Tu voulais un moment d’intimité par rapport au public ?

Oui, je pense… Je ne me suis quand même jamais épargnée. Je n’étais pas sur scène avant. Du coup, je me suis retrouvée sur scène à reparler vraiment de tout, quoi. Et là, je me suis dit que c’était bien de s’éloigner… Je n’ai jamais parlé de ça. Je ne parle pas de mon daron à qui que ce soit, je n’écris pas sur lui. Et là, j’avais ce texte et je l’ai rajouté. Je ne sais pas pourquoi je me suis dit qu’il fallait en parler.

C’est marrant d’avoir un peu de pudeur, alors que j’ai fait un commerce de ne pas en avoir. Je n’ai pas d’inhibiteur social, donc j’en ai rien à foutre. Je suis entourée de personnes, de femmes, qui sont sans arrêt dans le contrôle de leurs paroles, du volume de voix, de toutes ces choses-là… Moi, même si je sais que je ne suis pas considérée comme une femme par tout le monde, je milite pour une certaine brutalité dans la féminité. 

Il faut « faire acquisition » de la neuroatypie, la revendiquer. Un esprit comme le mien c’est précieux, parce que c’est une somme de hasard. Je ne crois pas au talent. Moi on m’a matraquée et je me suis mise à voir des choses.

Laurène Marx

Comment gères-tu ta colère au quotidien ? Qu’est-ce qui peut la déclencher ? 

Je vieillis, donc à la longue, j’ai identifié des éléments. Mon truc, c’est de rester seule comme ça je ne me mets pas en colère. Quand je vois des gens, j’essaie de leur faire du bien, tu vois, d’avoir un espace. Mais je suis très souvent seule, parce que quand tu as des problèmes de gestion de la colère et qu’en plus, t’es trans, le monde n’est pas avare en provocation. Du coup, vu que je suis une brute de politique, qui ne pense qu’à ça, j’ai plein de petites stratégies. 

Sortir la nuit, en l’occurrence [j’évite]. Il y a des choses liées à la nuit qui sont [un trigger]. J’ai été polytoxicomane toute ma vie. J’ai beaucoup bu, j’ai été accro à la coke, ça a failli me tuer. Donc, tu vois, sortir de la colère, c’est sortir de toutes ces choses… En fait, le système est conçu pour garder les pauvres dans la colère. L’alcool, la clope et la drogue, c’est pour tuer les pauvres. Les bourges qui prennent de la coke c’est pas pareil. Et puis si tu es neuraotypique… C’était très ravageur pour moi, la coke. Je pense que j’étais terrifiante, en plus. Ça a fait le vide autour de moi. Je gère ma colère en choisissant mon entourage et en me sentant utile, ça me détend. Je prends de plus en plus de personnes jeunes dans mon équipe et me dire que je peux faire sortir des gens de la précarité, ça m’apaise. 

Mais je n’ai pas envie d’arrêter d’être en colère. J’essaie d’être moins violente, mais pas moins en colère. C’est la violence le problème, pas la colère. 

Tu disais tout à l’heure qu’une des forces du spectacle Je vis dans une maison c’est de mettre en scène un personnage trans neuroa, d’ouvrir cette porte pour d’autres. Quel lien fais-tu entre ces deux conditions ? 

Il y a des gens qui en parlent mieux que moi, mais les liens sont réels. Il me semble que c’est acté maintenant qu’une grande partie des causes de la neuroatypie sont environnementales, et pas génétiques. Donc on est plus sujets à ce que des troubles de l’attention se déclenchent. Moi je ne sais toujours pas si je suis borderline ou autiste… On est un peu coincé·es, on se fait des blagues entre nous, mais c’est un humour ravageur. On a été médicalisé·es et pénalisé·es pendant des années, mais au moins quand c’était une maladie mentale d’être trans on était remboursé·es ! Maintenant qu’on est validé·es, on ne peut pas trop parler librement d’être fou·folle parce qu’on est considéré·es comme fou·folle de base, parce qu’on est trans.  

C’est parce que les gens pensent encore pouvoir nous soigner que des lois sont en train de passer pour interdire les transitions des mineur·es ! C’est terrifiant. Du coup il faut « faire acquisition » de la neuroatypie, la revendiquer. Un esprit comme le mien c’est précieux, parce que c’est une somme de hasard. Je ne crois pas au talent. Moi on m’a matraquée et je me suis mise à voir des choses. J’ai un prisme particulier, il faut le revendiquer. Je ne le dis pas assez dans ce spectacle, j’ai mis longtemps mais je suis fière d’être comme ça. Parce que ça paye mon loyer maintenant. Pendant des années ça m’a mise à la rue et dans des situations pas possible, mais maintenant ma folie est valorisée. C’est bien, mais c’est quand même fou ce que peut faire l’art. Parce que les bourgeois qui me valident maintenant, ce sont elleux qui m’ont mise de côté pendant longtemps. Parce qu’iels ont peur des fous·folles. 

Donc il y a un sens de la fierté en commun ?

Oui, fierté.


Je vis dans une maison qui n’existe pas, durée 1h
Texte et mise en scène : Laurène Marx
Collaboration artistique : Fanny Sintès
Production : Compagnie Je t’accapare / Bureau des Filles

Tournée
Festival Chahuts – TNBA – CDN Bordeaux le 14 juin 2024
Festival de la Cité – Lausanne les 6 et 7 juillet 2024
Far Festival – Nyon du 14 ou 15 août OU 15 et 16 août 2024
Théâtre Sorano – Toulouse les 22 et 23 novembre 2024
Théâtre National de Strasbourg du 2 au 6 décembre 2024
Université de Lille du 12 au 14 mars 2025
Le Quai – CDN Angers les 29 et 30 avril 2025

Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut
Image à la Une : © Lou Respinger

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