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Survie ou privilège ? L’impossible (self)care en confinement

Survie ou privilège ? L’impossible (self)care en confinement

Nina Richard Manifesto 21
La crise sanitaire du Covid-19 nous a exhorté·es avec toujours plus de véhémence à prendre soin de nous. Pourtant, le confinement s’est vite révélé être un accélérateur d’inégalités, dans lesquelles on retrouve la même injustice des rôles qu’en temps normal : les populations déjà fragilisées sacrifiant souvent leur survie économique, leur santé mentale et physique (voire leur vie), à s’occuper des autres. À l’aune des notions militantes de care et de self-care, cet épisode interroge sur ce que signifie le soin de soi à l’échelle d’une population.

Être « douce, sensuelle et zen ». Comble de l’indécence des médias qui nous ont dépeint un confinement régénérant et productif à l’enseigne d’une idée du care très tendance… Voilà à quoi nous invitait le numéro « #RestezChezVous » de Madame Figaro du 10 avril dernier. Derrière cette glamourisation de la quarantaine, les questions du soin – celui qu’on donne aux autres, mais aussi celui qu’on s’accorde à soi-même – doivent être ré-interrogées. Qu’est-ce que ça veut dire, prendre soin de soi ou d’autrui, en plein cœur d’une crise sanitaire ? Loin d’être accessible à tous·tes, le soin semble faire partie des privilèges d’une certaine partie de la population : celle qui s’est réfugiée dans ses maisons secondaires, celle dont ni la stabilité financière ni la santé mentale et physique n’étaient en jeu. Pour les autres, l’icône douce, sensuelle et zen sera restée de l’ordre du fantasme.

« Nous n’avons jamais été en rupture [de masques] » lance, post-confinement, Emmanuel Macron le 18 mai 2020, alors que l’enquête réalisée par le Syndicat national des professionnels infirmiers montre que 53% des répondants ont « constaté un manque » de modèles chirurgicaux et 81%, de modèles FFP2. Malgré donc des défaillances évidentes sur l’accès au soin et la sécurité de l’ensemble des citoyen·nes, les discours portés par le gouvernement ont laissé entendre qu’il était très facile de faire attention à sa santé, physique et mentale. Pourtant, « face au confinement, on n’est pas logé·es à la même enseigne », comme l’ont prouvé les témoignages recueillis par le projet CONFINÉ·ES ?, lancé par les journalistes Romain Jeanticou et Clémentine Spiler.

Prendre soin de soi : un privilège ?

Dès le début du confinement, les conseils et injonctions ont fleuri pour encourager à vivre cette période sous le signe du « self-care ». Sauf qu’avant d’être une notion marketée pour vendre des bougies et des boules de bain moussant, le self-care est plus qu’un simple temps pour soi. Audre Lorde, poétesse noire, féministe et lesbienne, en donne en 1988, dans son recueil d’essais A Burst of Light, une définition d’un acte politique par et pour les minorités : « Prendre soin de soi ce n’est pas de la complaisance, c’est de la préservation de soi, et c’est un acte de guerre politique. »

Prendre soin de soi, et non pas des autres, n’est alors pas dépeint comme un acte égoïste, mais comme une porte de sortie pour survivre. Selon qu’on est une personne racisée, LGBTQ+, en situation de handicap, précaire et plus largement marginalisée et stigmatisée de quelque façon que ce soit, le self-care peut donc revêtir une dimension profondément politique. « Celui qui ne trouve pas le moyen de se reposer ne peut longtemps survivre au combat » écrivait justement le romancier et militant noir James Baldwin dans son manuscrit inachevé Remember This House.

Lorsqu’on est victime de discriminations systématiques, qu’on n’a pas les mêmes droits que tout le monde, que notre corps est un champ de bataille, « prendre soin de soi » devient « un acte courageux », comme l’analyse encore l’écrivaine féministe Sadie Trombetta : dans les années 60 et 70, ces minorités devaient déjà « commencer par reconnaître qu’elles avaient des besoins, que leurs besoins étaient importants, et que ces besoins méritaient d’être satisfaits, quoi qu’en disent leurs oppresseurs. Prendre soin de soi [self-care] était un moyen de s’éloigner des environnements toxiques, d’admettre la douleur, et de trouver le temps et l’espace nécessaires pour guérir. » 

© Bettina Pittaluga. Sonia & Neïla, Paris, 2020

Pourtant, ce temps et cet espace, que le gouvernement et les médias prennent pour acquis, ne le sont pas. Le confinement s’avère être une charge mentale en plus pour les mères ou une injustice supplémentaire pour les populations déjà précarisées. On ne compte plus les témoignages de harcèlement de rue de ces dernières semaines, parfois même par des policiers en patrouille. Ou les contrôles de police abusifs sur les personnes racisées ou dans les quartiers populaires – preuves de plus, s’il en fallait, de politiques ouvertement racistes, classistes et sexistes que la situation exceptionnelle a exacerbées.

Le self-care semble ainsi avoir perdu de son essence militante et été récupéré comme une énième hype hédoniste, un luxe réservé aux mieux confiné·es. « Le self-care ne se réduit pas à Netflix & chill” » dénonçait déjà la journaliste Jennifer Padjemi en février 2020, pointant du doigt la récupération consumériste de cette notion. Les minorités, toujours préoccupées par l’insécurité économique, policière, mentale et physique qu’elles vivent chaque jour, n’ont ni le temps ni l’énergie de prendre soin d’elles-mêmes à un moment où cela serait pourtant primordial. Pour beaucoup, s’ajoute même cette obligation de se consacrer entièrement, souvent au prix de leur propre santé, aux autres – le self-care s’effaçant volontiers devant l’impérieuse nécessité du care

Care ou self-care : l’impossible choix

« Il faut remettre le soin au centre de l’hôpital, et pas seulement celui réservé aux patient·es : il faut aussi prendre soin des soignant·es » revendique Soumaya*, infirmière diplômée d’État depuis 2013, exerçant dans le département de la Loire. Après des semaines de confinement à jongler entre ses horaires de boulot mais aussi ceux de maman célibataire qui fait l’école à la maison, elle attrape le covid par sa mère venue garder sa fille pour qu’elle puisse aller travailler. Depuis, elle est en arrêt jusqu’à la fin de son contrat. À l’origine « passionnée par la médecine et le prendre soin », elle nous avoue être aujourd’hui « complètement dégoûtée » de ce métier pour lequel elle a sué sang et eau depuis ses 22 ans. Son écœurement est tel que l’heure est à la reconversion. « Je suis déprimée à l’idée de devoir revenir un jour à l’hôpital, c’est une véritable souffrance pour moi. » Après avoir réussi le concours d’entrée en quatrième à Sciences Po, elle prévoit de s’inscrire au chômage pour reprendre des études.

La crise sanitaire a fragilisé des systèmes de soin déjà fragiles et des soignant·es trop précaires et épuisé·es. Aucun repos possible pour elles et eux. Il faut se battre pour ses patient·es, pour sa famille, pour sa sécurité financière et puis, si on a encore la force, pour sa santé physique et mentale. « Je partais au travail la boule au ventre. Pas à cause du covid, mais à cause du métier de soignante que je hais, continue Soumaya. Ce qui m’a aidée à tenir, c’était de me dire qu’à partir de septembre je ne ferai plus jamais ce métier que je déteste. Et j’ai tellement hâte. »

© Jehane Mahmoud, 2020

Dans les années 80, le care est théorisé par la psychologue américaine Carol Gilligan. Dès le départ, sa portée est politique. La notion rend visible les différences d’inclinaisons morales entre les hommes et les femmes : ces dernières seraient plus enclines, en raison du conditionnement sexiste qui associe le féminin et la domesticité, à prendre des décisions en prenant en considération le soin d’autrui. Quelques années plus tard, le care est repris par la politologue Joan Tronto comme présentant l’ensemble des tâches de soin traditionnellement associées aux femmes. En 2014, celles-ci représentaient 77% des employé·es dans les secteurs confondus de la santé, du travail social ou de l’éducation (un chiffre qui se hisse à 90% si l’on considère uniquement le corps des aide-soignant·es et même 97% des aides à domicile).

L’indispensabilité de ces métiers, de la santé, de l’entretien, jusqu’à la grande distribution et au commerce de détail, s’est révélée avec force ces derniers mois. En temps de pandémie mondiale, ce sont celles et ceux qui se retrouvent le plus en interaction directe avec la population et donc avec le risque de contamination le plus élevé. À l’inégalité entre les femmes et les hommes, se superpose également une division raciale du travail, progressivement mise en lumière par des mouvements militants et leurs figures phares telles que la sociologue états-unienne Evelyn Nakano Glenn, autrice de Forced to Care. Le personnel soignant, les agents de propreté et les caissier·es sont majoritairement des femmes, et plus souvent encore des femmes racisées, migrantes ou issues de l’immigration.

Tandis que les étudiant·es infirmier·es volontaires en unité Covid-19 sont payé·es 30 euros la semaine, il est promis aux caissier·es ayant exercé pendant le confinement une prime de 1000 euros que certain·es ne toucheront jamais dans son entièreté. C’est le cas de Zouhir Zerrouki, 55 ans, employé au Monoprix des Passages à Boulogne-Billancourt. La somme, versée au prorata du temps de présence sur les lieux, lui est refusée en grande partie pour la seule raison que l’homme a été hospitalisé pendant 15 jours après avoir été infecté par le Covid-19. Monoprix assure qu’il y avait un nombre suffisant de masques et de gants à disposition, pour garantir leur protection aux employé·es, insinuant qu’il était impossible que Zouhir Zerrouki attrape le Covid-19 sur son lieu de travail. Celui-ci pointe pourtant les lacunes de ces mesures : « Je travaille aux rayons fruits et légumes, je n’avais pas de gants alors que les clients manipulent les produits. On nous donne un masque par jour alors qu’on travaille six heures » raconte-t-il au Parisien.

Un système de santé en phase terminale

Pour les petites mains du care, impossible donc de prendre soin de soi. Loin d’être un fatalisme individuel, c’est une situation aggravée par un système de santé au bout du rouleau. « Les conditions de travail ne sont pas pires par rapport à avant la crise » insiste Soumaya, notre infirmière. Avant la pandémie et son affectation en réanimation covid, la jeune femme s’était toujours promis de ne jamais travailler en hôpital public. Mais « mon contrat s’est terminé et je n’ai pas été renouvelée alors qu’on me l’avait promis ». Face aux galères qu’elle rencontre alors, elle finit par faire appel à une plateforme d’intérim, et retrouve un emploi en hôpital public. Le salaire ? « 1300 et quelques euros. J’ai cru à une blague. » Son ancienneté de 7 ans avait pourtant bien été prise en compte, tout comme sa prime de 50 euros liée à ses deux enfants. « Aucune prime de risque de covid bien sûr. Et les dimanches sont payés un mois après. Pourquoi ? “On a toujours fait comme ça”, voilà la réponse préférée de l’administration hospitalière. »

Le collectif Inter-Urgences n’avait pourtant pas attendu l’épidémie de Covid-19 pour appeler, depuis deux ans déjà, à des grèves massives de soignant·es. « Ce métier est fait de tel façon que nous n’avons pas beaucoup de moyens de pression pour faire valoir nos droits. Nous ne pouvons pas comme des cheminots arrêter du jour au lendemain de soigner les patient·es et ça, notre hiérarchie le sait », précise Soumaya. Pourtant, en janvier dernier jusqu’à 1300 chef·fes de services en sont venu·es à démissionner de leurs fonctions administratives. Malgré ces nombreux cris d’alerte, peu de gestes en faveur du secteur du soin. Tandis que des « états généraux sur l’avenir de la santé » se tiennent au ministère depuis le 25 mai pour encore quelques semaines (« vraie réforme ou opération de com ? » s’interroge Libération), le collectif Les jours heureux a fait circuler un puissant « manifeste des soignant·es » interpellant le président pour un véritable service public.

© Bettina Pittaluga. Sonia & Neïla, Paris, 2020

Selon l’infirmière, ce changement doit déjà passer par les personnes à la tête des hôpitaux et des ressources humaines. « Ce sont les personnes les moins humaines que j’ai rencontrées de ma vie, elles ne connaissent rien au métier de soignant·e. » Soumaya nous raconte, désabusée, avoir été en charge la famille d’une grand-mère à qui il ne restait que quelques heures à vivre. « La cadre de santé a très mal accueilli la famille, elle leur a dit qu’une seule personne était autorisée à aller lui dire au revoir et pour dix minutes. Quand elle est partie je leur ai dit qu’ils avaient le droit d’y aller à trois (ils étaient en plus masqués et gantés…) et qu’ils pouvaient profiter d’elle autant de temps qu’elle restait en vie. »

S’ajoute à cela une nécessité de revaloriser totalement le statut de soignant·e. Et d’ajouter : « C’est un environnement de travail qui est très mauvais pour la santé mentale, on parle beaucoup du fait qu’on est confronté·e à des choses difficiles comme la mort et la souffrance, mais ça on l’a choisi en connaissance de cause. Ce qu’on ne choisit pas c’est la manière dont on est traité·e, le manque de considération au regard de nos études et nos responsabilités. Ce petit milieu fermé qui ne prend pas en compte nos vies de famille et nos responsabilités, le manque de soutien entre les collègues, la pression et le harcèlement de la part de la hiérarchie qui est monnaie courante. C’est tout cela qui ne va pas et qui doit changer pour ne pas se répercuter sur les soins. »

Des malades et morts « acceptables »

Moins « spectaculaire » mais tout aussi violent, le sort des personnes en situation de handicap ou malades chroniques pendant le confinement témoigne d’une société encore profondément validiste. Des cabinets privés aux hôpitaux, les rendez-vous médicaux, hors suspicions de contamination au Covid-19, ont été annulés les uns après les autres, sans explications. La tribune publiée par l’activiste Odile Maurin le 16 avril 2020 s’ouvre en ces mots : « Les politiques irresponsables menées depuis des décennies ont mené aujourd’hui à une impossibilité de prendre en charge la totalité des patients. » En effet, de 2013 à 2018, 17 500 lits d’hospitalisation complète ont été fermés selon une étude menée par la Drees. Lors de la deuxième année du quinquennat d’Emmanuel Macron, 4172 lits supplémentaires ont été supprimés.

Alors que les personnels soignants sont débordés, les urgences Covid-19 sont la priorité. Le 17 mars, ont été envoyées à la Direction générale de la santé des consignes visant à « aider les médecins à faire des choix en cas de saturation des lits de réanimation », continue Odile Maurin. Face à la situation exceptionnelle, les soignant·es sont incité·es, dans les services de réanimation, à délaisser les malades dépendant·es ainsi que les personnes atteintes de démence, précise-t-elle. Celles en situation de handicap ne sont, quant à elles, clairement plus une priorité dans la chaîne du care

C’est le cas de Noah, 19 ans, en cours de diagnostic pour un syndrôme d’Ehlers Danlos, dont les séances de kiné ont été annulées. « Je dois gérer plus de douleurs, je ne peux même pas voir mon généraliste qui ne prend que les urgences. Et il est compliqué d’évaluer si oui ou non je compte comme une urgence. » Alors qu’il devait également se faire diagnostiquer sur sa santé psychiatrique, il lui est « difficile de pouvoir bénéficier de soins qui répondent à [ses] besoins, et [son] état mental se détériore fortement ».

© Laurence Philomene. « Puberty », avril 2020

Comme de nombreux·ses malades, Noah reproche au gouvernement l’absence de maintien obligatoire des rendez-vous médicaux. « Mais malgré cela, on va nous dire de ne pas interrompre nos soins. » Quand l’épidémie frappe une société en mal de care, les malades d’avant-crise n’ont plus leur place. Au sein de l’hôpital mais plus souvent depuis chez elleux, iels deviennent des malades et des morts « acceptables ». Quand prendre soin des un·es signifie ne plus pouvoir prendre soin des autres, le care perd tout son sens.

Petites mains, grand·es oublié·es

Alors que les soignant·es en hôpitaux ont été applaudi·es et mis·es sur le devant de la scène médiatique, les auxiliaires de vie restent complètement délaissé·es dans la crise. Pourtant, iels n’ont pas cessé de travailler. Comme Edwige, à Paris, qui chaque jour se rend au domicile de personnes en situation de handicap. « Les auxiliaires de vie prennent la suite directe des aide-soignant·es. Durant la formation on nous dit qu’on a pas le droit de faire la toilette, mais ça c’est la théorie ; dans la pratique on la fait. On leur fait aussi à manger, les courses, on va à la poste et on les accompagne chez le médecin. » Pourtant, elle et ses collègues continuent au début de travailler normalement. « Il était impossible d’avoir des distances sanitaires. J’ai notamment pris soin d’une dame complètement alitée à qui je devais faire la toilette, et d’une autre, que j’ai dû épauler et aider à prendre sa douche. »

Jusqu’à ce qu’un cas de covid se présente chez une collègue. « Mon patron m’a finalement donné un masque. Il me le fallait surtout pour protéger les personnes fragilisées par leur santé, celles qui sont diabétiques, qui ont un cancer… » Quand Emmanuel Macron annonce une prime pour les soignant·es et salarié·es d’Ehpad, laissant de côté tous ces autres métiers du soin moins visibles, Edwige tombe des nues. « J’avoue avoir eu espoir. Mais comme toujours, voilà un autre exemple de manque de considération pour ce métier ingrat. J’aurais pu faire valoir mon droit de retrait mais je ne l’ai pas fait. » Le 11 mai, le gouvernement a rectifié ses déclarations, annonçant que la prime s’étendrait aux aides à domicile, sans toutefois en préciser encore les modalités.

Et c’est sans parler de toutes ces actions quotidiennes d’attention et de prise en charge, non rémunérées et encore difficilement reconnues dans la société : celles des « aidant·es » – un concept récent dans le monde de la santé pour désigner l’accompagnement de malades chroniques, personnes en situation de dépendance ou de handicap, par des proches. Celleux-ci prennent souvent le relais des professionnel·les, aux dépens de leur propre vie professionnelle ou au péril de leur santé. Serge, octogénaire diabétique, opéré du cœur, et veuf depuis cinq mois, s’occupe ainsi depuis des années de son fils de 55 ans atteint d’une myopathie. « Depuis deux ans, [il] est sur une liste d’attente pour intégrer un logement thérapeutique car je ne peux plus faire face, il devait y rentrer en avril 2020, et voilà que ce maudit virus arrive et tout est décalé ! »

© Bettina Pittaluga. Sonia & Neïla, Paris, 2020

En France, on compte 8 à 11 millions de ces aidant·es – un chiffre qui ira croissant dans les années à venir, avec trois fois plus de personnes de plus de 85 ans en 2050. Dans ce billet d’humeur sur le site de l’association La Maison des Aidants, Serge se confie sur la gestion de la quarantaine : « Heureusement que les infirmières libérales ont pu continuer la prise en charge. Le médecin m’a prescrit des anticoagulants en piqûre car je marche très difficilement et je n’ose plus sortir du tout de peur de tomber ! Je ne voudrais pas que mon fils soit hospitalisé à cause de moi. Depuis ce confinement, je me sens encore plus isolé et je [le] vis comme une injustice […] car je dois continuer à faire “bonne figure” malgré ma santé et ma fatigue. »

Tandis qu’un plan gouvernemental de soutien, prévoyant notamment l’entrée en vigueur d’un « congé de proche aidant rémunéré », est vivement attendu pour octobre 2020, on peut regretter que ces mesures n’aient pas vu le jour plus tôt : elles auraient permis à beaucoup de salarié·es-aidant·es de mieux vivre la période de crise. Alors que paradoxalement, ce sont sont celles et ceux à qui, historiquement, le concept de self-care s’adresse, bien souvent ces acteur·rices du care s’abandonnent (ou sont abandonné·es) complètement pour d’abord prendre soin des autres… Ce travail du care, souvent déconsidéré, mal protégé, et peu (voire pas du tout) rémunéré, requiert des prouesses toujours plus incroyables qui mettent en péril un soin de soi-même pourtant vital.

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Mal-logement et violences : la double peine du confinement dans les quartiers 

Cette menace qui plane sur le self-care dans sa conception la plus politique et identitaire n’impacte pas seulement les employé·es du care mais les personnes marginalisées et fragilisées par les politiques publiques à grande échelle. À 25 ans, Meriem jongle entre job étudiant, parcours universitaire et stage, auxquels s’ajoute la gestion de son microcosme familial. Elle qui avait quitté le domicile familial depuis ses études a dû y retourner pour le confinement. Dans le quartier des Moulins, à l’ouest de Nice, les murs du HLM délabré et insalubre, où vivent dans 70 m2 ses parents et ses six petits frères et sœurs, deviennent leur seule protection face à l’insécurité policière qui règne dehors. « Ma famille reflète bien la population du quartier dans lequel nous vivons, composée d’une part importante de jeunes, fil·les ou petit·es-fil·les d’immigré·es, souhaitant s’en sortir par le biais des études et dont une infime partie se retrouve embrigadée dans des cercles vicieux engendrés par les problématiques socio-économiques qui pèsent sur eux. »

Malgré les nuisibles, le manque d’espace et la promiscuité que la journaliste Lina Rhrissi présente comme la double peine des mal-logés durant le confinement, Meriem nous confie trouver du bonheur dans cette situation, « parce que j’aime ma famille et qu’elle arrive à faire de ce petit appartement un foyer chaleureux ». C’est l’extérieur, dans ce quartier relégué au ban de la ville, qui l’inquiète : « Curieusement, l’État semble disposer des ressources nécessaires pour bâtir de grands commissariats tout en multipliant les recrues allouées seulement à ces territoires dits “sensibles”. Donc les contrôles sont monnaie courante ici et ils ne se font pas forcément cordialement. » Elle nous raconte les contrôles auxquels ont été soumis ses deux frères « qui avaient une dérogation en règle » : « L’un a eu droit à une fouille au corps, une fouille de son véhicule ainsi qu’à un interrogatoire d’un quart d’heure, l’autre a bénéficié d’une amende accompagnée d’un “Ta gueule ! Tu n’as rien à faire dehors, rentre vite chez toi !”. Le premier sortait faire des courses, et le second son activité physique de la journée. »

© Chloé Sassi, été 2019

Comme si l’angoisse d’une épidémie n’était pas déjà suffisante, la peur distillée par la police depuis des décennies dans les quartiers populaires continue de faire de ces lieux de vie, plus que jamais, des laboratoires de la violence. Une enquête de terrain menée par le média indépendant ACTA répertorie les violences policières ayant eu lieu durant le confinement – et c’est toujours la même triste rengaine : « Le 17 mars, à Torcy (77), un jeune homme est tabassé par 7 flics, reçoit un coup de poing à la poitrine, il est tazé, subit un plaquage ventral et une clef d’étranglement. Le 18 mars 2020, à la Goutte d’Or, une adolescente noire de 17 ans est interpellée violemment par plusieurs policiers dans un marché populaire. »

La menace des amendes ajoute encore une pression financière sur « des personnes qui ont à peine de quoi nourrir leurs enfants », lance Meriem, écœurée. Puis de conclure : « Heureusement qu’ici, la solidarité, la résilience et le système D font partie du lot quotidien des gens précaires qui n’ont d’autres choix que de s’adapter et de prendre encore et toujours leur mal en patience dans l’attente, souvent vaine, d’un jour meilleur… » Le self-care qu’incarnent ces habitant·es des quartiers populaires résonne avec force avec la définition qu’en donnait Audre Lorde : celle d’un « acte de guerre politique », où prendre soin de soi revient à prendre soin des autres, et vice-versa.

Une recriminalisation du travail sexuel

Cette déconsidération générale du care s’est accompagnée, sans grande surprise, d’une invisibilisation de ces autres corps de métiers auxquels on ne pense pas instinctivement mais qui font partie de la chaîne du soin : les travailleur·ses du sexe (TDS). La pandémie a été une nouvelle excuse pour les déshumaniser, les évincer de l’aide à la personne à laquelle iels contribuent habituellement, et les empêche de prendre soin d’elleux-mêmes. L’arrêt de leurs activités, naturellement interdites en confinement, ne leur a plus permis de répondre à leurs besoins économiques. Les dégâts humains provoqués par la loi de pénalisation du client de 2016 s’en trouvent redoublés. Amar, secrétaire générale du Strass et travailleuse du sexe, constate, depuis l’annonce du confinement le 16 mars : « La plupart d’entre nous n’avons pu subvenir à nos besoins fondamentaux : nous avons des difficultés à nous nourrir, à nous loger, à avoir accès à des dispositifs de soins. »

© Laurence Philomene. « Puberty », avril 2020

Face à l’inaction gouvernementale sur ce sujet, certain·es TDS sont forcé·es, pour assurer leur survie économique, de retourner travailler en espérant ne pas se faire repérer par les autorités. Risquant par la même occasion de recevoir des amendes qui sont, pour la secrétaire générale du Strass, « une manière directe de nous stigmatiser et de recriminaliser le travail sexuel », les dépeignant encore plus qu’avant comme des êtres contaminants. « Il y a l’idée qu’on n’existe pas en tant qu’individus et qu’on ne peut prétendre aux mêmes droits que les citoyen·nes exerçant sur le territoire français. »

Alors la fédération Parapluie Rouge a demandé la création d’un fonds d’urgence présenté à la secrétaire d’État Marlène Schiappa, au ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran, et au président Emmanuel Macron. La demande a été cosignée et relayée en avril par plus d’une cinquantaine de député·es de La République en Marche, « ce qui est assez extraordinaire comme démarche », remarque Amar. Pourtant, celle-ci a essuyé un refus. « Selon l’État, il est très compliqué d’aider financièrement les TDS qui sont, par essence, victimes de traite. » Pour les premier·es concerné·es, l’utopie abolitionniste est en réalité une dystopie. « On voit, de plein fouet, que l’État ne veut rien et ne peut rien faire pour les putes. »

Organiser le selfcare pour une résilience citoyenne

Les mesures prises durant la crise sanitaire, déterminant qui est « essentiel·le » au care, et qui y a accès, auront une nouvelle fois contribué à invisibiliser et fragiliser celles et ceux que le gouvernement veut faire taire et disparaître. Cependant, par la mise en place de mouvements d’autogestion et d’autodéfense civiles, le self-care semble s’être aussi enrichi d’une nouvelle dimension collective. Ce sont les associations de terrain et des regroupements citoyens qui créent sur le tas les dispositifs pour combler les manques. Ils organisent des groupes de soutien, distribuent des colis de première nécessité et des kits de santé, cherchent des logements d’urgence. Ils lancent des chaînes solidaires, comme le projet pâtissier Vos Gâteaux à l’attention des soignant·es ; créent des numéros verts pour venir en aide aux sans-abri ; recueillent et diffusent des témoignages de violences policières sur @surecoute17 ; développent des applications pour proposer leur soutien aux travailleur·ses en première ligne ; initient des boîtes postales digitales destinées aux personnes âgées isolées, et créent des cagnottes à l’attention des TDS

Nina Richard Manifesto 21
© Nina Richard, 2020

Ces actions ont prouvé que la question essentielle du soin passe non pas tant par les institutions, mais par la société civile, constituée de communautés préexistantes, de travailleur·ses et de volontaires. Bref, des concerné·es et de celleux qui se soucient. À Marseille par exemple, les collectifs de quartier, déjà actifs avant la crise pour subvenir aux besoins des plus précaires dans une ville aux inégalités flagrantes, ont démontré leur efficacité pendant et après le confinement : le MacDo de Saint-Barthélémy, dans les quartiers Nord, a notamment été réquisitionné pour servir de plateforme d’aide alimentaire.

Ces liens de solidarité fragilisent et décrédibilisent l’action du gouvernement dont on n’a plus grand-chose à attendre. C’est pourquoi, le 1er mai 2020, alors qu’une distribution gratuite de fruits et légumes organisée par les Brigades de la solidarité populaire (BSP) de Montreuil-Bagnolet opérait dans « une ambiance conviviale et dans le respect des gestes-barrières », la police nationale a encerclé et nassé le regroupement, interrompant la distribution. Cet élan autogestionnaire, que les BSP décrivent comme « un geste politique d’autodéfense populaire », semble faire peur au pouvoir en place. Si les citoyen·nes arrivaient à prendre soin les un·es des autres de façon autonome, à quoi servirait l’État ? Quelles seraient les conséquences politiques de cette révélation ? De la conception de masques à l’engouement massif pour les cagnottes, les milliers de gestes solidaires des dernières semaines ont-ils acté l’incapacité de l’État à prendre soin ?

En prenant soin de leurs communautés comme iels prendraient soin d’elleux-mêmes, les plus fragiles de notre société en ont pris un coup, mentalement, physiquement, financièrement. Toutefois, iels ont prouvé, en paroles et en actes, comme l’expliquait la poétesse Audre Lorde, que le self-care est loin d’être égoïste. C’est une pratique, politique et militante, de résilience citoyenne, par et pour le groupe. Aujourd’hui plus que jamais, prenons, collectivement, soin de nous. Car avec la crise économique et sociale qui va suivre l’épreuve collective du confinement, le soin sera des prochains mois.

*Le prénom a été modifié.


Les images illustrant cet article sont tirées du projet PHOTOGRAPHES CONFINÉES : Le 10 avril, M le magazine du Monde choisissait de présenter le travail de 16 photographes confinés. Dans cette sélection, que des hommes. En réponse à cette invisibilisation, la rédaction de Manifesto XXI a donc invité 16 femmes* photographes à raconter leur expérience du confinement, et partager des images prises pendant la période ou qui font écho aux défis de cette crise.

Image en une : © Nina Richard, photographie prise lors du tournage du prochain clip de Néoptères, réalisé par Ophélie Thiébault, 2020

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