Sarah Schulman : « Je vois deux forces s’affronter, le fascisme et la solidarité populaire »

Dans Les liens qui empêchent (écrit en 2009, traduit et publié en France en avril 2024 aux Éditions B42), la romancière et essayiste étatsunienne Sarah Schulman analyse les mécanismes qui sous-tendent l’homophobie familiale et, à grande échelle, les discriminations et le fascisme. Elle y anticipe certaines intuitions développées par la suite dans Le conflit n’est pas une agression (2021). Selon l’autrice, dans toute injustice commise à l’encontre d’un individu ou d’une communauté, le rôle du groupe est crucial. Le bouc émissaire est celui ou celle sur qui le groupe nocif projette ses pires angoisses existentielles. Le fascisme, en somme, est une paranoïa collective qui commence souvent à petite échelle. Cet essai est le début d’un travail au long cours, qui décortique le fonctionnement de la fabrique totalitaire des « monstres ».
Couverture du livre par deValence, publié aux Éditions B42

La famille homophobe perçoit systématiquement la personne queer comme le problème sans jamais se penser elle comme problématique. C’est donc la queerness qui est pointée du doigt et jamais l’homophobie du groupe.

Sarah Schulman

Tu as commencé à écrire Le conflit n’est pas une agression en 2012 et le dernier chapitre, « Assister au génocide en direct », au sujet de la guerre à Gaza, a été rédigé en 2014. Cette année-là, Israël perpétrait l’un des assauts les plus sanguinaires commis contre le peuple palestinien depuis 1967 et avant octobre 2023. Dix ans après, nous assistons à nouveau à l’extermination des Palestinien·nes, boucs émissaires d’un projet colonial et à la resurgence du fascisme en Occident. Dans Les liens qui empêchent, tu expliques comment le groupe homophobe « pathologise » la personne queer minorisée afin de la transformer en bourreau et ainsi justifier sa persécution. Peut-on dire que l’un des ponts entre ces deux ouvrages est justement l’analyse de la loyauté toxique menant aux effets de groupe, une analyse des familles claniques à petite et grande échelles ?

Sarah Schulman : En effet, Le conflit n’est pas une agression commence en parlant de l’intime et s’achève en illustrant le propos à une échelle collective en abordant le génocide des Palestinien·nes. J’aime analyser les structures invisibles, ces systèmes qui motivent nos actions sans qu’on s’en rende compte. Or, le rapport avec la famille est structurant pour toute personne queer. C’est une expérience commune que nous avons, peu importe d’où on vient. Quand j’ai écrit Les liens qui empêchent, au début des années 2000, nous n’avions pas de nom pour qualifier ce vécu partagé. J’ai alors utilisé le terme « homophobie familiale ». J’avais remarqué que la famille homophobe perçoit systématiquement la personne queer comme le problème sans jamais se penser elle comme problématique. Ce fut une révélation : les groupes peuvent tisser en leur sein des liens toxiques qui les empêchent de se remettre en question.

C’est ce que tu appelles la « loyauté toxique » dans Le conflit n’est pas une agression…

Oui. Les membres de la famille néfaste se sentent soulagé·es d’imputer leur malheur à une personne qui dérange (le·la queer), au lieu de se regarder elles et eux-mêmes. Le groupe toxique peut aussi être un État. Par exemple, le sionisme est un système de loyauté familiale. Moi, je viens d’une famille juive de l’est de l’Europe qui a été ravagée par l’holocauste. Certain·es membres survivant·es de ma famille sont allé·es en Israël après la guerre. Nous, de notre côté, nous avions eu des visas pour les États-Unis. Je suis donc censée défendre Israël parce qu’une partie de ma famille se trouve là-bas. Ce lien biologique est perçu comme le plus important que l’on puisse avoir. Cette loyauté basée sur les liens de sang ou communautaires peut parfois encourager le maintien de la suprématie d’un groupe sur un autre. La famille n’est pas seulement le premier endroit où nous vivons l’homophobie, mais aussi celui où nous apprenons le sionisme, le racisme, le nationalisme, le fascisme. Quand nous sommes éjecté·es d’une famille toxique à cause de notre queerness, c’est une tragédie, mais cela nous permet aussi de nous détacher de ce groupe néfaste et d’en comprendre les rouages.

Lorsque nous sommes aveuglement loyaux·les envers le groupe, nous cessons d’être cohérent·es face à la justice et à l’injustice.

Sarah Schulman

Peut-on donc dire que ces liens néfastes contribuent à rendre les violences systémiques ? 

Oui, parce que lorsque nous sommes aveuglement loyaux·les envers le groupe, nous cessons d’être cohérent·es face à la justice et à l’injustice.

Un autre lien entre tes deux essais, c’est ta réflexion autour de la « pathologisation des victimes », un processus que je nomme la « fabrique des ennemi·es » et qui est l’un des piliers du fascisme.

C’est exactement ce à quoi nous assistons en ce moment de l’histoire. Israël perpètre des violences, mais se réclame victime ; Donald Trump commet des crimes, mais il se dit la cible d’une chasse aux sorcières. Souvent, les auteur·ices de violences intègrent le langage des réelles victimes et l’utilisent à tout bout de champ. Dire que « critiquer Israël, c’est de l’antisémitisme » c’est, à mon sens, un mensonge. Cela fait partie d’une propagande. Cet argument est utilisé comme une arme partout dans le monde alors qu’en réalité, Israël est en train de commettre un génocide financé par les États-Unis. 

Un certain militantisme voudrait que nous utilisions tous·tes les mêmes mots, que nous ayons les mêmes analyses, les mêmes stratégies. Et ça ne marche pas : la rigidité idéologique ne provoque que des échecs. Un mouvement qui réussit est un mouvement flexible.

Sarah Schulman

Face à tout cela, j’ai l’impression que la gauche en Occident n’a pas trouvé de façons cohérentes de s’organiser et que quelque part, nous perdons la bataille des mots. Parfois, je relie cela à une forme de militantisme rigide qui voudrait uniformiser et simplifier nos luttes et nos langages.

Le problème est que la gauche est parfois très rigide. Un certain militantisme voudrait que nous utilisions tous·tes les mêmes mots, que nous ayons les mêmes analyses, les mêmes stratégies. Et ça ne marche pas : la rigidité idéologique ne provoque que des échecs. Un mouvement qui réussit est un mouvement flexible. La raison pour laquelle Act Up New York a gagné sa lutte contre le VIH/sida dans les années 1980-1990, est qu’on ne recherchait pas le consensus : on permettait à tout le monde d’exister avec son propre point de vue. De la même façon, le mouvement BDS[1], sur son site, parle de « zones grises », « d’être créatif·ves en fonction des situations ». Iels sont intelligent·es et ouvert·es, dans une optique de « faites ce que vous pouvez faire », sans imposer une pensée unique qui dirait « ainsi c’est écrit, ainsi il faut agir ».

Les liens qui empêchent m’a fait penser à bell hooks, qui, dans à propos d’amour, alors qu’elle parle de violences sur les enfants, préconise l’intervention d’un adulte tiers dans les situations d’injustice afin de faire remarquer aux parents violents que ce qu’iels font est mauvais. En d’autres termes, elle souligne l’importance de la solidarité et du fait d’oser prendre parti. Toi aussi tu développes ce concept de solidarité et tu parles du « devoir humain » d’intervenir lorsqu’on assiste à la brutalisation de quelqu’un·e. Comment la solidarité change-t-elle la donne ?

Je vais justement sortir un livre sur la solidarité l’année prochaine. La solidarité est une relation fondée sur une inégalité. Une personne qui n’est pas menacée intervient pour aider celle qui l’est. Parfois, on pense que pour être solidaire, il faut être parfait·e. Je pense que peu importent les raisons pour lesquelles on est solidaire, le plus important est d’agir ! On n’a pas besoin d’être « pur·es » pour être des allié·es. Quand j’étais en thérapie, plus jeune, je parlais à mes psy de l’homophobie que je subissais en famille. Mais face à mes parents, par exemple lors de séances familiales, jamais un·e thérapeute n’a osé expliciter clairement que le souci, ce n’était pas mon homosexualité mais leur homophobie. La place de la famille était toujours perçue comme non questionnable. 

Cela va être rude. Mais il y a beaucoup de contre-cultures et de contre-pouvoirs qui émergent. Je n’ai pas l’impression que le peuple va rester tranquillement assis à attendre passivement que le fascisme prenne le pouvoir.

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Sarah Schulman

Dans Les liens qui empêchent, tu dis que rien n’est pire que l’obédience aveugle. Si je comprends bien, tu ne crois pas en la « banalité du mal », au contraire, tu perçois la violence et le fascisme comme un choix délibéré, voire une jouissance…

« Homophobie » signifie « avoir peur des homosexuel·les ». Or, quand je repense aux personnes qui ont été homophobes à mon égard, l’expression de leur visage ne témoignait pas d’une peur, mais presque d’un plaisir. Iels aimaient ce qu’iels étaient en train de dire ou de faire. Cela les amenait à un sentiment de supériorité et iels trouvaient de la jouissance là-dedans. Cela me fait penser à ces photos de personnes afro-descendantes lynchées et martyrisées aux États-Unis, à côté desquelles des familles blanches pique-niquaient insouciantes. Ou bien à ces images de nazis souriant pendant qu’iels torturaient des juif·ves. Je ne vois pas de peur là-dedans, mais de la jouissance. 

Selon toi, le comportement fasciste serait donc un mélange de plaisir dans la domination et de lâcheté ?

Oui, et la certitude de ne jamais subir ce qu’on inflige aux autres, voire d’être récompensé·e pour ces actions.

En 2021, lors de notre précédente rencontre, je t’avais dit que j’approchais la trentaine et que le monde dans lequel je me projetais me faisait peur. Je t’avais demandé conseil sur comment nous organiser. Aujourd’hui, je reviens avec la même question qui me semble encore plus urgente : comment réparer nos corps et la planète que nous habitons ? Comment s’aimer quand c’est la fin du monde ?

En ce moment, je vois deux forces s’affronter : le fascisme et l’amour sous la forme de solidarité populaire. C’est un mouvement global qui mobilise énormément. Je crois au pouvoir des gens. Il suffit de regarder le soutien populaire en faveur de la Palestine, c’est encourageant. Le pouvoir des gens est fort et se fait entendre. Cela va être rude. Mais il y a beaucoup de contre-cultures et de contre-pouvoirs qui émergent. Je n’ai pas l’impression que le peuple va rester tranquillement assis à attendre passivement que le fascisme prenne le pouvoir. Je comprends que vous êtes inquiet·ètes. Mais vous n’êtes pas seul·es.


[1] BDS (pour Boycott, Désinvestissement, Sanctions) est une campagne internationale ayant pour objectif de mettre fin à la colonisation des territoires palestiniens par Israël.


Édition et relecture : Sarah Diep & Anne-Sarah Huet

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