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À Tunis, le collectif XPAM invente une scène techno locale et underground

À Tunis, le collectif XPAM invente une scène techno locale et underground

« Tous les jours c’est samedi soir », c’est la nouvelle chronique de Manifesto XXI sur la nuit et la fête. Ici, pas d’analyse musicale ni de décryptage de line-up. L’idée est plutôt de raconter avec humour ce monde de la fête que l’on connaît tout bas. Qu’est-elle devenue après plus d’un an de confinements ? Qui sort, et où ? Et bien sûr, pourquoi ? Manon Pelinq, clubbeuse aguerrie, entre papillon de lumière et libellule de nuit, tentera deux fois par mois d’explorer nos névroses interlopes contemporaines, des clubs de Jean-Roch aux dancefloors les plus branchés de la capitale.

À Tunis, un collectif techno est en train de faire trembler la ville et vibrer les murs. Près de dix ans après la révolution du Jasmin, XPAM promeut une culture de la fête libre, inclusive et safe. Je suis allée à leur soirée d’Halloween.

Gammarth, banlieue nord de Tunis, minuit. J’arrive devant une porte d’où retentissent des boum boum. À l’intérieur, je devine une ambiance assez sombre. Quelque chose est sûr : il se passe un truc. Ce soir, c’est le collectif XPAM qui s’invite au Bronx, une ancienne boîte de nuit qui s’appelait The Basement et qui est restée fermée pendant de longues années. « On a vraiment eu du mal à trouver un endroit pour notre soirée » m’explique Omar, 25 ans, DJ, ancien résident du collectif russe Deprave et fondateur d’XPAM. Il poursuit : « On s’est pris pas mal de portes fermées parce qu’ici, à Gammarth (le quartier où sont concentrés les boîtes de nuit et les bars, ndlr), le milieu de la nuit est très commercial. Iels nous trouvaient trop dark, trop hard, et se disaient que ce n’était pas avec nos soirées qu’iels allaient pouvoir faire de l’argent. » Mehdi, l’autre orga, le même âge et les ongles vernis de noir, ajoute : « Ici, c’est le meilleur lieu qu’on ait pu trouver. C’est underground. C’est sous le sol. Tu vas vraiment en club. À Tunis, il y a beaucoup de soirées dans des bars ou à ciel ouvert, et ça ne colle pas à notre identité. » 

Après avoir passé la sécurité qui est plutôt chill, j’arrive devant une physio. Assise sur son tabouret, elle porte un joli chapeau. Les portes de la soirée se sont ouvertes à 20h, l’entrée coûtait 20 dinars jusqu’à 22h, il est minuit et je payerai 25 dinars, ce qui équivaut à peu près à 7 euros. Le vestiaire, lui, est à prix libre. Une modique somme par rapport aux prix qui se pratiquent dans les soirées dites plus mainstream tunisoises : « Nous, on fait des soirées pour tout le monde, pour que les gens puissent découvrir la musique techno. Jusqu’à il y a encore quelques mois, les soirées techno, ça n’existait pas ici. C’est notre troisième édition. Les autres bars ne sont accessibles qu’à une classe plutôt aisée, les entrées coûtent entre 50 et 60 dinars au minimum (entre 15 et 20 euros), ce qui est énorme quand tu sais que le smic tunisien est à 403 dinars. Tu dois mettre plus de 10% de ton salaire mensuel rien que pour entrer dans un club, c’est ridicule. D’autant plus qu’en ce moment, le niveau de vie est toujours plus cher et les salaires toujours plus bas » m’explique Mehdi. D’ailleurs, XPAM n’a aucun but lucratif (coucou Boiler Room x Possession !). Le collectif se sert de l’argent récolté sur une soirée pour organiser la prochaine. 

« On ne ferme plus notre gueule »

J’entre dans le club, la musique est bonne comme dirait B2o, de la grosse techno industrielle sort d’un Funktion-One bien mieux réglé que dans la plupart des teufs parisiennes. Il y a une ambiance de dingue, lumières très tamisées, néons rouges au plafond et stroboscope sur le DJ (d’ailleurs, je me demande comment il fait pour y voir quelque chose, mais il fait le taf). C’est Halloween et les gens sont déguisés. Il y a des petits lapins sexy, des sorcier·e·s, de la mini-jupe, des fiacs à l’air sous collants résille. Mais surtout, il y a de la joie sur ce dancefloor qu’à peu près trois cents jeunes gens sont en train de déboîter. Certain·e·s y resteront toute la nuit, sans même prendre une pause pipi. Je croise Amal, 27 ans, qui passe son doctorat en littérature française, et je lui demande son ressenti sur la teuf de ce soir : « C’est le bonheur ! Ça me fait trop plaisir de voir comment les gens sont habillés, de les voir se lâcher. C’est vraiment pas pareil partout. Si tu vas dans un bar en centre-ville, ça n’a aucun rapport. Ici, on a beaucoup plus de liberté, notamment par rapport aux vêtements, et au fait que les personnes LGBTQI+ puissent s’assumer pleinement. Je me sens libre et en sécurité. »

Safe place, c’est le leitmotiv d’XPAM. « On choisit bien nos endroits, on briefe l’équipe du bar et de la sécurité avant chaque teuf pour leur expliquer qu’ici on s’amuse, on se détend, on est peace et surtout tolérant·e·s » m’explique Omar. Mehdi rebondit : « Il faut prendre conscience du contexte socio-politique en Tunisie par rapport à ce que nous sommes en train de faire nous : malgré le fait qu’en soirée, on s’éclate, on reste à Tunis où l’homosexualité est passible d’emprisonnement, idem pour la consommation de cannabis. Tu ne peux pas non plus simplement vivre avec ton mec ou ta meuf sans être marié·e, ni te faire des bisous en pleine rue par exemple. Ces lois faisaient notamment partie des sujets de contestation des jeunes lors des manifs de janvier-février qui ont duré bien deux mois. »

Cette année, c’étaient les dix ans de la révolution du Jasmin en Tunisie. Malgré la chute du président Ben Ali et les espoirs qu’a suscités le nouveau dirigeant du pays, Kaïs Saïed, les choses n’ont pas beaucoup bougé, et Tunis subit une grande inflation depuis quelques mois. « On protestait aussi contre le fait qu’il n’y ait pas de boulot et contre la bassesse des salaires. Pas grand-chose n’a changé depuis, mais dorénavant, on ne ferme plus notre gueule. On sait qu’on ne va pas faire changer les choses du jour au lendemain, mais on fait le maximum pour créer une véritable safe place. Le plus important pour nous, c’est que les gens qui viennent écouter de la musique puissent s’éclater, se sentir en sécurité et libres de faire ce qu’iels veulent. » Et ça a l’air de plutôt fonctionner. Sur la piste, deux filles habillées en noir, chocker au cou, s’embrassent à pleine bouche en ondulant au rythme de la musique lancinante. 

Espace vital

Je me rends au bar, parce qu’on n’est pas non plus là pour boire l’eau des pâtes, et je me prends une Celtia, une bière tunisienne, et un petit shot de teq paf pour faire comme Snooki de Jersey Shore. Le shot est à 7 dinars (environ 2 euros), et la binch à 9 (un peu plus de 2 euros cinquante). Les hards sont à 9 dinars aussi, par contre, ça sera sans soft, désolé·e, faudra être vaillant·e et avaler une vodka à sec. Le public est jeune et fougueux. Sur le line-up, les DJ ont entre 20 et 22 ans. J’ai l’impression qu’une mouvance prend vie, et c’est ce que Sophia, artiste peintre et sculptrice, déguisée en bonne sœur, me confirme : « À Tunis, c’est la première fois qu’il y a un vrai mouvement techno avec des soirées récurrentes. Avant, on allait dans des soirées house, tech house, puis il y a eu une période disco. Omar a commencé à organiser ses soirées, et c’est devenu très populaire parce qu’iels sont exceptionnel·le·s musicalement. Les premiers temps, les gens n’ont pas trop compris, ils n’étaient pas habitués. Mais à partir de la deuxième, troisième soirée, j’ai vu un changement qui m’a semblé fou. J’ai vu leurs looks, leur façon de danser changer, iels deviennent elles·eux-mêmes. Moi-même, par exemple, qui suis artiste, j’ai commencé à travailler avec d’autres matériaux : du fer, du métal, et je lie cela à l’influence de la musique techno, qui m’a donné l’envie de glisser vers quelque chose de plus industriel. »

Je passe aux toilettes : pas de queue, juste des petites gos un peu fracasses avec qui on fait des blagues. Sur le dancefloor, la soirée bat son plein. Les gens respectent l’espace vital des un·e·s des autres, ce qui est assez rare en soirée pour être souligné, et on y voit des pas de danse qui feraient pâlir de jalousie Kamel Ouali. C’est vraiment la teuf. Firaz, 22 ans et étudiant en comptabilité, transpire à grosses gouttes : « On est une communauté qui s’est réunie pour être libre. Moi je suis là pour vider mes nerfs, pour me défouler, c’est beau. » Je lui demande s’il pense que sous le régime Ben Ali, tout cela aurait été possible. « J’étais trop jeune à cette époque, mais je pense que les soirées devaient être pétées. Tous ces visages-là, tu ne les aurais pas vus. »

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Chez XPAM, on bosse dur pour que ça bounce. Omar a vécu six ans en Russie, c’est là qu’il a découvert la techno. « Ici, les gens commencent tout juste à découvrir cette musique et on doit gagner leur confiance. Dans un certain temps, il y aura d’autres teufs comme celles-là, organisées par d’autres collectifs, avec de gros line-up, et ça sera trop cool ! En tant que DJ, mon rêve, c’est de voir plein d’artistes jouer de la techno ici, de produire des Tunisien·ne·s. Des fois, je me dis que j’ai juste envie de prendre une entrée pour une soirée, venir danser et m’occuper de rien ! Mais je me dis aussi que j’ai assez fait la fête. Quand je vivais en Russie, je sortais tous les week-ends. J’ai vécu un truc incroyable, et j’ai envie que les gens de mon pays vivent la même expérience. Et même, en mieux. » Et ça semble plutôt bien parti. La prochaine teuf XPAM est prévue fin novembre, toujours au Bronx, et franchement, on vous souhaite d’y être.


Image à la une : © Oussema Nefzi 

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