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Soirée techno à 44€ et public en costard : j’ai survécu au T7

Soirée techno à 44€ et public en costard : j’ai survécu au T7

« Tous les jours c’est samedi soir », c’est la nouvelle chronique de Manifesto XXI sur la nuit et la fête. Ici, pas d’analyse musicale ni de décryptage de line-up. L’idée est plutôt de raconter avec humour ce monde de la fête que l’on connaît tout bas. Qu’est-elle devenue après plus d’un an de confinements ? Qui sort, et où ? Et bien sûr, pourquoi ? Manon Pelinq, clubbeuse aguerrie, entre papillon de lumière et libellule de nuit, tentera deux fois par mois d’explorer nos névroses interlopes contemporaines, des clubs de Jean-Roch aux dancefloors les plus branchés de la capitale.

Sortir en club, ça coûte toujours un peu d’argent. Mais si j’avais pas été assise bien confortablement devant mon ordi quand j’ai vu les prix de la soirée où Nina Kraviz jouait au T7, j’aurais été sur le cul.

Moi qui ai écumé une belle partie des clubs de France et de Navarre, je n’avais jamais entendu parler du T7, anciennement l’Electric et appartenant au groupe Noctis (propriétaire de plusieurs boîtes de nuit dont le Yoyo ou la Clairière). Un jour de ramasse, alors que je scrollais mollement mon feed Facebook (ouais, je suis une boomeuse), je tombe sur un post émanant de mon deuxième groupe FB préféré après Les dauphins ma passion : Techno flex et détente. Un jeune garçon scandalisé (et pour cause) call out le prix de la bouteille d’eau dans ledit club : cinq euros pour une petite Cristalline de 33 cl. Je me perds dans le « bouteille d’eau gate » digne d’un clash de téléréalité où le T7 lui-même publie sur le groupe en signe de défiance ultime « Quelqu’un veut une bouteille d’eau ? ». Je commence alors à m’intéresser à cet endroit qui semble reprendre les codes de la techno mais en allumant la carte bleue de tout un chacun, ce qui est par définition antinomique aux valeurs premières du mouvement.

Les fêtes techno ont vu le jour à la fin des années 80*, à Detroit aux US, en Allemagne de l’Est à la chute du mur, au Royaume-Uni. Les soirées étaient illégales, les teufeurs et teufeuses se retrouvaient sur des terrains vagues, au milieu des champs ou dans des caves suintantes, pour elleux-mêmes suinter ; bref, on n’était pas au VIP Room. Alors bien sûr, depuis, le genre s’est démocratisé et, par ricochet, les événements également. Désormais la techno s’écoute dans à peu près n’importe quel club mainstream. Mais de là à se retrouver à payer une place 44 euros pour une soirée dite techno avec Nina Kraviz en tête d’affiche, il y a un monde.

Interloquée, je décide d’aller voir le phénomène de plus près. J’arrive au Parc des Expositions, Porte de Versailles, dans un lieu qui me semble immense. J’y suis sur les coups de 22h30, l’heure de l’ouverture du T7. Il y a déjà une queue de dingue, peut-être trois ou quatre cents mètres de jeunes fêtard·es qui finissent leurs bouteilles et à qui la sécurité somme de « sortir leur carte d’identité – les photos ne fonctionnent pas, il la faut en physique –, leur pass sanitaire et leur prévente ». C’est normal que la file soit si longue : ici, les prix des places sont dégressifs. Avant 22h30, tu payes ta place 19 euros ; pour entrer avant 23h, c’est 29 euros, et ça passe à la modique somme de 44 euros sur les coups d’une heure du matin.

Pour Thomas, 20 ans, qui se prépare à partir à l’armée, « les prix ne sont pas choquants par rapport à l’expérience que tu vis ici, et pour les DJ qu’ils bookent ». Chloé, 21 ans et étudiante en école de design d’espace, trouve ça un peu cher mais a pris ses dispositions : « C’est la deuxième fois que je viens. J’ai essayé de trouver une soirée cool pour mon copain qui est en vacances, je cherchais quelque chose d’acid, techno… Je me suis dit que 19 euros avant 22h30, ça pouvait le faire. Ça vaut le coup pour Nina Kraviz. »

« Les vigiles m’ont vu en short »

Rébecca, 23 ans, ne rechigne pas non plus sur le prix de son billet, mais elle s’est fait une petite frayeur : « La sécu et l’organisation : archi nul ! Nous avions des billets pour entrer avant 23h, nous sommes donc arrivées à 22h30, pour faire la queue. Le T7 n’avait pas ouvert à l’heure à laquelle ils étaient censés commencer à faire entrer des gens. Du coup, le temps est passé et nous avons failli ne pas pouvoir entrer, car après 23h, nos tickets n’étaient plus valables. » Et ce n’est pas la seule à avoir eu peur : Karim, le même âge, graphiste, me confie que « les vigiles m’ont vu en short dans la queue. Ils m’ont dit que je n’allais pas rentrer. J’avais pourtant ma prévente, et surtout je m’étais dit qu’il ferait chaud à l’intérieur ». En mode années 80, t’as pas les bonnes chaussures, tu rentres pas.

Toute cette sécurité me donne le sentiment d’être à l’aéroport, avec de longues files où tu présentes d’abord les documents demandés. Puis, encadré·e de barrières, tu entres dans le Parc des Expositions où tu montres ta prévente à des agents de sécurité. À la suite de cela, encore un checkpoint où, là, tu te fais fouiller de fond en comble. Entre l’extérieur et le club, il doit y avoir une centaine de personnes assignées à la sécurité pour ce soir, dont quelques un·es en civil ; chiffre que je n’ai malheureusement pas pu vérifier, car je me suis fait éconduire à chaque fois que je posais une question à un membre de la sécu. À la fin, après être arrivée devant le big boss (j’avais l’impression d’être dans un jeu vidéo), on m’a dit qu’on ne pouvait pas me répondre, et que je n’avais qu’à envoyer un e-mail. Toute cette sécu ne choque pas Antoine, 20 ans, en école de commerce : « C’est un gros événement, il y a une artiste très connue. Et puis les gens autour boivent et prennent peut-être de la drogue, je trouve ça normal que ce soit encadré. » 

© Manon Pelinq

Une fois cette étape passée, tu te retrouves au-dessus du périph’, face à la tour Eiffel qui brille, tout en hauteur, et c’est quand même joli. Pas encore entré·e dans le club qu’il y a déjà un vestiaire extérieur, il y en aura un autre à l’intérieur. Poser sa veste est obligatoire, et l’article revient à 4 euros. J’arrive dans la boîte parmi les premier·es. Sur le dancefloor, deux policiers en civil d’une discrétion ineffable, avec sac à dos Quechua et crâne rasé, feignent de prendre en photo la tour Eiffel. Emma B est aux platines, le son est super bien réglé, et l’endroit vraiment agréable. D’immenses baies vitrées ornent le dancefloor, il y a de l’espace (pour le moment). Deux grands bars servent des hards qui oscillent entre 10 et 15 euros, des bières en 33 cl qui tournent autour de 8 ou 9 euros, et des softs, entre 5 et 10 euros. Pour Baptiste, 20 ans, en école d’ingénieur, c’est trop : « Je suis assez neutre sur le fait qu’il y ait beaucoup de sécurité, sur le prix des places… Par contre, pour moi, l’alcool au bar est vraiment trop cher. »

Les minutes passent et le club commence à se remplir d’une manière impressionnante. Sur l’événement Facebook, le T7 partage : « Gneu Gneu Gneu il y avait de la queue ! Petit conseil, plus tu t’enfonces dans le club moins il y a de queue… Le plus grand bar et les plus grandes toilettes sont au fond de la salle, alors ne fais pas comme tout le monde, démarque-toi, prends une initiative et va faire caca au fond ! Merde ! » Sympa.

Lunettes de soleil, mâchoire en vacances

Il y a beaucoup de fêtard·es internationaux·les : entre les boum-boum, on entend parler italien, anglais, allemand. Je demande à Thomas, 20 ans (celui qui va partir à l’armée), comment est-ce qu’il définirait la clientèle : « J’adore le T7 parce qu’il réunit tout le monde : tous les âges, tous les milieux. Tu peux voir des cadres supérieurs danser avec des banlieusards, des étudiants en école de commerce. » Personnellement, je trouve ça tout de même très jeune, très hétéro cis, très blanc. Julien, 28 ans, dessinateur, n’est pas d’accord du tout avec Thomas. « La soirée a déjà très mal commencé. On a payé très cher, on s’est fait fouiller comme si on passait la douane. J’arrive sur le dancefloor, j’ai l’impression qu’il y fait jour, tout le monde fait des stories Instagram. Après, ça dépend de quel milieu tu viens. Moi je viens de la rave, j’ai habité quatre ans à Berlin et je viens d’arriver ici, à Paris. J’ai plus l’impression d’être à une soirée d’intégration d’école de commerce que dans un club techno. Je vois des gens en costard par exemple. Je n’avais jamais vu ça dans un club. »

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© Manon Pelinq

Fair-play, le raver relève quand même le positif : « C’est que la soirée commence tôt. Moi, je n’en ai jamais assez. Quand ça finit à 9 heures du matin, je me sens frustré. Alors que lorsque j’étais à Berlin, j’entrais dans le Renate et j’en sortais deux jours après. Ici j’ai pris ma place en ne connaissant pas du tout le club. À vrai dire, je voulais plus écouter u.r.trax que Nina Kraviz. » Son amie renchérit : « C’est trop hétéro cis. Moi, d’habitude, je sors dans des soirées en non-mixité choisie. Ou alors des free parties, des teufs plus rave. Des endroits où on se sent plus libre d’être soi-même. Là je suis venue pour écouter Nina Kraviz. Mais j’ai été choquée du prix, pour une soirée techno. Pour moi, le T7, c’est un club de richous qui ne savent pas s’amuser. »

Il est vrai que le contraste entre les soirées dites techno où j’ai moi-même l’habitude d’aller et le T7 est assez saisissant. Quand je demande aux teufeurs et teufeuses de la soirée où est-ce qu’iels ont l’habitude de sortir, on me répond : les Folies Pigalle, la Machine du Moulin Rouge, le Glazart ou le Rex. Des clubs, disons, traditionnels. La boîte se remplit, et la soirée bat son plein. Lunettes de soleil, t-shirt absent, mâchoire en vacances : tel est le thème de cette fête au T7.

Cette nuit-là a nourri pour moi une réflexion qui trottait dans ma tête depuis quelque temps déjà : comment la techno est-elle devenue une pompe à fric, un petit peu comme le dubstep il y a quelques années ? Comment un milieu dont les valeurs premières sont le do it yourself, l’anticapitalisme, le respect d’autrui, la mixité, et puis, disons-le franchement et avec amour, la shlagerie, se voit-il usurpé par des clubs où l’on vend toujours plus de tickets à des prix exorbitants ? Où les boissons sont excessivement chères (big up au #bouteilledeaugate), et où on n’est même pas très sympa avec ce qui est, de ce fait, une clientèle ? Cela dit, toutes les soirées ne coûtent pas le même prix au T7. Nina Kraviz est une superstar de la techno mais, par exemple, le prix maximum pour la soirée de ce weekend où jouera Worakls est de 34 euros. Force est de constater que le milieu de la techno est devenu un star-système capitaliste. Plus qu’une boîte, cet endroit me fait penser à une salle de concert, où les prix ne sont pas les mêmes selon les artistes, et, où il faut bien le dire, le système son est au top, ce qui n’est vraiment pas le cas de toutes les teufs de Paname.


*Erratum du 31 octobre 2021 : dans l’article tel que publié le 26 octobre, il était écrit que les fêtes techno avaient vu le jour à la fin des années 90. C’était une erreur, le mouvement techno est né dès les années 80. Nous en avons profité pour ajouter une précision, élargissant les caves suintantes aux lieux extérieurs où se sont également tenues nombre de free parties.

Image à la une : © Manon Pelinq

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