Nino André et Vinciane Mandrin, respectivement 25 et 22 ans, fondent leur travail sur l’identité dans ce qu’elle a de plus politique : l’assignation des corps en fonction du genre, de l’âge ou du pouvoir. Les deux artistes voient la performance comme un outil libérateur pour sortir de sa peau assignée et glisser d’un rôle social à l’autre. Sans être un duo d’artistes au sens classique, iels ont notamment joint leurs forces pour créer la performance Posture(s) à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon en 2019.
Posture(s) est une performance adaptée en vidéo et en édition, qui raconte l’interaction entre deux groupes principaux aux appellations cryptiques : les P et les E. Le sujet de leur réunion ne nous est jamais dévoilé, mais l’on peut suivre attentivement leurs prises de parole, leurs déplacements et leurs postures. Une hiérarchie informelle se manifeste peu à peu entre les personnages : certain·es sont plus à l’aise, certaines paroles plus écoutées. Cette situation vous semble familière ? C’est normal : Nino André et Vinciane Mandrin sont parti·es d’observations faites sur des interactions réelles entre des personnes de différents genres et niveaux de pouvoir. Si l’expérience proposée est terriblement dérangeante, elle n’en est pas moins nécessaire.
À propos de la vidéo de cette performance, quelqu’un·e nous a d’ailleurs dit : « on devrait la montrer à tou·tes les profs »… Si seulement ! À défaut, Manifesto XXI est allé·e rencontrer les deux artistes pour en savoir plus. Dans un trilogue à la fois joyeux et déter, on a parlé de leur rencontre aux Beaux-arts de Lyon, de leurs questionnements sur la binarité des rapports de domination, de leurs stratégies d’écriture « contre »-académique mais aussi d’espoir, beaucoup.
Faire Posture(s), c’était un peu s’outer en tant que féministe.
Nino André
Manifesto XXI – Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre rencontre ?
Vinciane Mandrin : Je travaille autour de l’écriture et des formes possibles pour faire entendre le texte : éditions, performances, lectures, interventions ou encore workshops. J’ai une pratique assez polymorphe.
Nino André : Moi c’est Nino mais j’ai plusieurs prénoms selon les projets (rires). Je pratique beaucoup le dessin et l’écriture, qui sont à la base de mon travail, et je suis un peu couteau suisse : performance, écriture, chant, dessin, animation. Pour moi, la culture queer et le collectif sont très importants. J’étais à La Cambre [ndlr : école d’art et de mode à Bruxelles] et j’ai fait une année Erasmus à Lyon, où j’ai rencontré Vinciane. Elle m’a dit : « je suis en train de fonder les Cybersistas, un groupe cyber féministe intersectionnel, si ça te dit… ». On est devenu·es ami·es, ça a beaucoup influencé nos pratiques.
V : J’ai fondé les Cybersistas au labo NRV, le studio numérique de l’école. Sur l’invitation de Nicolas Frespech et avec l’aide de l’équipe du labo, on en a fait un lieu d’échanges entre étudiant·es sur des problématiques de racisme, de sexisme, de transphobie… L’endroit est un peu excentré, c’est comme une petite bulle dans l’école, il y a du café, des fauteuils.
Comment en êtes-vous venu·es à créer Posture(s) ?
V : Nino et moi on était donc dans cette dynamique de groupe. Dans certains de nos cours, les HOP – des petits accrochages où plusieurs étudiant·es présentent leur travail à des profs – on se sentait super mal, sans capter pourquoi.
N : À Lyon, la corporalité y était très différente de celle qu’il y avait à La Cambre, où les profs essayaient de nous donner la parole pendant les bilans. Là, on était en grands groupes, très loin d’une logique d’atelier et il était interdit d’intervenir lors des bilans, je trouvais ça absurde !
V : C’est ça, Nino avait ce point de vue extérieur qui montrait qu’il y avait un truc bizarre. Moi je le pressentais seulement à ce moment. On a alors mis en place une stratégie de survie : observer ce qui se passe. Nino faisait des croquis sur le placement des gens, moi je suivais ce qui se disait. Qui coupe la parole à qui ? De quoi on parle ? Comment la parole circule ? Quel·les artistes sont cité·es ? Avec des lectures sur la linguistique et la sociologie, et la consultation de banques d’images de start-ups, cela nous a permis de construire un répertoire de postures.
Grâce à la logique du drag, on a pu penser comment performer des choses qui apparaissent comme neutres et non codifiées.
Vinciane Mandrin
V : À partir de nos observations, on a imaginé des personnages, puis on a écrit le script comme un simili compte-rendu scientifique. On utilise un ton pseudo-neutre, mais il y a en fait quelques petites blagues ironiques. Grâce à la logique du drag, on a pu penser comment performer des choses qui apparaissent comme neutres et non codifiées. La masculinité hégémonique est hyper située : le col blanc et le costume sont des choses très corporate. Avec nos corps qui ne pourront jamais rentrer dans ces normes, on pouvait montrer le caractère construit de ces systèmes de genre et de pouvoir.
N : Tout codifier, avec des initiales et des parenthèses, c’était aussi un moyen d’éviter l’accusation de diffamation. On pouvait prétendre que c’étaient des caractères imaginaires, des stéréotypes.
Comment a été accueillie cette proposition dans l’école ?
V : Une des premières fois où on l’a performée, c’était lors de notre bilan semestriel, justement un examen durant lequel on présente notre travail à un jury de profs. On avait devant nous certain·es des professeur·se·s qu’on avait observé·es… C’était vraiment un miroir ! À un moment où on parle du fait que les « P » pianotent sur leur téléphone, un des profs qui regardait son téléphone l’a rangé un peu en panique, genre « au secours, qu’est-ce qu’il se passe ? » (rires). Les profs qui avaient suivi notre processus, Marie Canet et Marie Voignier, nous ont dit qu’elles s’étaient reconnues. Ça les avait fait réfléchir : « comment je me place ? Qu’est-ce que j’ose faire, ou pas, devant mes collègues ? » Chez les profs mecs, un peu jeunes, certains ont admis qu’ils se reconnaissaient. Et puis il y a la génération d’avant, eux n’étaient pas chauds du tout ! L’un d’eux a dit que c’était trop situé dans les écoles d’art, donc pas assez accessible. Alors que des gens de divers milieux nous on dit qu’iels reconnaissaient des situations de travail.
Un autre nous a cité un exemple sur les prostituées marocaines et leurs clients, je ne sais quoi… Typiquement, il a transféré le problème sur un autre type de masculinité, forcément racisée, de classe populaire ou marginalisée pour dire : « c’est ça le sexisme. Nous, ça va. » Leurs stratégies, on les a beaucoup vues. Ces mecs pensent que la lutte des classes est le plus important, ils n’arrivent pas à comprendre le féminisme intersectionnel. Ils sont de gauche, ils ont fait Mai 68 donc ils ne pensent pas pouvoir provoquer une situation d’oppresseur.
N : Quand on nous dit que le féminisme ou le drag sont trop spécifiques, j’entends surtout que c’est simplement hors de la « neutralité » masculine !
C’est cette anthropophagie symbolique qu’on a mise au centre de Posture(s), avec l’envie de tuer la binarité des rôles – le « gentil », le « méchant ».
Vinciane Mandrin
Est-ce qu’on peut décrire cette performance comme un répertoire de postures de dominant·es et de dominé·es ?
V : Le but était aussi de voir le glissement de l’un à l’autre, en jouant juste avec l’équilibre et le centre de gravité. À la prise de vue, je dirigeais Nino par petits réglages [gestes de manœuvres, ndlr] : « avance tes fesses, rentre tes épaules, mets tes bras comme ça ». Avec un tout petit mouvement vers l’intérieur, on pouvait passer d’une posture à une autre complètement différente. On jouait aussi sur l’imaginaire de la femme puissante, mais toujours sexualisée. Quand une femme en costard prend une position de vieux mec avec des jambes écartées, il y a tout de suite un truc sexy bizarre. On se demandait ce que ça pouvait faire de prendre ces postures-là.
Et alors, qu’est-ce que ça fait ?
V : Eh bien faire une posture codée comme masculine mais avec des talons, en termes d’équilibre c’est super compliqué !
N : Passer d’une posture à l’autre permettait de montrer aussi que « victime » ou « bourreau », ce sont surtout des places qu’on prend. Le moment où on bascule, là c’est troublant. On aurait pu penser que moi j’étais le gros mascu et Vinciane la working girl hyper sensuelle, et en fait non. Dès qu’on donne l’impression de tenir un rôle, on bascule vers un autre, c’est une chorégraphie avec plusieurs personnages.
Le meilleur moyen de vivre sa carrière artistique, finalement, c’est de penser notre corps en performance !
Nino André
Vous parliez d’autodéfense à l’origine de l’écriture de la performance. Est-ce que ça s’est confirmé ?
V : Posture(s) a eu ce côté méta : on parle d’une performance quotidienne, celle des relations de pouvoir et de genre.
N : Le but était de glisser dans la peau de « l’ennemi·e » pour sortir de notre peau assignée. Ça nous a donné confiance en nous. Le meilleur moyen de vivre sa carrière artistique, finalement, c’est de penser notre corps en performance (rires) ! Avec des rôles comme « entretien d’embauche », « parler à un·e galeriste »… Ça permet de contrer ce syndrome de l’imposteur, c’était un bon outil pour arrêter de s’autocensurer à la sortie d’école. J’avais été marqué·e par l’article de Manifesto XXI justement : De l’école à la galerie, pourquoi les jeunes artistes s’évaporent-elles ?
C’est comme si la performance agissait sur trois « méta » niveaux : la forme plastique d’une performance, le sujet de la performance quotidienne, et son rôle performatif par l’« optimisation » de votre performance, pour reprendre le vocabulaire startup ! Comment le lien s’est-il fait avec les étudiant·es ?
V : Ça et les Cybersistas ont ouvert la parole avec les étudiant·es. Plusieurs fois, on a assisté à des bilans ou des diplômes blancs et l’une de nos anciennes profs nous a dit qu’on faisait un peu contrepoids aux rapports de pouvoir, même en ne disant rien, juste en étant présent·es.
En somme vous étiez comme des vigies ?
V : C’est ça, et il y a eu un autre glissement : Posture(s) est devenu un outil pédagogique. On a participé au colloque organisé par la Villa Arson autour des pédagogies critiques. Invité·es par ISBASTA [collectif inclusif de l’école d’art de Besançon, ndlr], on a ensuite organisé un workshop à Besançon, c’était trop bien ! On a parlé avec les étudiant·es de moments où iels se sont senti·es en position de force, ou en position de faiblesse, de moments où iels ont pu glisser de l’une à l’autre. Et bientôt [fin mars, ndlr], on va faire un workshop à l’EnsAD à Paris !
N : Yeah !
V : On le fait avec le collectif Fouhét-cù, qu’on forme avec Daisy Canard et Eva Barois de Caevel. On va proposer de concevoir des bijoux d’autodéfense. On a deux autres workshops prévus, l’un à Clermont-Ferrand et l’autre à Cergy.
C’est une vraie tournée !
V : Je pense que ça participe de l’énergie globale de ce qui se passe en ce moment dans le monde de l’art. Art en Grève, La Buse, Balance ton école d’art… Tou·tes disent : on en a marre, on veut changer ! Ça montre aussi l’importance de la pédagogie comme forme plastique, avec des créations non matérielles – comme la discussion – ou croisant plusieurs disciplines.
À un moment, j’ai décidé de [porter] mon travail avec tout mon corps, que ce soit quelque chose de décidé et non subi.
Nino André
Est-ce la performance était présente dès le début dans vos pratiques ? Pourriez-vous revenir sur votre cheminement vers ce médium, et son ancrage politique ?
N : Avant, je faisais du dessin très onirique, très doux, mais quand je présentais mon travail j’en tremblais, c’étaient des situations très inconfortables. À un moment, j’ai décidé de supprimer ces situations en portant mon travail avec tout mon corps, que ce soit quelque chose de décidé et non subi. Et dès que j’ai commencé à faire de la performance, bam ! Les questions de genre sont arrivées, parce que j’arrêtais de me planquer. Je suis une personne lesbienne non-binaire, et j’ai intégré ces questionnements dans mon travail.
Et toi Vinciane, le drag et plus globalement l’action ?
V : Chez moi c’est venu par étapes. Il y a eu d’abord le réveil féministe, puis mon réveil en tant que personne racisée et la découverte de l’afroféminisme. Ensuite, le réveil queer (rires), grâce à des rencontres. Posture(s) était ma première occasion de performer en direct et ça m’a ouvert plein de possibilités. J’ai découvert le drag, je l’ai exploré au-delà de l’école, dans des ateliers drag king, en soirée… C’est devenu un outil de plus.
Un autre truc qui m’a aidée a été d’accoucher de mon mémoire sur les sujets que je n’avais pas eu la force ou le courage d’explorer : ma fascination pour les vieux hommes blancs, la question de la racisation. Mon mémoire aussi a été performatif, il a été un vrai coming out ! Il s’appelle Sortir de chez moi. Je me rends visible en tant que meuf racisée queer : toutes ces identités politiques et choisies face aux assignations qu’on subit.
N : D’ailleurs, faire Posture(s), c’était un peu s’outer en tant que féministe. Ce n’est pas une position facile à assumer dans un milieu de l’art très masculin et très problématique – je me dis souvent qu’on a eu la chance de ne pas être foutu·es dans les poubelles de l’oubli… Et à la fois, cette performance est un statement. Campé·es sur notre position, sachant où on se situe, c’est plus facile de créer. On n’a plus à chercher des stratégies d’évitement, comme s’il y avait un code Hays dans le milieu de l’art.
V : Tout en assumant de faire une performance politique, on a cherché à ce que ce ne soit pas seulement une illustration, on voulait des stratégies efficaces. Le pouvoir du drag, on l’a conscientisé très vite. Après, tou·tes les deux, on a commencé à essayer d’habiter le trouble, en évitant de se différencier de la personne qu’on considère comme dangereuse ou comme ennemie. C’est cette anthropophagie symbolique qu’on a mise au centre de Posture(s), avec l’envie de tuer la binarité des rôles – le « gentil », le « méchant ».
N : On se demandait : qu’est-ce que ça fait de rentrer dans ces positions-là ? À qui ça profite ? Il y a un bénéfice d’un côté et de l’autre. On se dit : « si je suis accepté·e par ce prof mec, et si je ne fais pas trop la féministe, son importance va ruisseler sur moi ». Ça crée des situations qui n’ont aucun sens ! Alors non, je refuse ce bénéfice, ce petit bonbon que ce prof va me donner, et j’assume ma position de féministe. Ça veut dire refuser de prendre les circuits traditionnels avec des pièces très chères à produire. Nous, nos costumes tiennent dans une valise, nos formats sont des feuilles A4 en noir et blanc et agrafées. C’est aussi un héritage du drag : prévoir une documentation pour ne pas disparaître. Ça résonne avec la culture du fanzine dans les communautés minorisées.
Questionner les codes de la science et de l’art, c’est important, car ces deux choses ont été pensées par les mêmes personnes : des mecs blancs
Nino André
Et toi Nino, comment se situe ton mémoire dans ton cheminement ?
N : J’ai écrit mon mémoire sur les méduses. J’ai fait un parallèle entre les méduses, moi, l’art et la politique. Pendant longtemps, ces êtres étaient considérés comme des plantes et non des corps. On les a appelés comme ça à un moment précis dans l’histoire de la science, où on a donné des noms mythologiques à des êtres vivants. Or nommer revient à freezer un imaginaire, à le cadrer. J’ai été dans un « devenir méduse » pendant un an, j’avais l’impression d’être dans la dérive de mon genre, j’avais un problème avec les contextes, les cadres trop installés.
J’ai étudié l’histoire et l’histoire de l’art des méduses. Je cherchais quelque chose de précis et plutôt que de forcer sur des interprétations qui ne fonctionnent pas, j’ai écrit les textes que j’aurais voulu lire (rires). Questionner les codes de la science et de l’art, c’est important, car ces deux choses ont été pensées par les mêmes personnes : des mecs blancs, avec tout ce qui va avec !
Justement, comment ça se passe avec les codes de l’écriture ?
V : Au début, j’essayais de mimer les textes universitaires dont je me nourrissais. Et puis j’ai assumé le fait de n’être ni sociologue ni anthropologue, et ça a été une libération. J’ai aussi lu des autrices comme Dorothy Allison, Maggie Nelson, Audre Lorde. Elles ont un peu ce rôle d’entre-deux : profs à l’université tout en ayant une écriture narrative, poétique.
N : La manière dont on parle, ça nous situe, c’est hyper important. Avant je pensais que j’étais incapable d’écrire, puis la poésie est arrivée et j’ai changé d’avis. Je fais des fautes, ok, mais cette vision est hyper classiste, alors je considère que j’ai une écriture plastique. Je crée un langage, ou plutôt je me rapproche de langages qui me touchent. Travailler son écriture est un moyen de redescendre du piédestal d’artiste, ou de philosophe qui a l’autorité du savoir.
C’était très frustrant de ne pas avoir le droit, comme des mecs qui font de la peinture abstraite, à des discussions sur la forme, la poésie, les techniques.
Vinciane Mandrin
Vous parlez de votre coming out d’artistes féministes. Est-ce que vous avez eu, comme on le voit parfois, une sorte d’étiquette « féministe de service » un peu encombrante ?
V : Oui, je l’ai ressentie dès l’école. J’étais très investie dans les Cybersistas, les profs me connaissaient par ce biais. On me parlait donc beaucoup de politique, alors que mon écriture poétique, mon rapport à la musicalité, ces questions présentes dans mon travail étaient un peu esquivées. J’essaie d’amener les sujets politiques par un à-côté, en n’utilisant pas de termes trop entendus, en jouant avec le langage et en créant des choses inhabituelles pour parler de genre, de classe, de race… Et les profs me ramenaient à ce truc un peu bateau : « et du coup qu’est-ce que tu penses du « décolonialisme » ? » !
C’était très frustrant de ne pas avoir le droit, comme des mecs qui font de la peinture abstraite, à des discussions sur la forme. Je me suis retrouvée dans des bilans où on me disait « ok il y a du racisme, mais aux États-Unis il y a eu l’esclavage, alors que chez nous la colonisation, c’est quand même différent ». Euh, c’est quoi le rapport ?! J’avais quand même envie de discuter avec ces profs, ils pouvaient sûrement m’apporter quelque chose. Mon mémoire a été cet objet à poser sur la table à chaque fois que quelqu’un·e me disait un truc de merde. Comme ça, ils lisaient et enfin on pouvait discuter. Avant ça, avec eux, on ne parlait jamais de mon boulot.
C’est une vraie question cette « mode » du queer et de la pensée décoloniale dans l’art. En fait c’est surtout un effet vitrine.
Vinciane Mandrin
Et hors de l’école, comment ça se passe ?
V : Là ce n’est plus le fait d’être considérée comme une personne féministe et politique qui me dérange. C’est plutôt la peur de voir des institutions ou des personnes absorber notre discours. Selon le lieu, je peux me demander : est-ce qu’on s’intéresse à moi pour mon travail dans sa complexité ? Ou est-ce que ça pourrait être pour dépoussiérer un centre d’art qu’on m’invite moi, petite meuf qui fait du boulot à la mode en ce moment ?
À la mode ?
V : C’est une vraie question cette « mode » du queer et de la pensée décoloniale dans l’art. En fait c’est surtout un effet vitrine. Si on est un centre d’art avec une équipe 100% blanche, composée majoritairement de mecs cis hétéro, on invite des artistes qui parlent de queer, de féminisme et de décolonial et comme ça, pas besoin de regarder les problèmes au sein de notre institution. Je me pose d’autant plus la question que moi qui ai un discours queer et décolonial, j’ai la peau claire, je suis fem et mignonne, en fait je suis quand même « acceptable » pour ces milieux.
À quel moment peut-on utiliser mon corps non-binaire ? Est-ce que je suis d’accord pour servir cette personne, qui est souvent cisgenre et a d’autres luttes que moi ?
Nino André
Et toi Nino, comment tu vois l’institution ?
N : Je trouve que quand on sait où on se situe politiquement, c’est plus compliqué de savoir à qui demander une résidence, avec qui travailler ou pas. À quel moment peut-on utiliser mon corps non-binaire ? Est-ce que je suis d’accord pour servir cette personne, qui est souvent cisgenre et a d’autres luttes que moi ? Pour l‘instant, je suis encore prudent·e avec ça. Si on m’invite dans un lieu institutionnel, je me remets dans la position de Posture(s) et je me demande comment je peux soulever cet espace, comment déranger. Dans ces moments, j’ai tendance à faire des trucs hyper kinky, pour remettre un peu de sensualité dans ces endroits ! Le risque est quand même qu’on donne de l’énergie pour changer quelque chose, et que notre boulot devienne juste un vernis de « vigilance antisexisme » ou un truc comme ça.
V : Il y a aussi des contre-exemples dans l’institution. J’ai été invitée par Fanny Lallart dans le cadre de son projet ELGER, et on bosse avec des enfants qui ont moins accès à l’art contemporain. En plus, la discussion avec Fanny et Céline Poulin [directrice du CAC Brétigny, ndlr] est très agréable, on parle économie du projet, rémunération.
Évidemment qu’on est attiré·es par les personnes qui nous ressemblent, autant que nos profs masculins sont attirés par les mecs qui font de l’art minimaliste et qui parlent de formes !
Nino André
Manifesto XXI a publié un entretien avec Fanny Lallart qui en parle justement, ça va peut-être finir par être louche, ces louanges du même centre d’art !
V : C’est vrai qu’elle est super, et heureusement qu’il y a des gentes comme elle ! Pour notre génération, ça donne de l’espoir. Avec Daisy Canard et Nino, on réfléchit beaucoup à la relation intergénérationnelle. Comment on dialogue entre les générations, de manière affective et pas seulement professionnelle ? Quels liens peuvent remplacer des liens familiaux qui ne nous conviennent pas ? On a ces alliances qui forment un réseau de soutien, avec Instagram et toutes les connexions qu’on peut faire.
N : Quand on comprend qu’on n’est pas censé·es s’intégrer dans le système, on finit par créer nos propres réseaux. Évidemment qu’on est attiré·es par les personnes qui nous ressemblent, autant que nos profs masculins sont attirés par les mecs qui font de l’art minimaliste et qui parlent de formes !
V : C’est ça, le réseau qu’on se crée est cohérent avec nos valeurs. À Besançon par exemple, on a été invité·es par les étudiant·es et non les profs. On sait qu’iels avaient aussi invité Marguerin Le Louvier et Élodie Petit, des poète·sses, écrivain·es pédés gouines qui ont une écriture un peu punk. Ces personnes font un peu partie de notre famille d’artistes, en termes de courant de pensée.
N : J’ai travaillé dans une institution avec une curatrice lesbienne, ça change tout. Avoir des histoires en commun, des thématiques de travail, fait que parfois la collaboration est un peu magique. Elle coule toute seule quoi.
On a commencé la discussion sur les gros malaises que Posture(s) aborde, on va terminer sur cette note d’espoir, c’est chouette !
N : Avec Vinciane on aime bien les happy ends…
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Pour voir Posture(s) de Nino André et Vinciane Mandrin, c’est ici et pour voir Bleus de Vinciane Mandrin, c’est là.
Image en une : Nino André et Vinciane Mandrin, 2021 © Camille Pautasso