Art en grève : le cri de la culture en lutte contre la précarité 

À l’appel national des syndicats contre la réforme des retraites, un nouvel inter-collectif a répondu en décembre 2019 : Art en grève. Depuis deux mois, cette nouvelle réunion de collectifs et d’associations enjoint toutes les professions et tous les domaines du vaste monde de la culture, les « travailleu.r.se.s de l’art » à se mobiliser contre la réforme du gouvernement Philippe. Une longévité remarquable pour une impulsion donnée par des plasticien.ne.s et des proches du monde de l’art contemporain, domaine peu représenté dans les mobilisations syndicales traditionnelles… Les réflexions que le mouvement porte en disent long sur le besoin de (re)politiser la culture.

L’art a « enfin » rejoint la mobilisation sociale. La précision que l’on peut lire dans l’appel à la mobilisation d’Art en grève du 5 décembre est lourde de sous-entendus. Né de la réunion de plusieurs collectifs – parmi lesquels la Buse, Plein le dos, La Part des femmes, Décoloniser les arts, Gilets jaunes intermittent·e·s chômeur·e·s précaires — Art en grève s’adresse à tous les « travailleur.se.s du monde de l’art ». Dans le sillage de la réforme des retraites, Art en grève, dès son premier texte, revendique une contestation plus large : critique du racisme institutionnel, des conditions de travail dans les grandes institutions, de la présence de grandes entreprises dans l’art… Le cri rencontre un certain écho, le QG est établi au DOC! dans le 19e. L’inter-collectif aura été en tête de cortège à chaque manif, en assemblée générale chaque semaine, aura organisé des ateliers de banderoles et de coordination cortège, et il est désormais bien implanté en région (à Lyon, Nantes, en Auvergne…). Objet contestataire non identifié, Art en grève dénonce une réforme qui va considérablement fragiliser les métiers liés à la création et cristallise le ras-le-bol de nombre d’acteurices. Pour la première fois, jeudi 6 février, Art en grève n’a pas défilé. Un signe de fatigue qui caractérise tout le mouvement contre la réforme, mais qui est aussi le signe d’une mutation des formes de lutte dans le champ des arts… et de leur inscription dans la durée. Alors que les débats sur le projet de réforme commencent à l’Assemblée, la critique radicale qui se structure, à un moment où le monde de la culture est particulièrement précarisé, est plus que nécessaire.

État de l’art : pourquoi les réformes menacent la culture

Mercredi 29 janvier, boulevard de Port-Royal (14e) dans le cortège Art en grève. Elisabeth a bientôt 50 ans, elle est comédienne. Mobilisée depuis décembre, elle a quasiment fait toutes les manifs, les AG du monde de l’art et les inter-professionnelles. « Pour toutes les carrières discontinues, la retraite à points c’est une catastrophe » explique-t-elle. Le dispositif central de la réforme des retraites prévoit la généralisation d’un mode de calcul des pensions en fonction du nombre de « points » collectés par chacun.e au cours de sa carrière. Seulement, la valeur de ces fameux points pourrait fluctuer, ce qui concentre toutes les inquiétudes. « C’était déjà assez compliqué, on la calculait sur les 25 meilleures années et la plupart des artistes n’ont pas 25 meilleures années. La retraite à points c’est terrible parce que ça redilue ces revenus. Nos retraites ne vont pas diminuer de moitié, mais quasiment » poursuit-elle. D’où le slogan-phare qui rythme les manifs : « Retraites par poings dans ta gueule ».

Manifestation du 29 janvier à Paris (© Documentations)

Les syndicats le martèlent depuis décembre : les femmes, tous secteurs confondus, seront perdantes dans cette réforme. Celles et ceux que l’on appelle les racisé.e.s aussi. Dans le cortège ce jour-là, les collectifs décoloniaux d’Art en grève – Décoloniser les arts, 343 racisé.e.s, La Permanence – sont rassemblés derrière la bannière « Paye ma retraite avec ta dette coloniale ». L’accès aux carrières artistiques pour les racisé.e.s est restreint par un cumul d’obstacles allant du racisme des institutions culturelles aux freins psychologiques, en passant par le classisme. « Les créateurs et créatrices, les artistes interprètes, accumulent des retards dans leur carrière, dans leurs niveaux de rémunération et, partant, dans la constitution de l’épargne-solidaire que constitue la retraite. Ainsi, il est évident qu’une retraite à points, calculée sur l’ensemble de la carrière, ne peut que laisser augurer une terrible paupérisation des artistes racisé.e.s » expliquent les collectifs.

Cette réforme, et comment elle mobilise ou pas les différents métiers et secteurs de la culture, a en fait dessiné des géographies de la précarité et elle pose avec acuité la question de la solidarité dans des champs où « la passion » est souvent une raison pour accepter d’être maltraité.e : « On préfère sauver sa petite place, si inconfortable soit-elle » constate Eiji, 34 ans, scénariste et chargé de cours dans une école de cinéma. Si le jeune homme reconnaît être venu rarement en manif depuis le début de la mobilisation, il déplore le manque d’intérêt du monde du cinéma : « Ce qui est un peu malheureux c’est que j’ai l’impression que les gens ont peur d’affirmer leurs convictions. Mais je crois aussi qu’il y a une vraie dépolitisation. Moi-même quand je viens dans ce genre de manifestation je suis surpris de ne pas voir plus de gens du milieu que je connais. »

Manifestation du 29 janvier à Paris (© Documentations)

Solidarités précaires 

« Encore beaucoup de gens n’ont pas bien compris qu’il faut se mobiliser » constate amèrement le délégué de la CGT spectacle Denis Gravouil à la 3ème AG Spectacle, Art & Culture au théâtre Traversière lundi 3 février, à laquelle participent des membres d’Art en grève. En décembre, le tableau global de la mobilisation est spectaculaire. Les images des danseur.se.s de l’Opéra de Paris performant sur le parvis ont marqué, et ils ont obtenu le maintien de leur départ en retraite à 42 ans jusqu’en 2022. Mais tous.tes ne sont pas logé.e.s à la même enseigne, loin de là. C’est un paradoxe : la mobilisation a fait converger une diversité exceptionnelle de métiers, qui se rencontrent dans les cortèges et en AG, un dialogue entre les différents secteurs s’est mis en place, mais l’effort peine à entraîner la masse. Un Italien, membre de l’Opéra, est venu porter le message de solidarité de ses camarades ce soir-là :

La culture est un système. On ne peut pas sauver l’Opéra et laisser les autres derrière.

Pourtant, le message de la nécessité vitale de faire front contre la réforme des retraites et du chômage ne semble pas être vraiment passé : « Il faut être solidaire car on s’attaquera au régime des intermittents dans 2 ans » affirme le délégué de la CGT spectacle ce soir-là. En marge d’une discussion syndicale, Franck Riester aurait admis avoir sauvé le fameux statut in extremis des projets de réforme. Son implication dans le dossier est est loin de satisfaire : le ministre de la Culture a dû annuler ses vœux, les intermittent.e.s et personnels mobilisé.e.s guettent ses sorties pour exprimer leur mécontentement, comme à Nantes aux Biennales internationales du spectacle vivant. Pour montrer les vertus du système à points, le ministère de la Culture s’est pourtant basé sur des profils… d’intermittents gagnant l’un 20 000€ par an, l’autre 40 000€. Une simulation qui fait rire et grincer des dents au théâtre Traversière. Les syndicats ont critiqué le manque de réalisme de ces simulations, qui ne correspond pas à la réalité de nombre d’acteurices du milieu de la culture. D’ailleurs, « il y a aussi un sujet de mise en danger du ministère de la Culture au long cours parce que pour, soi-disant, garantir les mêmes droits à la retraite, il faudra aligner 350 millions pour les auteur.ice.s qui n’ont pas de charges patronales. » À date, le ministère n’avait pas été en mesure de fournir d’autres projections. « Au moins, sur les concertations assurance chômage, on a des cas types » rumine le syndicaliste. 

Manifestation du 10 décembre à Paris (© Documentations)

La deuxième partie de la réforme du chômage devrait d’ailleurs entrer en application à partir d’avril. Le premier volet fait déjà des ravages chez les précaires de la culture qui jonglent entre les CDD de trois à six mois, et qui toucheront plus difficilement leur assurance chômage. Les employé.e.s des grandes institutions culturelles, bibliothécaires, personnel d’accueil, mais aussi vacataires des conservatoires se mobilisent aussi pour faire valoir la précarité de leur situation. Le collectif Vacataire de Paris Musées a ainsi manifesté devant la mairie de Paris, lors du dernier conseil municipal avant les élections. Les employé.e.s du Louvre sont aussi mobilisé.e.s depuis décembre : « Ces dernières années, le manque d’effectifs dans les zones muséographiques se faisant de plus en plus sentir, le recrutement de collègues sur contrats courts a explosé » raconte Frédéric Serrier, de SUD Culture Solidaires, contacté par mail. « Lors des journées de mobilisation contre la réforme des retraites, l’exposition Léonard de Vinci, surveillée par des précaires, était systématiquement ouverte. Il est déplorable que la tenue des expositions phares, vitrines de la culture en France, s’appuie sur des contrats précaires. » La mobilisation des salariés dans l’institution dénote, et si leurs actions de blocage sont globalement bien reçues, « il est ironique de constater que les plus violent.e.s sont très souvent un public parisien retraité, qui a la possibilité de venir chaque jour » commente le syndicaliste.

Point culture : repenser le travail artistique

Penser des moyens d’action adaptés aux précaires fait partie des réflexions d’Art en grève, qui consacre un espace pédagogique sur son site : Comment faire grève ? Deux mois plus tard, l’inter-collectif se structure progressivement mais revendique toujours une organisation polyphonique et horizontale. La question des formes d’action adaptées se pose avec acuité et l’assemblée générale d’Art en grève vendredi 31 janvier aura marqué un tournant dans les débats internes des mobilisé.e.s. Après deux mois de manifs et de rencontres avec les syndicats, l’envie d’agir autrement se fait pressante. Parmi les fondateur.rice.s, les voix s’élèvent pour arrêter de participer aux manifs, qui demandent trop d’énergie pour une marge de manœuvre délimitée. La mutation vers un calendrier original d’actions coup de poings a déjà commencé. Plusieurs membres d’Art en grève ont participé et soutenu l’action coup de poing qui a eu lieu à la 69ème édition de Jeune Création à la fondation Fiminco le 25 janvier pour dénoncer la précarité des jeunes artistes exposé.e.s. Ou encore à l’INHA (Institut national de l’histoire de l’art) où quelques personnes sont venues perturber la Nuit des Idées jeudi 30 janvier.

« À chaque fois le public a réagi en applaudissant. Tout le monde se sent un peu concerné » commente Barthélemy, sociologue et membre de La Buse. « Art en grève a pris de manière un peu inattendue et a été repris dans 15 villes différentes. L’idée que ce n’est plus acceptable de travailler gratuitement est présente dans toutes les têtes depuis longtemps mais et ça émerge maintenant grâce aux mobilisations sociales qui permettent de libérer la parole. Cela fait quarante ans que l’on subit une succession de réformes néolibérales, et si l’on ajoute à ça le système anti-démocratique de la 5ème République, la situation devient carrément explosive. » Créé il y a un an, le média militant et collectif Documentations résume les choses de cette façon : « Art en grève s’inscrit dans la continuité d’un cycle de politisation du champ de l’art. » Une dynamique marquée notamment par la création récente des autres associations signataires de l’appel du 5 décembre :

Il est difficile de définir Art en grève, chaque personne y vient pour des raisons et des motivations différentes, mais un constat semble se dessiner assez clairement, selon nous, il nous semble impossible de continuer à travailler, à créer et à participer au monde de l’art comme avant. Art en grève a engendré une prise de conscience plus globale.

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Et ce mouvement protéiforme n’est pas forcément bien compris selon l’équipe : « Lorsque des médias mainstream ont abordé le sujet d’Art en grève, ces articles témoignaient d’une volonté de raconter ce mouvement en accord avec des représentations stéréotypées (souvent romantiques) de l’art et des artistes. » Un point de vue que partage Barthélemy : « L’idée d’une normalité de la précarité de l’artiste, qui repose sur une représentation sociale ancienne de l’artiste-bohème, est malheureusement encore très présente hors du champ de l’art. Cette idée est par ailleurs justifiée par des théorisations pseudo-savantes mais franchement néolibérales affirmant que la précarité favorise la créativité. »

Manifestation du 9 janvier à Paris (© Documentations)

Outre une critique anti-capitaliste du monde de l’art contemporain, ce qui se joue dans le mouvement d’Art en grève c’est la représentation de professions artistiques peu protégées et peu représentées dans les luttes sociales, comme les auteur.rice.s et les plasticien.ne.s : « Je n’ai pas encore trouvé dans l’Histoire des mobilisations d’artistes pour leur propres droits, mais seulement en soutien d’autres luttes. » continue le sociologue. Il explique notamment ce décalage avec les autres champs artistiques par la spécificité du travail des arts visuels, difficilement quantifiable, auquel il est donc difficile de rattacher des droits – un changement de paradigme dans le rapport aux institutions publiques et au marché. « Le champ de l’art est marqué par de très fortes inégalités, avec une majorité des personnes en situation précaire et un petit contingent qui peut vivre de la vente des œuvres, pour dans de rares cas des montants très élevés. Bien que non représentative de la réalité, cette image de l’art contemporain dans les médias dominants reste pourtant attachée à ce micro-marché financiarisé » résume Barthélemy en évoquant le modèle du « winner-take-all market » du sociologue Pierre-Michel Menger.

Le changement de stratégie d’Art en grève devrait aussi laisser la place à une production de revendications, jugées jusqu’ici « floues ». Une qualification qui dénote encore une fois d’une incompréhension de ce qui se joue dans Art en grève, selon Barthélemy : « Les revendications floues sont analysées comme une faiblesse par les médias mainstream, mais cela révèle plus leur inconscient social qui ne peut penser les structures politiques que de façon très hiérarchisées, avec une liste de revendications à la clé. »  Le sociologue revendique une autre grille d’analyse pour le mouvement : « De mon point de vue l’essentiel se joue ailleurs pour l’instant : dans l’agrégation de personnes aux parcours et activités très différents mais qui sont portées par une vision commune, et cela est permis par la décentralisation des formes de luttes qui n’empêche pas la cohérence. » 

Au même titre que les autres travailleur.se.s, ce n’est pas seulement contre la réforme des retraites qu’une partie des mondes culturels se mobilise, mais bien contre le monde qui va avec. Un monde où des violences de différents ordres, qu’elles soient économiques, sociales, raciales ou de genre, se cumulent jusqu’à faire système.

Par ailleurs, la paupérisation des auteur.rice.s et des artistes est au cœur du rapport Racine, commandé par le ministère de la Culture pour répondre à la crise de la rémunération des auteurs et récemment publié, et du travail de La Buse, collectif moteur d’Art en grève. Le groupe prépare également la publication de sa plateforme de signalement et de suivi des pratiques abusives dans le monde de l’art. En attendant de voir si les manifs reprennent, Art en grève s’est accordé une parenthèse festive ce dimanche 16 février avec l’événement Danse la grève.

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