ABOMINATION, le manifeste férocement gay de LYNKS

Sensation de la scène anglaise, LYNKS est bien parti pour conquérir le monde : avec son premier album ABOMINATION, il délivre rien de moins que la bande-son tragi-comique d’une époque.

Impossible de savoir à qui ressemble le visage de LYNKS dissimulé derrière d’incroyables cagoules et masques. Il est pourtant facile de reconstituer la lignée d’artiste à laquelle il appartient. Son sens de l’électro-pop cash le place d’emblée en digne héritier de Peaches. Ensuite, son album pourrait aussi être vu comme un enfant terrible de All of us strangers, sorti en début d’année. Comme le film de Andrew Haigh, ABOMINATION est une œuvre qui parle avec justesse des appretées de la vie gay, mais LYNKS a choisi la voie du camp pour marquer les esprits. C’est un hédonisme nourri de malice et de rage queer qui se raconte dans ce disque. LYNKS compose avec autant désinvolture sur le manque de modèles pour vieillir gay et les risques qu’il prend pour des plans cul. Avec une ironie mordante, il chante la chance d’être né à une époque où sa sexualité ne condamne plus à la peine de mort, son premier émoi (« TENNIS SONG ») et la vingtaine chaotique d’un éveil sexuel retardé par le poids de l’homophobie. Le tout est servi avec ses irrésistibles tubes déjà sortis, « NEW BOYFRIEND » et « CPR ». LYNKS sera sur la scène du Hasard Ludique vendredi 26 avril pour un show que l’artiste anglais a répété avec ardeur. On lui a passé un coup de fil quelques jours avant pour discuter drag, sexe et communauté. Let’s spill the tea !

Manifesto XXI – Comment as-tu choisi le titre ABOMINATION ? Dans les paroles de la chanson du même nom tu dis que tu veux « put the ass in blasphemy », un très beau jeu de mots. Mais dans quelle mesure ce choix est-il lié à la montée des conservateurs de droite et au climat réactionnaire qui règne actuellement sur les questions LGBT ? 

LYNKS : Je pense que c’est évidemment en arrière-plan, de manière inconsciente, mais je pense qu’au Royaume-Uni, surtout à Londres, nous sommes relativement à l’abri de la montée de l’alt-right. Évidemment, on en parle tout le temps dans les journaux avec ce qui se passe en Europe et en Amérique. Et dans une certaine mesure au Royaume-Uni aussi, mais je pense que ce n’est pas aussi extrême. C’est une période vraiment effrayante pour les personnes queers. 

C’est terrible tout ce qu’a provoqué un seul mot [Abomination] écrit par un connard dans un livre il y a des milliers d’années. J’ai aimé me le réapproprier de la même manière que l’on peut se réapproprier une autre insulte.

LYNKS

Cela ne change rien au fait qu’il y a une quantité incroyable d’animosité ancrée dans la culture. Pour mon premier album, je voulais vraiment explorer toute cette merde qu’on intériorise en grandissant en tant que personne queer. La Bible définit « l’abomination » comme « un homme qui couche avec un homme comme il le fait avec une femme » et c’est l’un de ces mots qui, je pense, a une signification très particulière pour les personnes queers. Pour les hétéros, ce n’est qu’une phrase quelconque… Alors que pour nous, quand on est enfant, on va sur Google pour savoir ce que dit la Bible à propos de l’homosexualité, et c’est cette ligne qui apparaît. On se demande si Dieu existe, ce qu’il pense de nous et on découvre que pour Dieu nous sommes une abomination ! Ce mot a beaucoup de poids et on ne peut pas s’empêcher de l’intégrer un peu. J’ai réfléchi à tous les dégâts que ce mot a causé dans le monde entier. Le nombre de personnes qui ont été chassées de l’Église, le nombre de personnes qui ont quitté leur maison, se sont suicidées… C’est terrible tout ce qu’a provoqué un seul mot écrit par un connard dans un livre il y a des milliers d’années. J’ai aimé me le réapproprier de la même manière que l’on peut se réapproprier une autre insulte. Le chanson-titre « ABOMINATION » dit que si la religion nous considère comme des démons, peut-on vraiment s’étonner que nous sortions et nous habillons comme des monstres ? Prendre le pouvoir et être une abomination, je pense que c’est en grande partie ce que représente le drag alternatif : le monde nous dit que nous sommes des monstres, que nous sommes méchant·es et je pense que c’est très stimulant d’y aller à fond. Je tire beaucoup de mon influence stylistique de la drag horrifique. 

Parlons de drag oui. L’influence de Leigh Bowery est visible dans tes costumes et tes looks, mais qui d’autre t’inspire ? Il y a une scène drag, et en particulier club kid et créature, très vivante au Royaume-Uni. 

Oui, Leigh Bowery est ma grande source d’inspiration. Quand j’ai commencé LYNKS, l’idée qétait de faire  un concert où quelqu’un qui ressemblerait à Leigh Bowery serait sur scène pour faire une sorte de club music bourrin. Je me suis dit que ce serait épique ! Je n’avais jamais vu quelqu’un•e faire ça, alors je me suis dit : « Et puis merde, je vais essayer ». Au début, je pense que cela se recoupait beaucoup avec l’univers d’Alexander McQueen. Je n’atteignais pas du tout le niveau de ces créations [ndlr, LYNKS a longtemps fait ses costumes lui-même] mais juste en termes d’inspiration, j’aimais cette féminité tordue. J’adore la collection «  Horn of plenty  ».

Et puis oui, la scène drag à Londres est tellement riche et incroyable. Je sortais beaucoup, mais je pense qu’à cet âge-là, je n’étais pas vraiment dans les bons clubs parce que je voyais beaucoup de super drag, mais plus traditionnel. Je ne voyais pas trop de club kids dans les clubs à l’époque où je sortais. La plupart de ces vibes monstres venaient d’Internet. Le show Dragula a eu une grande influence sur moi. J’ai regardé Drag Race comme toutes les autres personnes queer à l’adolescence, mais je ne l’ai jamais considérée comme accessible parce qu’elle ne correspondait pas à la façon dont j’aurais voulu me présenter !

Il t’a donc fallu du temps pour trouver ta tribu queer ? J’ai entendu dire que Londres était difficile d’accès et qu’il était difficile de trouver son public.

Oui, c’est vrai. J’ai commencé LYNKS à Bristol, où j’étais à l’université. À l’école, je n’avais pas vraiment d’ami·es queers. Certain·es se sont avéré·es l’être au final, mais à l’époque nous étions toustes dans une culture très scolaire, nous ne sortions pas dans des clubs gays. Nous allions dans les soirées hétéro trashy classiques avec nos fausses cartes d’identité. (rires) Ensuite, quand je suis allé à l’université, LYNKS s’est construit plutôt sur la scène musicale que sur la scène des clubs. C’est à la fois une bonne et une mauvaise chose, parce qu’évidemment, tu es toujours le ou la chelou·e de service. Tu seras toujours l’anomalie, ce qui m’a bien servi car cela m’a permis de me démarquer d’une manière que je ne pouvais pas avoir dans le monde drag. Mais cela signifiait aussi que, parfois, je me faisais traiter un peu comme de la merde par des gens qui ne comprenaient pas vraiment ce que je faisais.

Je suppose que cela a alimenté une certaine envie de taquiner les hétéros dans tes chansons et tes performances ?

Pour être honnête, j’ai reçu un très bon accueil de la part de la scène underground. Je veux dire qu’à Londres, c’est mieux [qu’ailleurs], on accepte très bien la différence, donc je ne veux pas exagérer. Mais inévitablement, si tu joues dans des espaces [non queer], tu as toujours un tiers de la foule, qui est très perplexe et confus devant mon live. Je pense que c’est très amusant de faire des chansons comme «  Straight acting » ou « Silly boy » pour eux. Les mecs hétéros s’énervent et je peux les voir se mettre à l’écart et aller chercher une bière au bar. C’est un peu sadique de ma part, mais c’est aussi très amusant.

J’aimerais beaucoup qu’en écoutant mes chansons, une personne se sente vu·e, ou comprenne quelque chose qu’iel avait peut-être du mal à exprimer…

LYNKS

Tu portes une cagoule et tu es anonyme. Quelle est ta relation à ton public et tes fans ? Es-tu proche de certains de tes auditeurices ? 

Non, honnêtement, pas vraiment. Je vais dire quelque chose d’un peu polémique mais je vois beaucoup d’artistes qui se comportent comme si leurs fans étaient leurs meilleurs amis, qui envoient des vidéos Instagram directement à leurs fans en leur disant à quel point iels les aiment et tout ça… J’adore rencontrer des fans à des concerts et tout, mais je ne peux pas être cette personne qui agit comme si j’étais le meilleur pote de quelqu’un·e que je n’ai jamais rencontré. J’ai des amis proches auxquels je tiens beaucoup et je ne peux pas faire semblant que vous êtes mon meilleur ami si ce n’est pas le cas… Cela ne fonctionne pas et je pense que cela encourage les relations parasociales, toute cette dynamique qui est si présente aujourd’hui dans les fandoms… Cela me semblerait assez irresponsable de l’alimenter, surtout parce que j’ai beaucoup de jeunes fans, en particulier des jeunes personnes queer. 

Je vois des artistes le faire de manière cynique, ils essaient d’augmenter leurs ventes ou d’inciter les gens à acheter leurs t-shirts… Je comprends que nous ayons tous besoin de manger, je ne veux pas de mal à ceux qui font ça mais je pense que cela crée des relations malsaines. Je ne vais pas faire ça. J’aime le fait que mes fans aiment ma musique, j’en suis très reconnaissant. Iels m’ont littéralement donné une carrière, c’est incroyable, mais mes ami•es sont mes ami•es, mes fans sont mes fans. Je me couvre littéralement le visage pour performer, il est évident que j’aime avoir un certain degré d’intimité !

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Parce que les espaces queers sont les seuls espaces où on peut vraiment rencontrer des gens pour du sexe, ça signifie que beaucoup d’espaces safe deviennent intrinsèquement liés à notre capital sexuel.

LYNKS

Est-ce que tu espères faire passer des messages et aider des gens à travers tes chansons ? Tes textes sont légers mais aussi critiques à l’égard de certains travers de la communauté LGBT. Dans la première chanson de l’album « USE IT OR LOSE IT », tu écris « ma vie se termine le jour où je ne suis pas invité à l’orgie ». C’est assez ironique, mais ça vise juste aussi, je suppose. 

Aider les gens, je ne sais pas. Les faire se sentir un peu mieux, oui. Ou au moins les aider à voir les choses un peu différemment et peut-être à prendre un peu de distance par rapport aux injonctions. J’aimerais beaucoup qu’en écoutant mes chansons, une personne se sente vu·e ou comprenne quelque chose qu’iel avait peut-être du mal à exprimer… Je sais que quand j’écris mes chansons, je ne fais pas que laver mon linge sale en public, j’ai reçu beaucoup messages depuis que cette chanson est sortie. Iels m’ont dit que c’était leur dire la vérité en quelque sorte… Et c’est très positif parce que c’est vraiment une sujet dans le monde gay. Parce que les espaces queers sont les seuls espaces où on peut vraiment rencontrer des gens pour du sexe, ça signifie que beaucoup d’espaces safe deviennent intrinsèquement liés à notre capital sexuel. Je pense que c’est de là que vient la phrase « ma vie s’arrête le jour où je ne suis pas invité à l’orgie », parce qu’en tant que personne queer il est difficile de s’imaginer dans nos propres espaces le jour où on n’a plus de « valeur sexuelle ».

D’ailleurs, je déteste la façon dont les gens peuvent parler du « vieux mec creepy du club » et de pourquoi il ne devrait pas être dans un club gay. À moins que quelqu’un ne soit vraiment bizarre avec vous, ou flirte avec vous de manière non consensuelle, laissez-le « vieux » venir au club ! 

L’âgisme est un sujet brûlant sur le Twitter gay français. Les jeunes gays disent que les vieux sont des prédateurs et les vieux gays répondent aux jeunes qu’ils n’ont nulle part où aller et qu’ils ne veulent pas être pointés du doigt au sein de la communauté.

Mais oui ! Sérieusement, tu ne penses pas que tu voudras sortir en boîte quand tu seras plus âgé ? En fait, ça m’énerve vraiment.

Look du clip « NEW BOYFRIEND »


Tant mieux ! Dernière question, quelle est la chanson dont tu es le plus fier sur l’album ? Au niveau de la production ou des paroles ?

Il y a plusieurs choses : je pense que la chanson dont je suis le plus fier sur l’ensemble de l’album est probablement «  USE IT OR LOSE IT  », juste parce que je pense que c’est un banger. C’est une chanson très amusante, les paroles sont très drôles mais elles ont aussi beaucoup de sens et j’ai réussi à dire quelque chose d’assez nouveau. Ensuite, en ce qui concerne la production, je pense que celle dont je suis le plus fier, je dirais que c’est «  LYNKS THINKS  » parce que le beat est tellement bon ! C’est l’une des plus récentes, je l’ai faite relativement peu de temps avant que l’album ne soit terminé.


Relecture et édition : Benjamin Delaveau

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