Du 18 au 20 novembre, la Berlin Atonal organise un festival hommage à Iannis Xenakis. Pour l’occasion, Kali Malone est invitée à faire résonner Living Torch à travers les murs du Kraftwerk, lieu où aura lieu le concert. À cette occasion, nous l’avons rencontré afin de discuter architecture du son et héritage du musicien décédé à Paris en 2001.
Iannis Xenakis revient souvent comme référence lorsque l’on évoque les chemins de la musique concrète. Ayant trouvé refuge à Paris après son exode politique lors de la guerre civile en 1947, il se fait une place en tant qu’architecte au sein de l’atelier Le Corbusier et mathématicien du son. Dans son pays, il est condamné à mort par contumace pour terrorisme politique. Étonnement, il clame vouloir éloigner la musique de toute lecture politique. Il crée instinctivement des compositions qui représentent la torpeur personnelle et le chaos du monde, potentiellement pour apaiser celleux qui sont déchu·e·s et perdu·e·s.
Kali Malone fait partie de celleux pour qui l’œuvre de Xenakis est fondatrice. Après ses cinq ans au conservatoire de Stockholm en musique électroacoustique, elle intègre l’INA pour explorer la technicité de leur Acousmonium, ensemble de hauts-parleurs variés qui produisent une écoute unique en ce monde. Elle nous dévoile les secrets de sa résidence afin de mieux cerner l’importance de l’espace dans ses productions passées et présentes. Pour nos lecteur·ice.s à Berlin, elle jouera Living Torch vendredi lors du festival X100 organisé par la Berlin Atonal.
Manifesto XXI : Tu as réalisé Living Torch à l’Ina GRM, à Paris. Cette opportunité créative a-t-elle changé ton approche de création musicale ?
Kali Malone : Quand j’ai eu l’opportunité de travailler à l’INA, je venais de terminer cinq ans de conservatoire à Stockholm où j’étudiais la musique électroacoustique, donc je me sentais très préparée et dans la lignée pour aller au GRM. J’avais étudié l’œuvre de Xenakis et beaucoup d’autres compositeurs électroacoustiques au préalable et j’avais l’impression d’entrer dans cet endroit façonné pour moi. J’étais prête à en tirer le meilleur parti et impatiente d’essayer quelque chose de nouveau. Mais c’était aussi le fruit de toutes les recherches que j’avais faites en matière de synthèse et de compositions canoniques. Au GRM, j’ai pu fusionner l’écriture pour la musique acoustique et l’écriture pour la synthèse. J’ai trouvé des moyens d’utiliser des structures très mathématiques et très binaires que j’utilise souvent pour les orgues, mais en le faisant avec la synthèse. Il s’agissait de trouver un équilibre entre les restrictions de la composition et la liberté de timbre.
Living Torch s’appuie sur des codes plus canoniques, proches de la musique de chambre. De fortes textures électroniques entourent le deuxième morceau, enveloppant l’orgue à tuyaux. Tu pourrais m’expliquer les choix pour ces deux morceaux ?
Il n’y a pas d’orgue à tuyaux dans Living Torch. Ce que l’on pourrait croire en être un est en fait une méthode de synthèse additive et soustractive que j’utilise depuis longtemps. Les deux morceaux peuvent être vus comme une synthèse additive où le premier morceau pose les bases de la structure harmonique, de la structure canonique et de la structure rythmique. Dans le deuxième morceau, on est déjà tellement familiarisé avec le territoire harmonique qu’on peut aller beaucoup plus loin. La rythmique est peut-être un peu rigide, mais la distorsion et le bruit permettent d’aller chercher d’autres horizons. Tout semble plus chaotique et sauvage, bien que le tout soit encore très lié à un canon métrique. C’était une chose très amusante à faire : essayer de comprendre comment équilibrer le chaos et de la violence.
Cela a-t-il été rendu possible par l’orchestre Acousmonium ?
Totalement. Travailler avec des systèmes multicanaux m’a juste donné l’occasion de placer les sons en mouvement comme s’ils étaient des conditions météorologiques, des ouragans ou du vent dans l’espace. Ça permet aussi d’accentuer la directionnalité, la force et la matérialité du son. Ce qui est si excitant dans l’utilisation de l’Acousmonium, c’est que tous les haut-parleurs sont différents, ils ont donc tous des plages de réponse en fréquence très variées. Vous pouvez combiner un certain son à un certain haut-parleur, et cela va redonner vie au son initial. Si j’enregistre un trombone, il se désintègre. Quel que soit le haut-parleur que j’ai choisi de diffuser, il reçoit un nouveau corps et une nouvelle présence physique.
Iannis Xenakis composait de la musique en relation avec l’espace et la résonance du son en eux. Quelle est l’importance de la composition spatiale dans ton travail, vu que tu joues souvent dans des églises. Est-ce principalement parce qu’elles abritent de nombreux orgues, ou que la résonance de tes notes t’y convient le plus ?
Les orgues sont des instruments très spatialisés, ils sont presque comme un orchestre combiné en un seul instrument. Chaque demi-note sur le tuyau est soit à gauche, soit à droite, donc si vous jouez une gamme chromatique, c’est extrêmement stéréo. De nombreux orgues ont des tuyaux auxiliaires déplacés dans toute la pièce. Quand je fais face à un orgue qui a peut-être un ensemble de tuyaux espacés à travers la pièce, j’essaie toujours de spatialiser le contrepoint de la musique comme s’il s’agissait de chanteurs. Je travaille beaucoup en harmoniques à quatre voix. J’aurai probablement une voix au fond de la salle, une sur le côté, une vers moi. Ainsi, le contrepoint est très articulé dans l’espace et pour l’auditeur·ice. Il y a beaucoup plus de place pour l’articulation quand c’est spatialisé.
Tu disais précédemment que les sons du tuyau avaient été créés avant ta rencontre réelle avec l’instrument. Je me demandais si depuis ta rencontre avec la spatialité et la temporalité de l’instrument, tu étais déjà revenue à la création numérique de sons ?
C’est ce que j’ai fait avec Living Torch. Je l’appelle ma période « homme des cavernes » de la musique électroacoustique. À cette époque, je faisais du coding et ces données pures généraient un timbre et un son. Je faisais toute sorte de musique médiévale iso-rythmique-canonique, mais avec des données pures. Je pouvais voir la direction dans laquelle j’allais, mais je n’y étais pas encore tout à fait. Je trouve que c’est très précieux : ces penchants et intuitions précoces que l’on a quand on est plus jeune. Il est si important de les garder en tête et de voir où cela vous a également mené.
Ce que j’ai essayé de réaliser avec Living Torch n’aurait pas été possible avec l’orgue parce que c’est un instrument tellement binaire. Je voulais créer des transitions de base qui étaient davantage des houles d’enveloppe entre les différentes cordes. C’est pourquoi il m’a été plus facile de construire mon propre instrument à partir de données pures.
Ton répertoire comprend de nombreuses compositions jouées à l’orgue. Living Torch a initialement été commandé par GRM, connu pour son approche de la musique concrète. Comment les instruments acoustiques peuvent-ils évoluer dans le domaine de la musique concrète ?
Eh bien, c’est vraiment à travers mes recherches en synthèse et en musique concrète que j’ai pu observer la physique du son ; la comprendre à un niveau plus granulaire. Cela m’a conduit à une fascination pour les instruments acoustiques, car je ne m’y intéressais pas beaucoup auparavant. Savoir comment coder, construire un son m’a amené à être émerveillée devant les sons acoustiques qui existent et comment, grâce au processus de prise de son et d’enregistrement, vous pouvez conserver ces sons sauvages, périodiques et granulaires à partir d’un enregistrement très propre. Quand j’enregistre des instruments, je ne les traite pas. C’est fait de manière à exposer les secrets intérieurs du son. Cela a beaucoup à voir avec l’harmonie, la hauteur, la tonalité, le volume, tout cela est informé par mon expérience en synthèse.
Tu disais précédemment que les sons de Living Torch étaient faits numériquement, car il y avait peut-être une limite au son des instruments acoustiques. Selon toi, il y a une limite à la production acoustique ?
Il y a des limites dans les deux domaines. Il y a toujours des limites dans l’art, mais c’est super parce que ça pousse à être très créatif. Tout a son usage et sa fonction. L’orgue n’était tout simplement pas le bon outil pour ce projet. Honnêtement, je ne fais pas vraiment la différence entre les instruments électroacoustiques et électroniques puisque lorsque vous écoutez un morceau dans son ensemble, il n’est pas nécessaire qu’il y ait une description trop précise au son. Peu importe que l’auditeur·ice connaisse le contexte du son.
Ces pensées ont également été des points clés dans les œuvres de Iannis Xenakis, compositeur qui sera honoré au X100 de Berlin Atonal. Quels sont vos liens avec cette figure ?
Je pense que Xenakis est tellement radical, et j’ai un lien profondément personnel avec ses travaux sur les mathématiques ou l’architecture. Son œuvre est scientifique et rationnelle, mais il vient d’une vie tellement traumatique ; fuyant la guerre, la guerre civile, essayant d’effacer les souvenirs musicaux et de transformer l’humanité de sa situation et des autres. C’est avec cette combinaison d’utilisation de techniques rationnelles, mais venant d’un lieu d’empathie profonde et de traumatisme, que vous pouvez vraiment propulser quelque chose de nouveau. Il est tout à fait logique qu’il y ait un festival de musique en son hommage, compte tenu de la quantité de déplacements et d’apartheid que traverse le monde. On va probablement voir beaucoup de musiciens dans les prochaines décennies qui voudront briser l’hégémonie musicale.
Comment Living Torch va-t-il trouver sa résonance au X100 ?
La pièce sera jouée à Kraftwerk, une ancienne centrale électrique avec des tonnes de réverbération. Nous allons avoir un cercle de haut-parleurs autour du bâtiment et je serai au centre, diffusant des éléments spécifiques de la pièce dans différentes parties de la salle. Je travaille architecturalement avec le son pour façonner la pièce et le placement du son, tout en tenant compte de l’audience.
La musique est hauteur, timbre, volume et spatialité. Vous ne pouvez pas ne pas penser au domaine spatial de la musique, c’est aussi important que le reste. L’architecture, c’est informer les gens sur la façon d’interagir dans l’espace : où est interdit, où est l’espace public, où est l’espace privé, quels sont vos rôles dans l’espace, qui a accès à cet espace ? L’architecture de la musique fait de même pour votre monde intérieur, elle guide tout.
Photo : Estelle Hanania.
Vous pouvez suivre Kali Malone sur Instagram, Facebook et Bandcamp.
Vendredi, Kali Malone jouera Living Torch en live lors du festival X100 organisé par la Berlin Atonal. Des billets sont encore disponibles ici.