« Internet a libéré la femme là où Moulinex a échoué. » Cette phrase résume à elle seule l’idée centrale du dernier livre de la romancière Chloé Delaume : Mes bien chères sœurs, son ode vibrante à la sororité de l’ère post-#MeToo publiée en 2019, est sortie en poche début mars. Confinement oblige, le livre a aussi été mis en ligne gratuitement par les éditions du Seuil. On en a profité pour passer un coup de fil à l’autrice.
Quand elle nous a prévenues « Je ne suis pas très forte en interview, je risque d’enfoncer des portes ouvertes », on n’y a bien sûr pas cru. Née en 1973, Chloé Delaume est une autrice rangée au rayon des féministes pro-sexe depuis longtemps. Ses deux dernières œuvres sont marquées par un souffle presque épique, par l’imminence et l’urgence d’une révolution féministe. Dans le corrosif roman Les Sorcières de la République, les déesses déchues de l’Olympe choisissent la France pour mettre en place cette révolution… mais ces divines péripéties se finissent mal. Serions-nous condamnées car incapables de sororité ? « Le hasard n’existe pas, alors autant s’organiser. » Telle est la devise de la romancière.
Manifesto XXI – Vous avez écrit « Individualités partout, immunité nulle part », c’est une phrase prophétique au vu de ce qu’on vit avec le covid. Vous auriez des choses à ajouter ?
Chloé Delaume : Oui. On était au bord de s’imposer un peu, et puis le covid est arrivé. J’ai très peur que l’on rétropédale parce qu’on va être dans l’urgence économique et sociale après. Ça a été dit, mais il faut le rappeler, les femmes – les caissières, les infirmières… – sont en première ligne de cette crise. Et les violences conjugales sont en train d’imploser…
Les journaux de confinement on a vu ce que ça donnait. J’ai été abordée par différents médias, mais parce que je suis célibataire avec un chat dans un minuscule appartement, à part subir, je vois difficilement ce que j’aurais pu raconter.
Chloé Delaume
Vous faites l’éloge de la sororité rendue possible avec Internet. Mais les réseaux sociaux exacerbent aussi nos ego. Pourquoi ne pas en avoir parlé ?
Ce qui m’a plu là-dedans, c’est la libération de la parole des violences sexuelles et l’écoute. C’est le seul point positif. Sinon on est dans la mise en avant d’un soi édulcoré et un peu écrasant. Je trouve même que ça a augmenté pendant le confinement. Je vais beaucoup moins sur Facebook qu’avant, parce que je n’en peux plus des vidéos faites-maison, de présentations de recettes et d’intérieurs parfaits. L’égotisme est inhérent aux réseaux. Au début, c’était une forme d’autofiction à la portée de tous·tes puis ça a viré à l’auto-promotion narcissique… C’est pour ça que je ne suis pas sur Instagram. Déjà parce que je ne sais pas prendre des photos, et que je ne vois pas l’intérêt d’afficher ma bibliothèque. Je suis en train de déménager, je n’ai pas tout avec moi, donc peut-être que c’est pour ça aussi que je me retrouve dans cette frustration des classes populaires pendant le confinement. J’ai pas trouvé que c’était très solidaire cette histoire, ça nous a même séparés, ça a défait des luttes. La romantisation de lire tout Proust et apprendre à faire du crumble aux pommes, ça m’ulcère.
À ce propos, vous avez écrit quelque chose de très drôle sur Twitter : « Personnellement, je grossis en écoutant Indochine. Du coup ça manque d’enjeux narratifs pour faire un bon journal de confinement. »
Oui, les journaux de confinement on a vu ce que ça donnait. J’ai été abordée par différents médias, mais parce que je suis célibataire avec un chat dans un minuscule appartement, à part subir, je vois difficilement ce que j’aurais pu raconter. En plus, autour de moi j’ai constaté le mal à écrire des praticiennes et praticiens. On a eu un vrai problème de concentration. Et puis je suis fatiguée de la notion d’optimisation à tout crin. C’est comme les concours de tableaux vivants… D’abord la célibataire elle fait quoi elle ? Un selfie ? Puis je pense à toutes mes copines qui ont des enfants et qui ont plutôt du mal à gérer l’école à la maison. Ça a renforcé ma misanthropie, cette affaire de réaction collective. Ce que j’ai fait de mon côté, c’est que j’ai mis en place un cordon sanitaire sororal, en incluant des copines, des nouvelles amies, pour être sûre que ça ne craque pas. C’est une forme de sororité active qui s’est mise en place par téléphone. Parce que ça a été dur à traverser.
Indochine a été un groupe marquant pour vous ? Dans l’écriture peut-être ?
Pas pour l’écriture. Mais quand je les ai découverts, je venais de perdre mes parents (quand elle avait 10 ans, son père a assassiné sa mère puis s’est suicidé, ndlr) et ça m’a redonné une pulsion de vie. J’ai un rapport très doudou avec ce groupe, c’est mon refuge. Ça fait un bail maintenant, je les ai suivis même pendant les traversées du désert. J’ai écrit deux chansons pour eux, « Les aubes sont mortes » sur La République des Météores (2009), et « Suffragette BB » sur 13 (2017) ; enfin celle-là, on l’a co-écrite.
J’ai une théorie : je pense que c’est un groupe qui a permis à des générations de jeunes LGBT, ou même à des gens qui se sentaient juste mal dans leur peau, de se sentir entendu·es en France.
Je pense qu’effectivement pour les gamins qui se retrouvaient seuls dans des petites villes ou à la campagne avec leur mal-être, c’était un groupe important. Nicola Sirkis est une personnalité que je trouve assez intéressante, entre le côté Peter Pan et tout ce qu’il a traversé avec son frère… Indochine a traversé des périodes très dures, et le groupe a été bien maltraité par les médias. Les paroles de Sirkis sont méprisées par la classe intellectuelle, alors que c’est un très bon songwriter selon moi. À côté j’écoute plutôt The Cure, de la cold wave. J’ai un nouveau roman qui va sortir en septembre ; avec Patrick Bouvet et Eric Simonet on prépare un disque autour. J’avais une grosse frustration de ne pas écrire des paroles pour des gens qui ne viennent pas me chercher, donc voilà. Je ne suis pas chanteuse, je suis réaliste hein, mais sur de la synth-pop ça passe bien. (rires)
Vous êtes toujours gothique ?
Il reste des vestiges, je suis toujours en noir. Je ne mets plus de croix, je ne suis plus déguisée comme j’ai pu l’être à la trentaine, je n’ai plus des tonnes de bagouzes. Mais je me sens encore assez proche de la communauté gothique, pour l’esthétique et la dépression mélancolique. J’écoute The Penelopes qui sont de très vieux amis, ils font de l’électro pop contemporaine mais ont un petit côté post-goth, un peu dark ; la voix d’Axel, le chanteur, est très grave. Sinon j’écoute principalement des groupes dont le chanteur s’est suicidé ou est mort d’overdose. Donc plus trop de possibilités d’aller les voir en concert, ou alors quand c’est des reformations, des membres du groupes ont été amputés… Mais ça tombe bien j’ai passé l’âge de me taper des concerts dans une fosse, c’est pas grave.
Tant qu’on n’aura pas une optique pro-choix, on ne pourra pas s’en tirer.
Chloé Delaume
Est-ce qu’être gothique vous a permis de sublimer la douleur à une période difficile de votre vie ?
Ça m’a permis de l’esthétiser, je dirais. Aussi parce qu’à l’époque les gothiques étaient des vrais groupes, aujourd’hui il n’y en a plus beaucoup. D’être entourée par des gens travaillés par la question du suicide, des sensations très isolantes, permettait de passer le mal-être et le sublimer. J’aurais pas eu de communauté gothique dans mon entourage à l’adolescence, ça aurait été plus difficile oui.
Dans Mes bien chères sœurs, vous parlez cash des femmes de votre famille, et de votre cheminement vers le féminisme. C’est votre texte le plus personnel ?
C’est le plus politique. Pas le plus personnel parce que qu’il y a eu Le Cri du sablier sur mes parents et Les Mouflettes d’Atropos, sur la prostitution. C’est difficile à lire, c’est mon premier. D’habitude je suis dans des recherches formelles et esthétiques, là j’avais envie de transmettre quelque chose. Alors que souvent la question de la réception peut paraître snob, mais d’habitude je suis dans un laboratoire de langue, et le plus important est de réussir à faire mes expérimentations. Le prochain c’est un roman, une comédie sur le célibat. Dans un geste similaire, pour que mes copines célibataires puissent rire d’elles comme j’ai pu rire de moi. Le tournant se situe plus sur le rapport à l’autre, qui est plus « généreux » même si c’est vaniteux de le dire comme ça. Mes bien chères sœurs je l’ai écrit suite à une résidence de la région Île-de-France, je travaillais sur les utopies féministes et puis finalement j’ai eu envie de m’adresser directement à nous. C’était de l’ordre d’une nécessité.
Une phrase qui ne passe pas à haute voix, c’est poubelle.
Chloé Delaume
La conclusion des Sorcières de la République semble bien pessimiste sur la sororité. Pourquoi ?
C’est extrêmement noir oui. Je me suis rendu compte que je n’ai pas été bien comprise parce que j’avais fait une erreur. J’ai fait une thèse en creux, c’est pour ça. S’il y a échec c’est parce qu’il n’y a pas de sororité. Pas de sororité entre les déesses, ni entre les femmes qui zigouillent leurs rivales dès qu’elles ont le pouvoir. C’est pour ça que j’ai eu besoin de faire Mes bien chères sœurs. Moi, les essais, avant… Je n’en ai fait qu’un sur l’autofiction. Je ne suis pas une intellectuelle, je suis une bestiole qui fonctionne à la langue. Je ne me sentais pas d’assumer une thèse, mais j’ai commis une erreur pédagogique avec Les Sorcières. On a l’impression que c’est une vision très noire d’un ralliement collectif impossible. Pourtant je suis intimement convaincue que si on n’applique pas la sororité, on finira comme elles. Il n’y a qu’à voir le cas de l’exclusion des femmes trans des colleuses, ou les polémiques sur la prostitution… Il y a une impossibilité à tendre la main à la frangine si elle n’est pas du même avis que vous. Moi je suis pro-choix, sur la prostitution comme sur le voile.
Puis, il y a aussi le problème de la construction de l’espace commun. Quand Despentes dit « On se lève et on se casse », oui je suis totalement d’accord, mais pour aller où ? Et quand cette question commençait à se poser, paf ! le confinement est tombé. L’espace public n’est toujours pas nôtre, c’est assez compliqué, et je suis assez angoissée depuis le début du confinement. J’étais sur un mouvement positif, ce qui n’était pas trop l’habitude de la maison pour une ancienne gothique, mais avec la rétrogradation, je suis à nouveau assez inquiète. Tant qu’on n’aura pas une optique pro-choix, on ne pourra pas s’en tirer.
D’où vient votre manière d’écrire très scandée, presque incantatoire ?
De mes lectures fondatrices. Artaud et Vian pour les lectures tutélaires. Quand je travaille au quotidien, pour me mettre en jambe, c’est Racine, Rimbaud. La métrique m’a toujours travaillée. Dans Le Cri du sablier, c’est beaucoup d’octosyllabes et alexandrins. Quand ça sort, le premier jet est très très souvent en alexandrins. Après il s’agit de simplifier, de rendre la phrase moins boursouflée. J’écris beaucoup en passant par le gueuloir à la Flaubert. Souvent les lecteurs me disent que quand ils sont passés par l’oral, ils rentrent mieux dans mes textes. Je trouve ça fondamental d’être dans la poésie quand on est en littérature. Je suis une grande amoureuse de la métrique, je fais passer ça souvent avant l’histoire ou les mécanismes narratifs. Je viens plutôt des avant-gardes, de gens qui faisaient vraiment de l’expérimentation. Fin des années 90, c’était florissant en France, ce sont des choses que les praticiens ne connaissent pas aujourd’hui parce qu’on est dans le sacre du roman depuis longtemps. Je suis très attachée au partage par l’oralité de mes textes. Et puis d’expérience, un texte qui ne passe pas à l’oral, c’est un texte qui n’est pas bien foutu. Une phrase qui ne passe pas à haute voix, c’est poubelle.
Le point médian est un pis-aller, ce qu’il faudrait c’est qu’on arrive à modifier la grammaire pour appliquer la règle de proximité et inclure les pronoms neutres.
Chloé Delaume
Vous rendez hommage à Virginie Despentes dans le deuxième chapitre. Vous vous souvenez de la première fois où vous avez lu King Kong Théorie ?
C’est un palimpseste. Moi comme je ne suis pas de votre génération, le choc a été sur Baise-moi et Les Chiennes savantes. J’étais seulement lectrice et pas autrice à l’époque. L’apparition de Baise-moi, c’était quelque chose dans la société française. C’était la première fois qu’on avait une femme qui mettait vraiment les pieds dans le plat. Les Chiennes savantes, ça a joué dans le fait que je pouvais passer hôtesse de bar. Ça a libéré un truc pour écrire Les Mouflettes d’Atropos. C’est générationnel. Après évidemment King Kong Théorie c’est un essai éminemment important. Mais c’est plus la romancière qui m’a marquée que l’essayiste.
Dernière question : vous avez des pages piquantes sur la lente féminisation de la langue française, mais vous n’utilisez pas l’écriture inclusive. Pourquoi ?
Non je ne l’utilise pas, ou juste dans les mails. Je crois que c’est Sam Bourcier qui a été capable de l’utiliser dans un essai. Dans un roman c’est très très compliqué. Appliquer dans un roman la règle de proximité (contrairement à la règle du « masculin l’emporte systématiquement », accorder le genre et le nombre avec le plus proche des noms, ndlr) fait que la correctrice pense que ce sont des fautes, et le lecteur aussi penserait que ce sont des fautes. On n’est pas prêt. Dans le chapitre dont vous parlez, je gueulais sur l’Académie, puis la règle sur la féminisation des noms est enfin passée peu de temps après. Ça faisait vingt ans que je me galérais à mettre « autrice » dans mes papiers. J’étais plutôt contente. Mais ça rend le chapitre légèrement obsolète. Le point médian est un pis-aller, ce qu’il faudrait c’est qu’on arrive à modifier la grammaire pour appliquer la règle de proximité et inclure les pronoms neutres. Mais bon, ce n’est pas dans les priorités de l’Académie française. Pour eux l’urgence c’est de faire sauter le « ph » de nénuphar, pas l’inclusif. L’écriture inclusive j’ai essayé à plusieurs reprises, ça rend le texte finalement militant alors que je pense que c’est en faisant rentrer dans le commun qu’on avance. Je suis un peu désarmée sur cette question.
Mes bien chères sœurs (édition poche), Points
La nuit je suis Buffy Summers (réédition), éditions Jou
Image à la une : © Sophie Couronne