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« Le care n’est pas une thématique ! » : rencontre avec le collectif SMAC

« Le care n’est pas une thématique ! » : rencontre avec le collectif SMAC

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Si le « care » est sur toutes les lèvres, et au cœur de nombreuses expositions ou projets culturels depuis plusieurs années, qu’en est-il de sa mise en œuvre effective par les institutions ? Comment va la santé mentale des artistes et des travailleureuses du secteur de l’art contemporain, et qui s’en préoccupe ? Un collectif s’est (enfin !) constitué pour s’emparer de cette question.

Après avoir participé à un talk sur la santé mentale en mai dernier, Audrey, Priscilia et Daisy ont décidé de poursuivre leurs discussions. C’est ainsi qu’est né le collectif SMAC (Santé mentale dans l’art contemporain) il y a quelques mois, avec l’objectif de « s’intégrer dans un écosystème solidaire, et de développer des outils d’accompagnement » à destination des artistes et travailleureuses de l’art. On est allé·es rencontrer les trois co-fondateurices.

Manifesto XXI Pouvez-vous vous présenter et nous dire comment vous vous êtes rencontré·es ?

Audrey Couppé de Kermadec : Je suis journaliste (notamment pour Manifesto XXI, ndlr) et artiste, et la question de la santé mentale est assez présente dans mes œuvres. L’an dernier, je faisais partie des lauréat·es du Prix Utopi·e, et on m’a demandé de co-animer une conférence autour de la santé mentale des artistes avec Priscilia.

Priscilia Adam : Je travaille dans l’industrie musicale : j’ai une boite qui s’appelle hydr avec laquelle je fais du management d’artiste et des relations presse. Je fais aussi partie du collectif CURA, qui s’occupe de la santé des artistes et des professionnel·les de la musique. C’est pour ça qu’Agathe Pinet (co-fondatrice du Prix Utopi·e, ndlr) m’avait proposé de participer au talk avec Audrey. On s’est dit que ce serait bien d’avoir quelqu’un·e du milieu de l’art contemporain avec nous, donc Audrey a convié Daisy.

Daisy Lambert : Je suis commissaire d’exposition indépendante, et je mets en place une pratique décoloniale de la curation. J’ai accepté l’invitation d’Audrey, parce qu’en tant que commissaire, on est souvent amené·es à gérer des situations complexes entre les artistes et les institutions. Par exemple, quand on travaille sur une exposition, on doit respecter des temporalités ou des délais imposés, donc on se retrouve parfois à mettre la pression aux artistes via la demande des institutions. Ça fait longtemps que je me demande comment, en tant que commissaire, on peut temporiser et mieux accompagner les artistes. Et en tant qu’indépendante, ma propre santé mentale est parfois mise à mal dans les relations que je peux avoir avec les institutions.

Après cet état des lieux, on n’avait pas envie d’en rester là, on voulait agir plus concrètement, en se fixant des objectifs à atteindre.

Priscilia Adam
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© Bérangère Portella (Amanite Paris)


C’est après ce talk que vous avez décidé de créer un collectif ?

Priscilia : Oui, en faisant des recherches, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas beaucoup de ressources et de chiffres sur ce sujet. Ce premier talk était donc plutôt un état des lieux, et après, on n’avait pas envie d’en rester là, on voulait agir plus concrètement, en se fixant des objectifs à atteindre.

Audrey : Quelques mois plus tard, on a fait un deuxième talk au Consulat, qui venait clôturer une journée destinée aux artistes et intitulée « kit de survie dans l’art contemporain ». L’idée cette fois-ci était d’échanger avec une artiste (Julia Gault), mais aussi avec le public. Beaucoup de personnes présentes partageaient le même sentiment de solitude face à leurs problèmes, et on a ressenti une véritable volonté de se retrouver, de créer du lien. C’est à ce moment-là qu’on s’est rendu compte qu’on était attendu·es.

Comment avez-vous pensé les choses à partir de ce moment-là ?

Daisy : On a réfléchi à des développements à court, moyen et long terme. En s’inspirant beaucoup de ce qu’a fait CURA pour les musicien·nes, on s’est dit qu’une des premières choses à faire est de mener une enquête sur l’état de santé mentale des artistes et des travailleureuses de l’art, notamment indépendant·es. Ce n’est qu’à partir de données concrètes qu’on peut mettre en place des choses, c’est essentiel pour qu’il y ait une prise de conscience collective. Ensuite, il faut créer une mutualisation des ressources, une mise en réseau avec des collectifs et des associations qui existent déjà – on a rencontré La Buse, on va discuter avec La maison perchée ou TADAM par exemple. On s’inscrit vraiment dans une logique de complémentarité. On voudrait également que le partage d’outils et ressources soit dématérialisé, pour qu’il soit accessible au plus de personnes possible. Et puis il y a aussi des ressources à créer, comme une charte des bonnes pratiques en santé mentale, un peu sur le modèle de ce qui existe sur les VSS ou sur les rémunérations.*

Le fait de parler de santé mentale amorce un mouvement collectif, et c’est ce qu’on recherche : mettre en place une logique d’entraide et de partage, pour se rassembler et faire front ensemble.

Audrey Couppé de Kermadec

Quel est le concept des « Apéros Santé Mentale » que vous avez mis en place ?

Priscilia : C’est une manière de répondre sur du court terme aux constats qu’on a faits, notamment le fort sentiment d’isolement. Le but est de créer un espace de rassemblement et de rencontre, pour que les personnes puissent témoigner et trouver des amix, des allié·es, se rendre compte que leurs problèmes sont partagés par d’autres, et que des solutions sont possibles. On a animé le premier (le 17 janvier au Palais de Tokyo, ndlr) toustes les trois, mais on fera aussi intervenir d’autres personnes.

Audrey : Le fait de parler de santé mentale amorce un mouvement collectif, et c’est ce qu’on recherche : mettre en place une logique d’entraide et de partage, pour se rassembler et faire front ensemble. Pour les prochains apéros, on voudrait inviter des professionnel·les de la santé mentale, mais également venant de cadres thérapeutiques non traditionnels. On aimerait aussi proposer des activités créatives et/ou qui engagent nos corps.

Quel est votre rapport au circuit institutionnel de la santé mentale ? Comment allez-vous choisir vos intervenant·es ?

Audrey : Chacun·e a le droit d’avoir son avis sur les professionnel·le·s de la santé mentale en Occident, mais toujours est-il qu’il peut y avoir des outils utiles là-dedans, et ça aide beaucoup de personnes. Bien sûr, on conserve un regard critique, et on a aussi envie d’explorer d’autres formes de soins, moins traditionnelles. L’idée est de balayer un large éventail de stratégies, d’outils et de ressources pour que chacun·e puisse s’y retrouver. 

Priscilia : Les personnes peuvent s’inscrire aux apéros en fonction des intervenant·es et des activités proposées. 

Daisy : Souvent, quand on parle de santé mentale, on pense aux psychologues et psychiatres en premier lieu, et ce ne sont pas des formes de thérapie qu’on veut exclure. En revanche, c’est ce qui est le plus valorisé et ce qui peut être, partiellement, pris en charge. Les autres formes de thérapies sont donc beaucoup moins accessibles, et on aimerait donner accès, même si c’est de manière temporaire, à des pratiques curatives qui ne sont pas celles de psychiatres ou de psychologues.

Pourquoi avoir choisi la forme d’un apéro ?

Audrey : D’abord pour que ce soit après la journée de travail, et parce qu’on avait envie de quelque chose d’informel. On voulait un cadre qui favorise l’échange, et qui ne soit pas aussi unilatéral ou intimidant qu’un talk ou une conférence. Il fallait que les gens puissent se sentir à l’aise, pour s’exprimer sur un sujet quand même très vulnérabilisant.

Daisy : Je voudrais préciser que le collectif se développe lentement, parce qu’on est directement impacté·es par des problèmes de santé mentale liés notamment aux problèmes structurels de notre milieu. Pour le moment, on s’est mis·es d’accord pour s’investir de manière bénévole pour l’Apéro Santé Mentale à peu près une fois par trimestre. Pour le reste, on a besoin d’un cadre et surtout de financements, parce que le collectif ne va pas tenir si on s’épuise à travailler de manière entièrement bénévole. On a été rémunéré·es pour nos deux talks, et on a décidé d’investir une partie de cet argent pour payer les boissons pendant le premier apéro. On a proposé un système de prix libre, mais on ne rentre pas du tout dans nos frais. On cherche des financements, on postule à des appels, on essaye de faire fonctionner nos réseaux en en parlant autour de nous, mais c’est long. Il y a beaucoup de gens qui ont des beaux projets à développer, mais qui ne se concrétisent pas forcément par manque de ressources financières.

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© Audrey Couppé de Kermadec


Oui, c’est sûr ! D’ailleurs, vous me disiez vouloir vous former, est-ce que vous pouvez m’en parler ?

Daisy : Pour l’instant, on avance à partir de nos vécus, de nos expériences, de situations auxquelles on n’a pas su faire face, ou pas avec les bons outils. Donc on s’est dit qu’il était capital pour le bon développement du projet de commencer par un processus de formation. Il en existe en France, organisées par le PSSM, mais ça coûte de l’argent. Pour être dans une logique de redistribution et de transmission, on voudrait devenir nous-mêmes formateurices, et c’est encore plus cher. On aimerait vraiment faire cette formation à trois, parce que ça nous semble important de se défaire du fonctionnement individualisé, pour agir en collectif, mais ça restreint encore plus les possibilités de trouver des financements… 

L’idée serait de faire payer les institutions, et peut-être de mettre en place un système de prix libre pour donner accès à une initiation pour les artistes et travailleureuses de l’art. Quand on parle d’institutions, on pense particulièrement aux écoles d’art, parce que c’est souvent là que des problèmes de santé mentale, parfois déjà en germe, se développent. Il y a vraiment quelque chose à faire au niveau du personnel des écoles pour mieux accompagner les élèves, et les orienter vers des cadres thérapeutiques si besoin.

On a identifié des facteurs aggravants : l’environnement de travail très solitaire, l’injonction à la productivité, la faible rémunération, les multiples discriminations…

Audrey Couppé de Kermadec

Priscilia, qu’est-ce que tu as identifié comme différences en termes de santé mentale entre l’industrie de la musique et le secteur de l’art contemporain ?

Priscilia : Ce qui m’a le plus frappée, c’est la structuration du travail. Dans la musique, on travaille plus en équipe, et il y a tout un réseau d’accompagnement des artistes, tandis que les plasticien·nes sont plus livré·es à elleux-mêmes, et doivent gérer beaucoup toustes seul·es – de la production à la communication ou la stratégie par exemple. Dans la musique, le travail artistique, de création, est davantage différencié du reste, qui est pris en charge par d’autres personnes – des boîtes d’édition, des tourneurs, etc. Il y a également une différence en termes de rémunération, avec la possibilité d’avoir l’intermittence, même si ce n’est pas toujours facile, il existe un système qui peut permettre de souffler pendant un an. Après, il y aussi des problèmes communs entre ces deux milieux, comme l’addiction, la difficulté à distinguer vie perso et vie pro, le rythme de travail irrégulier, et la précarité évidemment…

Audrey : Tu avais aussi parlé de la temporalité de la création.

Priscilia : Oui, le rythme est plus structuré. Vient d’abord la création du projet, puis une réflexion sur la stratégie, qui aboutit à la commercialisation, et enfin la tournée. Ensuite, dans l’idéal, il y a une pause, un temps de résidence pour re-créer, et on recommence le cycle. C’est beaucoup plus étalé et compartimenté que pour les artistes plasticien·nes, où j’ai l’impression qu’il y a un peu tout en même temps.

Audrey : Quand t’es musicien·ne, au-delà de la promotion évidemment, il me semble que l’œuvre peut vivre indépendamment de toi, alors que quand t’es artiste plasticien·ne, elle est beaucoup plus associée à toi : tu crées, mais tu dois aussi être présent·e pendant le montage, puis au vernissage, te montrer, expliquer ton œuvre, etc. C’est très engageant et énergivore. On attend souvent de toi que tu aies de nouvelles œuvres à montrer à chaque exposition, alors que tu n’as la plupart du temps pas le temps de produire.

Daisy : Les gens adorent la nouveauté, donc il faut toujours des nouvelles productions. En tant que commissaire d’exposition, c’est pareil. Si on postule à un appel à projet en disant qu’on veut refaire une même exposition mais sur un autre territoire, pour toucher un autre public, on est sûr·e de ne pas être sélectionné·e alors que ça permettrait aux artistes et aux commissaires de souffler un peu tout en partageant un projet à plus grande échelle.

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Audrey : Oui, ça fait partie des facteurs aggravants qu’on a identifiés : l’environnement de travail très solitaire, l’injonction à la productivité, la faible rémunération, les multiples discriminations… Par exemple, en termes de rémunération, les droits de monstration sont faibles, et c’est rare d’avoir aussi un budget de production, donc c’est souvent : « soit tu crées une nouvelle pièce mais t’es pas payé·e, soit tu montres une pièce que t’as déjà montrée plein de fois ». C’est un peu frustrant…

Le problème c’est que même au sein des institutions, il y a une forme de hiérarchisation, dans le sens où ce ne sont pas forcément les personnes avec qui on est en dialogue qui choisissent combien sont payé·es les artistes. Une prise de conscience collective à plus grande échelle est nécessaire.

Daisy Lambert

Daisy : De l’autre côté, en tant que curateurices, on essaye de négocier des budgets de production et de bons honoraires pour les artistes quand on travaille avec les institutions, mais on se rend assez vite compte qu’il n’y a que très peu, voire aucune, marge de manœuvre. En fait, si on fait un ratio avec le temps d’exposition, ça peut vouloir dire qu’on paye l’artiste 40 euros par mois une fois qu’iel a déduit ses cotisations Urssaf. Est-ce que, vraiment, on veut faire ça ? Le problème c’est que même au sein des institutions, il y a une forme de hiérarchisation, dans le sens où ce ne sont pas forcément les personnes avec qui on est en dialogue qui choisissent combien sont payé·es les artistes. Une prise de conscience collective à plus grande échelle est nécessaire. C’est difficile de faire entendre que les rémunérations sont injustes, qu’elles ne sont pas à la hauteur de la reconnaissance de la valeur du travail des artistes et des travailleureuses de l’art – les commissaires, mais aussi les critiques d’art par exemple. Parfois, des petites structures associatives rémunèrent mieux qu’une grosse institution !

Audrey : Il y aussi les freins liés aux discriminations de race ou de classe. Quand t’es au croisement de plusieurs oppressions, le devant de la scène ne t’est pas accessible. Les appels à projets sont souvent détenus par des institutions très blanches et beaucoup de facteurs font que, potentiellement, ton travail ne sera pas retenu ou même pas regardé. Et évidemment, ça atteint la santé mentale.

Daisy : La place n’est faite qu’à certain·es. Par exemple, certain·es artistes racisé·es n’ont pas envie de parler de race dans leur travail, donc iels ne cochent pas la bonne case et on ne va pas s’intéresser à elleux. Sauf qu’en fait, c’est une forme de discrimination.

Audrey : Oui, il y a des artistes racisé·s qui n’ont pas forcément envie d’être tout le temps ramené·es à [la race] et d’en parler dans leur travail, iels ont envie d’exister ailleurs.

Daisy : C’est pareil pour les identités de genre.

Audrey : Ça soulève la question de la tokenisation : on va t’exposer, mais toi et pas d’autres noir·es, pour cocher la case et s’en laver les mains après. Ça crée une forme de compétition malsaine entre des personnes qui ont déjà difficilement accès au devant de la scène. En réalité, ce n’est que de la surface, pour coller aux problématiques actuelles et se prémunir de critiques.

Et ça crée encore une nouvelle injonction pour les artistes : devoir absolument parler de sa race ou de son identité de genre dans son travail…

Daisy : Oui, et une partie des personnes veulent s’exprimer là-dessus et c’est super qu’on les voie, mais d’un autre côté, il faut laisser la place à tout le monde, à partir du moment où le travail artistique est intéressant.

Audrey : Et qu’on nous voit comme des êtres multidimensionnels ! Parce que c’est le problème de la race, souvent on nous voit comme des êtres unidimensionnels, on est cantonné·es à un sujet et on ne peut pas parler de plusieurs choses. Quand tu es racisé·e, on attend souvent que tu parles de ta souffrance, et t’as pas vraiment le droit de parler d’autre chose.

Qu’est-ce que vous pensez de cette mode du « care », qu’on retrouve un peu partout depuis quelques années, notamment dans des expositions ou les discours institutionnels ?

Daisy : Je pense qu’on s’est dit qu’on avait besoin de faire collectif autour du sujet parce que le care est traité comme une thématique, et non pas comme quelque chose qui implique d’agir. On en parle beaucoup mais il nous manque des moyens pour agir concrètement ! Et c’est le cœur du problème : il faut arrêter d’être dans une forme de représentativité pour être dans une forme d’agentivité.

Audrey : Tout à fait, comme si la représentation était une fin en soi ! Souvent, il n’y a pas besoin de creuser très loin pour voir que c’est superficiel, et que les mêmes institutions qui mettent en avant des expositions sur la santé mentale ou le care, qui vont faire appel à des artistes qui ont des pratiques de soin, vont elles-mêmes précariser les artistes, mal les accueillir ou participer à la dégradation de leur santé mentale. Le care n’est pas une thématique !


* Il existe des barèmes de rémunération, comme celui de DCA (association française de développement des centres d’art contemporain) par exemple. Pour les violences sexistes et sexuelles, le ministère de la Culture a édité un « Plan de lutte contre les violences et le harcèlement sexistes et sexuels dans les arts visuels » (à télécharger sur cette page). Il existe également d’autres documents qui ne sont pas à proprement parler des chartes mais qui donnent des clés pour un fonctionnement plus éthique, comme par exemple cette fiche-ressource éditée par le réseau Arts en résidence.


Image à la une : © Audrey Couppé de Kermadec

Relecture et édition : Apolline Bazin

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