Les éditions de La Déferlante viennent de sortir leur premier album jeunesse, Iddù, écrit par Camille Bouvot-Duval et illustré par Léa Djeziri. Ce conte éco-féministe et queer destiné aux plus de six ans, raconte l’histoire d’un enfant élevé par les fxmmes d’une île volcanique, où le volcan qui l’habite est menacé par un groupuscule d’humain·es qui veulent l’éteindre. Une fable qui sensibilise aux relations qui nous lient à la nature et aux écosystèmes.
Pour créer leur ouvrage, Léa et Camille se sont rendues en Sicile, dans les îles Éoliennes, à Stromboli. Cet archipel volcanique situé dans la mer Tyrrhénienne est peuplé de légendes, de spiritualités et de personnages liés à l’omniprésence des volcans et aux cultes millénaires qui leur sont dédiés (entre la Sicile et le continent européen se trouvent près de 30 volcans, actif·ves ou éteint·es, émergé·es ou sous-marin·es). Il en ressort un album au plus près du réel, qui parvient à montrer avec subtilité les connexions indissolubles entres les montagnes de feu et leurs enfants. « Iddu », en sicilien, signifie simplement « Lui » : c’est le nom intime avec lequel les îlien·nes appellent Stromboli. Remettant en cause la perception normative occidentale du vivant, dans Iddù, les volcans sont des êtres vivants, exprimant leurs émotions avec complexité et poésie. Ils sont des esprits sensibles capables de communiquer avec celleux qui savent les entendre. Et particulièrement avec les petit·es, comme le protagoniste de l’histoire, Dodù, capable de calmer avec le chant et les caresses les colères de Iddù. Les autrices décrivent les relations de tendresse qui animent cette nature grandiose et nous livrent un récit résolument queer et éco-féministe.
L’expérience queer du monde amène à percevoir les choses différement. Le sentiment d’étrangeté que le monde « normal » nous fait ressentir depuis l’enfance, est un trésor à chérir pour élargir les horizons du possible une fois adulte.
Camille Bouvot-Duval
Pouvez-vous nous raconter la genèse du projet ?
Camille : J’avais une histoire en tête, celle d’un enfant élevé par les fxmmes de l’île d’un volcan-poète, menacé par un groupuscule d’insulaires voulant coûte que coûte éteindre sa petite lumière de lave. Je me suis mise à la recherche d’un·e illustrateur·ice. Quand j’ai découvert le travail de Léa j’ai été éblouie ! Je l’ai contactée pour lui proposer le projet et on a commencé à en parler beaucoup et à faire exister cette île et tous ces personnages… Dans un premier temps j’ai écrit le texte sans forcément penser à ses futur·es lecteur·ices. Par la suite, il m’a fallu prendre en considération le contexte de réception particulier d’un album jeunesse, et un peu retravailler l’écriture en conséquence.
Comment écrit-on un livre pour enfants ?
Camille : Iddù est accessible à partir de 6 ans. C’est l’âge où on commence à lire, mais où on a généralement encore besoin d’une personne pour le faire avec nous : la plupart du temps un adulte. Mon écriture est plutôt dense, poétique, avec des mots mystérieux, compliqués, parfois choisis pour leur suite de sonorités évocatrices. J’ai tenu à garder cet aspect sensible, où on ne connaît pas forcément toutes les expressions mais on peut imaginer leur sens dans l’ensemble d’une phrase. À cet âge, les enfants ont tendance à faire l’expérience d’imagination. J’ai quand même dû garder en tête que si c’était trop compliqué, ça pouvait perdre des gens, notamment les accompagnant·es. C’est vraiment ça la difficulté d’un livre jeunesse.
Comment s’est fait le travail avec La Déferlante ? Pourquoi avoir choisi cette maison d’édition en particulier ?
Léa : Depuis 2021 je travaille régulièrement avec La Déferlante, aussi bien pour la revue que pour les éditions. C’était super excitant de mener ce projet avec une équipe que je connaissais déjà et en qui j’avais confiance. Lucie Geffroy, notre co-éditrice, a été très vite emballée par le projet et son enthousiasme nous a aussi beaucoup donné envie de bosser ensemble.
Très rapidement, La Déferlante a fait appel à Chloé Guidoux, une éditrice jeunesse indépendante qui a travaillé sur un paquet de super livres. C’était très rassurant de savoir que nos éditrices ne prenaient pas à la légère le fait de publier leurs premier livre jeunesse et n’ont pas hésité à faire appel à des personnes spécialisées pour nous accompagner.
Tout le long, on a fonctionné en équipe, comme c’est souvent le cas à La Déferlante, qui a une organisation très horizontale de manière générale. Pour la partie illustration, j’ai donc été accompagnée par Lucie Geffroy, Chloé Guidoux et Mélanie Guéret, la graphiste de Iddù. Elles m’ont aussi impliquée dans toutes les étapes de choix du papier, du Pantone, m’ont permis d’assister à la photogravure et à l’impression, ce qui était vraiment génial et trop rare dans l’édition.
Pour écrire Iddù, vous vous êtes rendues en Sicile. Que retenez-vous de votre voyage ?
Léa : Ce voyage a été primordial dans ma phase de recherche. Comme je n’avais jamais vu de volcan en vrai, j’avais besoin de savoir ce que c’était de près. Je n’avais aussi aucune idée du type de végétation, d’architecture et d’ambiances qu’on pouvait trouver au pied d’un volcan, et c’est tout ça que j’ai pu découvrir en Sicile.
Quels types de paysages recherchiez-vous ?
Léa : Je ne crois pas qu’on recherchait un paysage en particulier, mais pour donner corps à Iddù, on avait envie de pouvoir expérimenter la vie près d’un volcan actif. L’idée était avant tout de comprendre ce qui se joue comme connexion entre les habitant·es d’une île volcanique et son volcan. On avait dès le départ l’intuition que Iddù était le Stromboli (d’ailleurs, c’est le surnom que lui donnent les Sicilien·nes : cela signifie « Lui »), parce qu’on nous avait parlé de ce volcan comme d’un volcan très accessible, à taille « humaine », dont on pouvait facilement faire le tour et dont l’activité constante le rendait omniprésent. C’est exactement ce qu’on a constaté en allant sur Stromboli : le village, qui ne compte que 500 habitant·es environs, est niché sur le côté du volcan qui est épargné par les éruptions, tandis que l’autre face, qu’on appelle « la sciara del fuoco » ou « l’allée du feu » en français, porte les traces de l’activité permanente du cratère. Les habitant·es de Stromboli se sont totalement adapté·e à la vie propre au volcan. La proximité avec celui-ci permet de sentir sa présence à travers ses grondements réguliers, surtout la nuit quand l’activité humaine est plus calme.
Ce n’est pas anodin d’avoir mis un volcan au centre de votre récit : enfants, quel était votre rapport aux volcans ? Quelles fantaisies Stromboli a-t-il activées chez vous ?
Léa : J’ai découvert les volcans à l’école, comme beaucoup d’enfants, et ça a été un émerveillement. Comme j’ai grandi en Alsace, on m’a beaucoup parlé des activités volcaniques de la région, il y à très longtemps (350 millions d’année me dit Internet). Le premier souvenir que j’en ai est donc une sorte de vertige, lié au temps très long de la géologie et à la puissance à la fois créatrice et destructrice de la Terre. En anglais, il y à un terme intraduisible en français à ma connaissance, qui désigne une émotion très précise, une grande admiration mêlée de crainte : awe. Je crois que c’est précisément ce que je ressentais enfant et ce que je ressens toujours vis-à-vis des volcans.
Je me rappelle aussi avoir participé au choix du nom de mon école primaire, qu’on a nommé « Maurice et Katia Krafft », en hommage aux célèbres vulcanologues alsacien·nes. Petite, j’avais trouvé ça très beau qu’ils soient mort·es en faisant ce qu’iels aimaient le plus : observer les volcans.
Séparer la nature du reste de la vie, c’est un point de vue très fabriqué et anthropocentré qu’on peut dater précisément dans l’Histoire de la pensée, et qui est, je crois, amené à tomber en désuétude.
Camille Bouvot-Duval
Existe-t-il une façon queer et féministe de raconter la nature et ses mystères ?
Camille : Je pense que l’expérience queer du monde amène à percevoir les choses différement. Le sentiment d’étrangeté que le monde « normal » nous fait ressentir depuis l’enfance, est un trésor à chérir pour élargir les horizons du possible une fois adulte. Le terme « nature » est questionnant. Dans ce gros trauma de la Manif pour tous en 2014, on se souvient de l’expression « contre-nature » assignée aux personnes LGBTQIA +. À ce sujet, les Soulèvements de la Terre ont fait un texte que je trouve hyper juste : Quelle est la Nature qui se défend. « Naturel », « normal », si ces notions sont souvent associées, le queer rend visible leur caractère artificiel.
Séparer la nature du reste de la vie, c’est un point de vue très fabriqué et anthropocentré qu’on peut dater précisément dans l’Histoire de la pensée, et qui est, je crois, amené à tomber en désuétude. Scientifiques et philosophes contemporain·es s’accordent à le caractériser comme un mythe, une fable (voir Baptiste Morizot, Isabelle Stengers, Donna Haraway, Vinciane Despret). Au moment de la pandémie de Covid-19, on a pu réaliser collectivement comment tout est lié. On a parlé alors d’interdépendances ou d’interconnections. Et en ces temps de crises climatiques croissantes, les expert·es, mais aussi certain·es paysan·es et personnes vivant au contact avec la nature, nous démontrent qu’il est absurde de faire humanité en dehors des écosystèmes. Si nous avons inventé le terme « nature » pour nous en détacher fièrement, être écologiste c’est travailler à s’y réintégrer, pour y prendre une place plus humble et attentionnée.
C’est une prise de conscience qui a lieu dans Iddù : un des personnages qui s’en prend au volcan réalise son erreur de jugement. J’imagine que vivre avec un volcan éveillé permet précisément de rester au contact de cette impossible séparation.
J’ai voulu créer quelque chose de très vibrant, qu’on sente la présence du volcan, en dessous de tout le reste, constamment.
Léa Djeziri
Léa, quelles sont tes références esthétiques s’il y en a eues ? Comment définirais-tu l’atmosphère de tes dessins ?
J’ai voulu créer quelque chose de très vibrant, qu’on sente la présence du volcan, en dessous de tout le reste, constamment. J’ai donc travaillé sur des fonds oranges vifs, pour que la transparence de l’acrylique laisse percevoir la puissance de cette couleur sous les couches successives. Plutôt que de faire couler cet orange par dessus le reste, c’est toutes les autres couleurs qui doivent se frayer un chemin par-dessus la lave, et s’écarter pour la laisser voir par moment.
Les références, je pense que je les ai trouvées dans les nombreuses images et vidéos qu’on a filmées pendant le voyage en Sicile. J’ai aussi pu consulter les estampes et les peintures de la collection de M. et K. Krafft, conservées à la bibliothèque du Musée d’Histoire Naturelle à Paris. Il s’agit d’une centaine d’œuvres représentant des volcans, dans des styles et des époques très variées. Ça m’a beaucoup aidé à définir des palettes et à préparer notre voyage.
Y a-t-il des messages que vous voulez transmettre avec ce livre ?
Camille : Ce livre est avant tout une fiction, un conte, il ne s’agit pas de communiquer un message défini, comme on pourrait le faire avec un essai politique.
Quand je lis L’espace d’un an, un roman de science fiction de Becky Chambers, où plusieurs espèces intelligentes (aliens, ia) vivent ensemble dans un vaisseau spatial et que je ressens un confort incroyable, une sensation de familiarité face aux descriptions des différentes ergonomies nécessaires à une bonne vie pour touxtes, il se passe en moi quelque chose de sensible, plus physique que raisonnée. Mes sens présentent un possible à vivre. En cela la lecture est une sorte de pressentiment d’une pratique politique. Comme une répétition. Dans Iddù, le personnage de l’enfant Dodù mène sa vie avec une grande liberté, tout en étant lié·e à des adultes aimantes, elles-mêmes liées entre elles, et liées au volcan, comme les animaux, les plantes et tous·tes les autres insulaires. En faisant exister cette histoire, j’espère que les enfants qui la recevront pourrons ressentir cette liberté, cette confiance et ce soin qui sont données à Dodù.
Il y a aussi l’histoire spécifique qui se passe sur cette île. Où des personnes se liguent pour éteindre le volcan qu’ils et elles utilisent comme bouc-émissaire pour se détourner des motifs intimes, sociaux, environnementaux de leurs angoisses. C’est la métaphore de la montée de l’Extrême Droite (le moment qui fait peur). La solution que trouvent les personnages de l’histoire n’est pas de stigmatiser les méchants en retour. Et on trouvait ça primordial avec Léa de sortir de la dichotomie méchants/gentils qui est beaucoup rabâchée aux enfants. Et qui est un peu notre réflexe primaire à nous aussi les adultes.
Est-ce que vous avez déjà eu des retours de très jeunes lecteur·ices ?
Léa : le livre vient tout juste de sortir mais on en a eu quelques-uns lors du lancement à la librairie le Poisson Lune à Marseille. C’était super de voir que les enfants entrent sans difficulté dans l’histoire et comprennent tellement de choses ! Comme iels sont très attentif·ves aux détails, iels voient aussi des détails dans les images que les parents n’aperçoivent pas, c’est génial. J’ai très hâte des prochaines rencontres qui sont prévues pour la sortie d’Iddù, pour entendre d’autres retours d’enfants sur l’histoire, sur les images. C’est pour elleux qu’on a fait ce livre !