Aloïse Sauvage, l’intrépide

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Rencontre avec l’artiste pluridisciplinaire Aloïse Sauvage à l’occasion de la sortie de son premier EP Jimy.

Son nom ou son visage vous sont certainement devenus familiers à l’heure qu’il est. Artiste pluridisciplinaire, Aloïse Sauvage fait depuis quelques mois beaucoup parler d’elle pour le versant musical de sa carrière, notamment depuis les Transmusicales, dont elle assurait l’annuelle création au Théâtre de l’Aire Libre. Après une poignée de singles et un premier EP disponible depuis quelques jours sur la toile, Jimy (publié sur Initial), son concert affichait complet hier soir à la Gaîté Lyrique, où elle a délivré un show mêlant musique, danse, et cirque, mené avec un talent d’entertainer certain. Quel que soit le médium, de l’ensemble de son travail artistique transparait une forme de détermination et de pulsion créatrice viscérale qui ne laisse pas indifférent. Rencontre avec une jeune femme qui nous rappelle que des ténèbres de la ‘spleen génération’ surgissent encore quelques étonnantes forces de la nature.

/// en live ce vendredi 12 avril à l’EMB Sannois w/ Nelson Beer ///

Manifesto XXI – À l’heure où on parle tu vas sortir ton 1er EP Jimy dans quelques jours, ces chansons, tu les as composées à l’occasion de ta création aux Transmusicales ? 

Oui, je les ai jouées là-bas pour la première fois. J’avais déjà la volonté de sortir un EP, mais le timing a fait que je me suis retrouvée à devoir créer des chansons pour y proposer un show. Ça a accéléré le processus.

Quand as-tu appris que tu avais été choisie pour la création des Transmusicales ? 

Fin juin je pense, mais ça a été long à mettre en place, et pour rencontrer les bonnes personnes. Musicalement je suis pour l’instant beaucoup dans un processus d’urgence. Là encore j’ai enregistré l’EP en janvier, il sort deux mois après, je cherche à tourner un clip pour la semaine prochaine… Tout est comme ça, c’est un peu épuisant.

Cet EP tu l’as composé avec Le Motif (ndlr : Le Sommet, frère de la chanteuse Shay) et Josh, comment en êtes-vous venus à travailler ensemble ?

C’est Le Motif qui m’a présenté Josh. Je connaissais son taff, mon label m’en a parlé aussi, et c’était la première fois que je rencontrais un réalisateur, quelqu’un qui est là pour sublimer ce que j’ai envie de faire, mais qui n’est pas au coeur du processus. J’ai tout composé avec Josh, il était au piano et sur l’ordi, on partait d’une boucle qui me plaisait, puis moi je trouvais la mélodie, les gimmicks. Le Motif supervisait, venait ensuite questionner certains détails.

Pour cet EP j’avais vraiment envie de faire des chansons, parce qu’au final je n’ai sorti que trois sons avant, et c’était vraiment comme ça a la volée.

J’avais envie de quelque chose de plus mélodique, en lien avec mes influences trap actuelles, mais en y amenant mon style d’écriture personnel.

En jouant sur scène des titres comme « Ailleurs Higher », très alambiqués, où je parle beaucoup sur 4 minutes, je me suis rendue compte qu’en live j’avais envie de morceaux qui te donnent aussi envie de bouger la tête sans forcément écouter les paroles. L’inverse aussi, et évidemment j’espère que tu fais les deux et que tu kiffes pour l’ensemble.

J’ai d’ailleurs été assez touchée aux Trans, parce que c’est de la musique assez urbaine, avec de l’autotune parfois, le public était très varié et transgénérationnel, et pourtant la plupart des gens semblaient émus. Je me rends compte aussi que c’est l’impact du live, j’espère que c’est une valeur ajoutée au CD. Les gens semblaient catcher soit mélodiquement, scéniquement… donc je me suis dit que peu importe la tournure musicale ça peut toucher différents publics.

© Zenzel

Qu’est-ce qui t’a décidée à mettre de l’autotune sur ta voix ? 

J’ai essayé, j’ai kiffé, et j’ai trouvé que ça m’aidait à extérioriser mes douleurs. Parce que cet EP n’est quand même pas très joyeux. C’est pas une préoccupation de justesse, j’aime vraiment l’effet que ça apporte. Après il y a des gens qui n’aiment pas, ce que je comprends, ou pensent que j’ai envie de faire comme tout le monde, mais ce n’est vraiment pas ça. Au départ mon label était réticent, puis finalement ça leur a plu. C’était vraiment un outil artistique, un peu comme les voix qu’il y a dans ma tête, et ça m’a aidé aussi à m’embarquer dans certaines vibes.

On a été assez surpris en recevant ton EP, on ne s’attendait pas forcément à cette direction esthétique-là, on imaginait sans doute une coloration plus « chanson française ». Pourquoi et comment as-tu pris cette voie ?

Je n’ai pas envie d’intellectualiser quelque chose qui ne l’a pas du tout été.

Je considère que l’inconscient a une grande part dans nos cerveaux, et avec le recul je me rends compte de choses qui m’ont parues évidentes physiquement, mais qui n’avaient pas été analysées au départ.

En commençant à travailler avec Josh, mon envie c’était de faire des chansons mélodiques, de garder ce côté hiphop urbain, mais en ajoutant des cordes, un côté un peu grandiloquent, pour que mon écriture puisse s’exprimer. Mon inspiration naît quand même souvent d’une certaine mélancolie, donc il y a un côté deep, et ado j’écrivais beaucoup sur des BO de films.

Dans l’idée, si on prend des grandes références, je voulais quelque chose entre le hiphop de Kanye West, l’écriture et les cordes de Benjamin Biolay, et le côté deep émotionnel de Lana Del Rey. Après le côté un peu afro c’était pas prévu, c’est aussi la patte de Josh. Il n’y a pas de process, juste du kiff.

Donc il y a vraiment une part de hasard liée aux gens dont tu t’es entourée. Si tu avais travaillé avec d’autres gens, sans doute que les propositions de boucles n’auraient pas été les mêmes et que ça aurait pu partir ailleurs ?

Bien sûr. Forcément, comme je co-compose, j’ai besoin d’une boucle de départ pour m’engrainer. J’arrivais avec des textes, mais je me suis rendue compte que j’ai aussi une aptitude à écrire en studio, comme le font généralement les rappeurs, avec cette idée de créer un son en un jour et tu ne pars pas tant que la maquette n’est pas finie.

Les processus d’écriture ont été différents suivant les morceaux, mais dans tous les cas maintenant je retravaille le texte en fonction des mélodies et rythmes que je veux. Je compose en pensant aussi à une certaine efficacité (même si je n’aime pas trop ce mot) scénique. 

Je pense que ma manière de scander est personnelle, mais musicalement plein de choses sont possibles.

C’est aussi ça que j’ai envie de dire aux gens, cet EP j’en suis très fière, c’est une couleur que j’aime, mais ce n’est pas la seule.

Tu penses rester concentrée vraiment sur la partie écriture et chant, ou la partie composition musicale et production t’attire aussi ? 

J’ai l’impression que c’est vraiment lié. Je me suis rendue compte que je voulais vraiment tout gérer de A à Z, et d’ailleurs j’étais quasiment toute seule à enregistrer avec l’ingénieur du son. J’ai vraiment pris plaisir à chercher vocalement ce qui me plaisait, à chercher les backs… A chercher en fait, parce que moi je découvre, j’ai fait trois morceaux avant dans une chambre à Dunkerque…

Je crée souvent dans une forme d’urgence, j’ai envie de dire quelque chose là maintenant, donc ça sort de manière spontanée, même si je retravaille après.

Je ne suis pas dans un processus de recherche sur deux ans… Le moteur vient du fait que j’ai quelque chose à dire, de l’écriture. Là j’ai fait cinq morceaux, et ce sont ceux de l’EP, il n’y a pas eu plein de morceaux produits puis une sélection. J’ai envie que ce soit reçu comme ça, je ne peux pas être plus sincère et authentique dans ce que je propose, quelle que soit l’esthétique musicale autour. J’ai appris à me laisser influencer dans le bon sens du terme, sur la couleur musicale. Mais c’est aussi ce que je voulais puisque je suis allée chercher ces gens-là. Je voulais aller vers ce que moi j’aime écouter et voir sur scène.

Tu écoutes quoi ? 

C’est très éclectique. En ce moment je saigne Malik Djoudi, PNL, Sônge, Ludovico Einaudi, Billie Eilish, Jorja Smith, Flèche Love… J’écoute vraiment tout ce qui sort. Je me replonge aussi dans des choses plus anciennes, mais plus s’il y a un contexte, si je dois faire une reprise… Je vais peut-être moins y aller instinctivement.

Après il y a des artistes dont j’aime le parcours, le côté protéiforme, Childish Gambino ou Charlotte Gainsbourg par exemple. Ce sont des gens qui partent dans un délire pour chaque album, et en plus qui ont des activités parallèles, développent plusieurs disciplines.

Donc certes pour cet EP il fallait bien axer l’esthétique, mais encore heureux j’ai envie de dire qu’avec un premier EP je me cherche encore… 

Qu’est-ce qui a été le plus difficile pour toi dans tout le processus de composition de cet EP ? 

J’aurais aimé – et c’est ce que je voudrais faire pour l’album -, faire rentrer un ou plusieurs musiciens sur le plan instrumental, des arrangements. J’ai envie de pousser plus loin dans la forme, de ne pas rester seulement dans un format ‘efficace’. J’avais envie parfois de laisser plus de place à la musique… Mais on est resté dans quelque chose de très fluide, d’efficace dans le processus, notamment parce qu’on travaillait avec une contrainte de temps. En même temps je te dis ça, mais je ne suis pas certaine de pouvoir faire autrement, travailler un an sur un morceau…

Ce truc très spontané et organique finalement j’ai l’impression que c’est quand même ma personnalité.

© Zenzel

Tu mènes plusieurs disciplines de front, comment tu concilies tout ça ? Ne serait-ce que dans ton emploi du temps ?

C’est pas évident mais j’ai l’impression que ça se fait assez naturellement en termes de priorités du moment. Par exemple je devais tourner un film en même temps que les Trans, j’ai du y renoncer, mais je n’ai pas de regrets, à ce moment-là c’était évidemment les Trans que je devais faire. Là je prépare une série pour Canal+, mais les concerts de cet été sont déjà calés, donc on va essayer de faire des efforts des deux côtés pour que la série puisse être tournée quand même.

Sur scène, j’aspire à réunir toutes les disciplines que j’exerce dans un spectacle que j’aimerais unique.

Pour l’instant c’est encore les débuts, donc j’ai déjà quelques éléments scéniques mais ça reste simple techniquement. Comme j’ai eu un bagage artistique assez conséquent avant la musique, mon imaginaire est déjà nourri de beaucoup de choses, donc j’imagine déjà la suite avec plus d’espace et de possibilités.

J’ai l’impression que la musique va être le projet personnel qui me permettra de relier les choses : la danse, le jeu sur scène, la scénographie, mon intérêt pour la lumière, la vidéo… L’activité de comédienne reste assez distincte, mais côté danse et cirque j’ai réduit mes projets parallèles parce que je m’y retrouvais moins aussi, j’avais envie maintenant d’invoquer mes propres idées, ma propre mise en scène.

Est-ce que tu as choisi la musique aussi parce que c’est un des médias artistiques les plus mainstream aujourd’hui ? Au sens où cela touche le plus grand nombre, plus que la danse ou le cirque.

Non pas du tout, enfin… Bien sûr quand tu fais de la création artistique, ça serait mentir que de dire que t’as pas envie que ce soit vu, entendu, partagé. Mais en fait ça a plus été une angoisse cette possibilité que ce projet puisse toucher beaucoup de monde. C’est pas pour ça que je suis allée vers la musique en tout cas, c’est né d’une nécessité beaucoup plus intime, égocentrée. Quand j’ai balancé mon premier titre, j’imaginais pas qu’un an plus tard j’allais faire un EP…

© Zenzel

De quoi s’est nourrie ton écriture ? 

J’ai beaucoup lu. Mon père est documentaliste, il y avait beaucoup de livres à la maison. La poésie me touchait mais je n’en lisais pas beaucoup, plus aujourd’hui. C’est pas que je ne veux pas avoir de modèle, mais c’est que je n’ai jamais vraiment analysé les choses, que ce soit les textes de chansons ou autre. C’est pour ça que j’ai du mal avec la notion de référence. J’ai l’impression que c’est plutôt la vie et tout ce qui se greffe à moi qui fait qu’à un moment donné il y a une nécessité d’en sortir par ce biais-là, d’expression de soi.

Comment as-tu choisi le titre de l’EP ?

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Au départ je voulais trouver un titre exprès, puis j’ai pas trouvé, et des fois il y a des choses qui reviennent à toi comme des évidences. Quand je faisais écouter l’EP à mon entourage, c’était la chanson qui ressortait souvent, je pense du fait de la composition, des mélodies. J’étais aussi ravie que ce soit celle-là pour l’histoire que je raconte dedans.

Jimy c’est toi, ou quelqu’un d’autre, un personnage générique ?

D’une part oui bien sûr je m’identifie à Jimy, mais je l’ai pas écrite forcément comme ça. Avec Jimy en fait je voulais surtout raconter une histoire d’amour, il se trouve que c’est une histoire homosexuelle, ce qui pour moi est normal et banal, mais comme on est en 2019 tout le monde me pose plein de questions là-dessus… Pourtant 90% des chansons sont des chansons d’amour, mais hétéronormées, donc personne ne s’y attarde, et comme là c’est une histoire d’amour lesbienne ça pose question. On ne le comprend pas frontalement, parce que je voulais que l’auditeur se rende compte que c’est une histoire d’amour comme les autres.

Dans cet EP j’avais avant tout envie de parler d’amour, avant de parler de sexualité.

Et Jimy que ce soit un personnage réel ou fictif peu importe, j’ai envie que tout le monde puisse s’y identifier, quelle que soit sa sexualité. Jimy parle d’amour, d’émancipation, d’acceptation de soi, de liberté… ça relie bien toutes les thématiques de l’EP, donc c’était cohérent comme titre.

Sur quoi tu vas te concentrer une fois cet EP sorti ?

Ça va être beaucoup de concerts jusqu’à fin juillet. J’ai vraiment envie d’être sur scène. L’année passée a été compliquée ; c’est un nouveau monde qui s’offre à moi la musique, beaucoup de choses personnelles qui m’ont amenée à écrire cet EP n’ont pas forcément été évidentes à vivre… Donc j’aimerais être un peu joyeuse aussi d’avoir transformé cette douleur en objet artistique qui va pouvoir raconter des histoires à d’autres.

J’ai envie d’être fière de ce que j’ai fait, de le ressentir un peu, d’arrêter d’être toujours dans la projection.

Le but là c’est de se dire ok j’ai fait un EP, j’ai envie de faire un album, donc on s’y met. Comment on s’y met, comment faire pour qu’il soit moins urgent, pressurisant, comment continuer à bosser avec ces gars-là, mais ouvrir un peu pour chercher encore musicalement, et voilà pouvoir présenter dans quelques mois un album, mais en prenant quand même mon temps, et en me faisant plaisir avant tout.

Comment tu penses que les auditeurs et les professionnels vont classer ton projet ? Tu aspires à être affiliée à quoi ? 

Déjà être rangée quelque part évidemment ça ne m’intéresse pas, je préfère être dérangée quelque part et on continue à faire de la musique.

J’ai du mal avec les cases, ne serait-ce déjà parce que je suis entre plusieurs disciplines. Mais en fait sur scène je m’exprime juste. 

Quel style de co-plateaux tu penses que les programmateurs vont imaginer avec ton projet ?

Je pense qu’il vont hésiter entre rap et chanson, mais que dans 5 ans on sera tous dans la chanson. Moi j’ai l’impression de faire de la chanson, je sais à qui on me rattache, je le vois dans les articles. En fait on me rattache à cette génération qui ne sait pas trop si elle fait du rap ou de la chanson, ça les perturbe beaucoup les gens. Moi je fais ça comme musique parce que c’est ce qui me vient.

Tu pourrais avoir une aspiration personnelle de sphère dans laquelle tu souhaites évoluer. 

J’ai l’impression que c’est plutôt la chanson, la pop, ce qui est le plus ‘ouvert’ et rassemble beaucoup de choses, les frontières sont tellement minces maintenant… Mais qu’on me dise que je suis rappeuse ça me va aussi.

Je n’ai pas de sentiment d’appartenance à tel ou tel monde, je fais partie de cette génération qui a commencé les choses dans sa chambre, je n’ai pas de mentor.

Tu te sens plus proche de Clara Luciani et Juliette Armanet ou de Aya Nakamura et Shay par exemple ?

Pour le coup je suis vraiment entre les deux. Je suis ‘ni ni’ ou ‘un peu un peu’ je sais pas… Mais ‘un peu un peu’ ça sonne pas top.

C’est une fusion on dira alors…

Si fusion il y a en tout cas j’aimerais que la fusion soit belle.

Qu’on puisse rapidement se dire ‘c’est du Aloïse Sauvage’. Je ne sais pas ce que c’est encore, je me découvre moi aussi. Je n’ai pas de prétention à vouloir redéfinir quelque chose, mais je ne saisis pas forcément ce que je fais parce que c’est instinctif.

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