Juliette Armanet, chanteuse sylphide à la voix cristalline, incarne le renouveau de la variété française. Son premier album est attendu pour le printemps 2017, mais depuis le succès critique de son EP Cavalier Seule, sorti chez Barclay, elle multiplie premières parties et participations à des festivals, à la rencontre d’un public toujours plus nombreux et épris de son univers.
Avec son esthétique un peu kitsch, ses mélodies duveteuses et son enthousiasme contagieux, elle imagine une mélancolie solaire. Une sorte de spleen joyeux qui disperse la grisaille automnale et vous donne autant de baume au cœur que de vague à l’âme.
Manifesto XXI – Tu chantes sous ton vrai nom, tu n’as pas ressenti le besoin de t’abriter derrière un pseudo, de créer un personnage ?
Je n’ai pas du tout envie d’être un personnage sur scène. Ce que je recherche, au contraire, c’est quelque chose de l’ordre de la mise à nu, de l’authenticité. Je cherche à être le plus « moi » possible. L’idée d’un pseudo m’amuserait peut-être pour un projet parallèle, si je fais de la hardtek ou si je me lance dans un genre musical plus lointain de ce que je fais habituellement. Mais je ne cherche pas à être autre chose que moi-même. D’ailleurs, tous ces discours qu’on peut lire dans les magazines, du genre « soyez vous-même », ça me fait bien marrer parce que si on pouvait être autre chose que soi-même, ça se saurait. Le tragique de la condition humaine c’est justement qu’on ne peut pas être autre chose que soi-même.
Entre la pochette de l’EP, le clip « Manque d’Amour » dans lequel apparaît un cheval blanc et le titre « Cavalier Seule », il y a comme un motif équestre dans ton travail. Tu es passionnée d’équitation ?
J’en ai fait beaucoup quand j’étais jeune, j’adorais ça. Mais dans ce cas précis, c’était vraiment l’idée de détourner une expression masculine dans un sens féminin qui m’intéressait. Le côté cavalier, je trouvais qu’il y avait quelque chose d’un peu conquérant qui fait aussi vieux cow-boy sur le retour, je trouvais ça chouette. Et « cavalier seule », ça m’évoquait aussi une forme d’indépendance.
Pour le cheval blanc dans le clip, c’était plus un clin d’œil à l’image d’Épinal de la femme qui attend l’amour. Presque un truc à la Jacques Demy. Un clin d’œil à toute cette imagerie romantique baroque, kitsch.
Tu parles d’indépendance, de femme conquérante, tu te sens proche des luttes féministes ?
Je dirais que je suis féministe dans le sens où pour moi ce n’est absolument pas un gros mot. C’est le mot de ma grand-mère, c’est ce qui fait qu’aujourd’hui je peux prendre la pilule, je peux travailler, faire de la musique, être artiste sans que la société m’en empêche. Donc oui, de ce point de vue-là, je suis féministe, c’est-à-dire que pour moi le centre des rapports humains, c’est l’égalité entre les individus. Après, je ne suis pas particulièrement militante.
Il paraît que tu te vois comme une personne profondément mélancolique. Instant littéraire/dissertation : d’après Hugo, « la mélancolie c’est le bonheur d’être triste ». Tu te reconnais là-dedans ?
Totalement. La mélancolie est un sentiment assez particulier. Une sorte de plainte joyeuse. Ce n’est pas du tout le même sentiment que la nostalgie par exemple. C’est se rouler un peu dans ses émotions. Je trouve que c’est un sentiment assez noble parce que c’est une forme de célébration de ses émotions, des choses qu’on a aimées, qu’on pourrait aimer encore mais que la vie nous fait désaimer. En revanche, je suis une mélancolique joyeuse. Je ne suis pas du tout quelqu’un de triste au quotidien, mais très spontanément j’aime les choses un peu surannées, ça me parle. J’ai un rapport très décomplexé à la mélancolie. Pour moi, il faut en faire quelque chose, en tout cas j’arrive à en faire des chansons donc c’est déjà ça. J’aime bien cette posture. Il y a un côté chant des sirènes dans lequel on se laisse parfois aller. Une espèce de dimanche éternel.
C’est plus simple d’écrire des choses tristes que des choses heureuses alors ?
C’est épouvantable d’écrire le bonheur. Ça me fait penser à cette citation : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire ». Il faut des trucs très dansants ou extrêmement enjoués pour que le bonheur soit communicatif. Je pense qu’évidemment, il est plus simple d’écrire au temps du passé, de l’imparfait, qui est par définition celui de la mélancolie. Ça permet de s’épancher. Mais dans mon nouvel album, il y a une chanson sur l’amour heureux. C’est un peu la première fois que je fais ça. Ça m’a beaucoup amusée.
Tes prestations scéniques sont très enjouées compte tenu du spleen qui se dégage de tes paroles. C’est pour alléger le côté un peu pesant des textes ?
C’est vraiment naturel en fait. J’ai une personnalité un peu bi-goût avec d’un côté un truc hyper énergique et solaire, et de l’autre cette inclination au spleen.
Et puis j’aime bien dédramatiser. Ça me fait du bien, donc c’est aussi pour moi.
Tu as travaillé pour la chaîne Arte auparavant, c’est quelque chose qui revient souvent dans les interviews, comme si les journalistes étaient fascinés par ton parcours et par le fait que tu sois parvenue à passer de l’autre côté du miroir. Tu crois que beaucoup de journalistes sont en réalité des artistes frustrés ?
Ça dépend quel type de journalistes. Personnellement, j’ai fait du journalisme de société donc j’ai interviewé monsieur et madame Tout-le-Monde, mais c’était passionnant. J’ai l’impression que je resterai toujours un peu journaliste dans l’âme d’ailleurs, observatrice du monde, à décrypter la société, les identités. Ça continue à me passionner et je serai ravie de faire des allers-retours entre la scène et du documentaire, parce que je trouve que ça nourrit aussi beaucoup. Et puis c’est très bizarre de passer d’une posture où tu regardes les autres, tu les interviewes, à la posture de celle qu’on écoute. Mais du coup, tu vois un peu comment les gens s’y prennent, tu sais un peu comment ça marche.
Tu te sens mieux préparée à l’exposition médiatique du coup ?
Pas vraiment, ce n’est pas pour ça qu’on est mieux armé. De toute façon, si tu te mets à être trop stratège, tu es foutu. Il faut rester vrai avec la personne que tu as en face de toi. C’est une rencontre. Mais j’aurai toujours ces deux facettes-là en moi : être dans la lumière mais aussi écouter et observer les autres.
Que te reste-t-il de cette expérience du documentaire ? Est-ce qu’on retrouve une trace de ton expérience de journaliste dans tes textes ? Une plus grande finesse d’analyse ? Penses-tu que cela t’a aussi permis de gagner en empathie et de grandir en tant qu’artiste ?
Je ne sais pas du tout quel pont il peut y avoir avec le travail du chant. Ce qui est sûr, c’est que le fait d’avoir fait du documentaire m’a décrassée socialement. Ça m’a fait comprendre à quel point le destin des individus était bien plus complexe que ce qu’on pouvait bien imaginer et que tous les préjugés que tu peux avoir sur ta voisine explosent un peu en vol dès que tu prends vraiment la peine de la rencontrer. Après, je ne sais pas vraiment quelle incidence directe ça peut avoir sur mon travail, et à vrai dire, je ne la ressens pas vraiment. Peut-être dans le rapport au public. Dans une salle par exemple, j’aime bien regarder les gens dans les yeux, les voir. Quand je suis assise au piano, il y a un face-à-face.
Tant qu’à faire, restons sur le sujet : quel est ton point de vue sur les médias actuels ? Crois-tu que l’avènement d’Internet va progressivement faire tomber les anciens modèles en désuétude ? Le format papier, la télé, la radio…
C’est un peu des conversations de comptoir mais parfois il m’arrive de regarder la télé, et je suis atterrée de voir qu’on pose des questions aux gens sans qu’ils aient le quart d’un millième de seconde pour répondre. On a une pensée hashtag. On est des publicités permanentes de la pensée. Tu dois avoir une punchline qui fait du buzz et ton point de vue sur le monde doit pouvoir se résumer en un hashtag. C’est l’inverse de ce qu’est une discussion avec quelqu’un. De débattre, de s’amener l’un et l’autre vers quelque chose. Je ne comprends plus qui y trouve du plaisir.
Tiens, dernièrement, « Une ambition intime » avec Karine Lemarchand. Elle reçoit Marine Le Pen sur un canap’ avec son bol breton. Voilà ce que c’est que la dictature de l’émotion, quand on refuse la pensée, quand on refuse de faire confiance aux gens, à leur capacité de réflexion et qu’on pense qu’ils se complaisent dans la distraction. C’est le couronnement de ce que sont les médias depuis quelques années, du storytelling avec de la musique en guitare sèche pour émouvoir.
On n’a plus de limites puisque maintenant on va chercher l’humanité de Marine Le Pen. C’est grave. On est plus que là-dedans. Platon parlait de la différence entre séduire et convaincre, on séduit par l’émotion et on convainc par la raison. On a oublié ce que c’est que la conviction. On n’a plus le temps de la pensée.
Les médias sont en partie responsables de ça. Aujourd’hui, se cultiver est devenu une forme de résistance. J’ai eu cette discussion plusieurs fois avec des rédacteurs en chef ou des directeurs de chaînes de télé. Quand on te dit : « Oui mais ça, la ménagère, il faut le lui expliquer ». Si tu ne fais pas confiance à ton auditeur et que tu le prends pour un con, il finit par le devenir. Prendre les gens par la main pour tout comme s’ils étaient stupides est une grosse erreur, et les médias font ça en permanence.
Tu as travaillé avec Julien Doré : comment s’est passée cette rencontre ? Ce n’est pas trop difficile de devoir composer avec un autre artiste lorsqu’on a l’habitude de faire cavalier seul justement ? Tu aimerais faire davantage de duos à l’avenir ?
Julien, c’est un copain. On s’est rencontrés il y a deux ans et il m’a embarquée sur ses tournées. J’ai fait presque une trentaine de dates avec lui. Des premières parties, mon premier Olympia…
Il m’a vachement portée au départ, il m’a donné pas mal de conseils. Il m’a proposé ce duo de manière complètement informelle. C’était un matin, il m’a dit : « Passe chez moi ». Il voulait me faire écouter son album. Puis il a fini par lâcher le morceau : « J’aimerais bien qu’on fasse un duo », et deux jours plus tard on l’a enregistré. Ça s’est fait très rapidement.
Les duos j’y travaille, j’ai pas mal de choses en cours. Mais oui, ça m’amuse de plus en plus.
Il y en aura sur l’album à venir ?
Sur celui-là, non. Mais de toute façon, je compte bien travailler sur d’autres projets entre deux albums et sortir des sons sur SoundCloud pour que ce soit plus vivant. Quand on est musicien, on ne se contente pas juste de faire dix chansons puis d’attendre deux ans pour en refaire dix. Il y a plein de moments où on compose et il faut que ça vive de manière un peu plus informelle.
D’ailleurs la chanson « L’amour en solitaire » n’est pas sur l’EP. Elle ne sera pas sur l’album non plus ?
Cette version ne me correspond plus tellement. Je l’ai jouée en piano-voix pendant trois ans et j’ai eu envie de refaire une version qui soit cohérente avec mon album. Donc une nouvelle version arrive. J’espère que les gens seront ouverts à quelque chose de plus sensible et de plus proche de mon travail actuel.
Concernant tes influences, on trouve pêle-mêle Souchon, Sheller, Barbara ou encore Sanson. Tu te retrouves là-dedans ? Cet héritage est-il une richesse ou une contrainte, une pression supplémentaire pour toi ?
Je me sens complètement héritière de ces noms-là. Voulzy ou Berger aussi d’ailleurs. Ce sont les plus grands noms de la chanson française donc je suis plutôt flattée. Ça ne me pèse pas du tout, au contraire, ça me ravit de réactiver cette grande variété française des années 70-80 sur laquelle on danse aujourd’hui. Ça me botte à fond ! (rires)
Mais ne trouves-tu pas ça curieux cette manie (dont je suis la première à me rendre coupable) de toujours comparer les artistes émergents avec ceux qui les ont précédés, la nouvelle scène avec l’arrière-garde ? Comme s’il fallait nécessairement les rattacher à tel ou tel chanteur pour leur donner une légitimité ?
J’ai surtout l’impression que ce sont des arguments commerciaux et des réflexes journalistiques qui s’imposent un peu de manière évidente. Moi ça me va, ça ne me gêne pas pour l’instant. Je pense que dans cinq ans, quand j’en serai à mon troisième album, si on continue à me comparer à Sheller, j’en aurai un peu marre. En tout cas, pour un début de parcours, je trouve ça beau d’être située dans une certaine lignée.
Tu revendiquais tout à l’heure cette posture de femme conquérante, indépendante. Dans le même temps, ton album parle de chagrins d’amour, de manque d’amour. C’est un peu paradoxal, non ? De se suffire à soi-même tout en ayant besoin du regard de l’être aimé ?
Si, c’est complètement paradoxal. C’est aussi pour ça que j’ai appelé cet EP Cavalier Seule. Je ne voulais pas juste d’un truc plaintif. Je voulais que ce soit un manifeste sur l’amour. C’est se dire : « Eh bien soit ! Je suis seule. Autant l’être pour de bon et tracer tout droit ma route ». En même temps, ça reste quand même des histoires, des petits contes. Pour chaque chanson j’ai des images qui me viennent et ce n’est pas toujours de moi dont je parle. Parfois, je m’invente des scénarios. Pour « La Carte Postale » par exemple. J’ai imaginé un téléfilm des années 80. J’ai donné des noms. Je me fais des synopsis. Je cherche une ambiance.
Je pensais que tes chansons relevaient toutes vraiment de l’intime à vrai dire….
Ça dépend des chansons. Certaines sont écrites avec le sang et les larmes (rires) et d’autres davantage comme des jeux d’écriture. Mais pendant longtemps, je n’ai pas cherché à raconter autre chose que moi. Seulement, il se trouve que je suis hyper heureuse en amour aujourd’hui. Quand je l’ai rencontré, j’ai pensé : « Ma carrière est foutue ». Puis je me suis questionnée et j’ai trouvé une réelle authenticité en écrivant autrement. Et puis à 60 ans je vais écrire quoi, si j’ai quatre enfants et que je suis ravie ? Je fais des albums à thème : le prochain sur les vétérinaires !
Mon thème à moi, c’est le sentiment amoureux d’une manière générale. Il faut que je trouve des moyens dérivés d’en parler, autres qu’avoir une vie pourrie et être malheureuse.
Comment envisages-tu la question de la liberté en amour ? Tu penses qu’on peut être libre à deux ?
J’ai l’impression qu’il y a plusieurs formes d’amour et que de toute manière, le sentiment amoureux nécessite une forme d’aliénation. C’est aussi ce qui est drôle quand on est amoureux. Le fait d’être un peu hors de soi, dépendant, obsessionnel. Mais le quotidien amoureux est quand même beaucoup plus prosaïque.
Je suis sortie de ce truc où j’assimile l’amour à la souffrance mais ça a été un long processus. Aujourd’hui, j’aime l’idée qu’on puisse être heureux en amour et conserver son identité propre, ses désirs propres. Ne serait-ce que d’en avoir envie met beaucoup de temps.
J’adore l’idée d’être éperdument amoureuse et en même temps de pouvoir avoir une vie à moi, une chambre à soi comme disait Woolf. Je ne trouve plus ça vulgaire ou triste.
Je crois que l’amour peut aussi être un paravent pour ne pas se réaliser soi. Que l’autre te laisse cet espace-là, c’est la chose la plus noble qui puisse arriver entre deux personnes.
Ton album sortira en janvier 2017 ; tu peux nous donner ton ressenti, histoire de patienter un peu ?
Je suis assez contente et en même temps mortifiée. On a fait un truc assez pur, sans fioritures. C’est de la bonne ! (rires)