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Transvocalités (4/5) : Enchanté·e, Marina Herlop

Transvocalités (4/5) : Enchanté·e, Marina Herlop

marina herlop
Dans Transvocalités, notre chroniqueur Charles Wesley sonde comment les voix enregistrées, samplées, traitées, pouvant participer d’un processus émancipatoire, s’incarnent au sein des musiques électroniques actuelles. Pour cet avant dernier épisode, il rencontre Marina Herlop, musicienne catalane qui considère la voix comme un éventail de possibilités, un synthétiseur aux très larges options. Son troisième album, Pripyat, est sorti en mai dernier sur PAN. Fusionnant piano, voix et sonorités tatillonnes qui claquent et qui fusent, on revient avec elle sur ce qui l’a amenée à un tel disque, sur sa tournée, ses choix et ses horizons.

Je suis au Nextones, festival intimiste situé dans le nord de l’Italie à Val d’Ossola, produit par les mêmes organisateur·ices (Threes Productions) que Terraforma près de Milan. Je grimpe une petite colline pour rejoindre la loge de Marina Herlop qui donne sur le site principal du festival : deux grandes scènes dans la carrière, une dans la pénombre, là où se produira notamment Squarepusher demain soir, et une autre encastrée dans la pierre, là où Marina fera son show dans un peu plus d’une heure. Lorsque j’arrive, Marina s’entraîne avec les deux chanteuses a cappella qui l’accompagnent. Le batteur est là aussi. À peine l’ai-je saluée, on rigole déjà quand elle me dit qu’elle revient de l’hiver australien et qu’elle pensait être en été ici. Il a plu aujourd’hui et il fait un peu frisquet dans les montagnes. Elle n’est pas encore en tenue, elle porte un manteau marron, un pantalon et des tatanes. On doit lui apporter des bottes montantes à talons blanches et brillantes. Déterminée, c’est cette impression que laissera la jeune trentenaire après notre échange, mêlée à beaucoup d’autodérision et d’humilité.

Manifesto XXI – Tu tournes de manière intensive cette année, comment ça se passe ?

Marina Herlop : C’est assez fou, parce qu’en 2020 et 2021 je n’avais presque pas de dates. J’ai eu quelques dates en dehors de l’Espagne à la fin de l’année dernière et depuis ça se multiplie. C’est génial, je suis vraiment heureuse, et je réalise à quel point j’attendais ça. J’ai dû changer de mindset, parce que je n’étais pas habituée à être toujours de sortie. Beaucoup de socialisation. J’adore. Ça commence aussi à me manquer, d’être à la maison parfois. J’aimerais avoir les deux. Mais c’est hyper satisfaisant de partager sa musique. Jusqu’à maintenant je n’avais pas beaucoup de retours, et là je me rends compte que les gens écoutent ma musique ! (rires)

Pripyat est sorti en mai. Qu’est-ce qui a initié cet album ? Est-ce que c’est le continuum de ce que tu avais fait jusqu’ici ? 

Mira, quand j’ai fait Pripyat, c’était un « dernier appel ». Parce que j’avais déjà fait deux albums. Le premier avait eu un assez bon succès. Et je n’avais pas mis énormément d’effort dedans. Le second, j’ai mis énormément d’effort, et la réponse n’était pas celle que j’attendais. J’avais des dates, mais je n’avais pas vraiment de revenus, mon projet ne semblait pas être assez solide. J’approchais de la trentaine et je commençais à stresser. Ma profession me paraissait être trop comme un hobby. Donc pour Pripyat, je n’avais pas beaucoup d’énergie et j’avais du mal à y croire. Je me suis dit que j’allais y aller à fond. Car je n’avais pas de plan B, je devais le faire de toute façon.

Sur ce dernier album, tu as utilisé des techniques de chants carnatiques du sud de l’Inde, des sons notamment produits avec la langue. Comment définirais-tu ta façon de chanter et de mêler tes influences ?

Aléatoire (rires) !… et freak. Parfois je fais un track et je me dis : ohlala, là voilà de retour ! (rires) Je l’enregistre en me disant que personne ne l’écoutera. Et les gens l’écoutent, et je me dis : wow, pourquoi j’ai fait ça ? Souvent je ne mets pas de paroles parce qu’elles ne viennent pas. C’est plutôt comme si je faisais les choses en recevant des ordres de quelque chose ou de quelqu’un. Je ne suis pas folle, mais je ne me sens pas entièrement responsable de ce que je fais musicalement. Même si je sais que je suis l’auteure et que je devais le faire comme ça… Avec les paroles je ne sens pas le besoin de raconter ma vie. Venant des autres ça ne me paraît pas forcément mielleux, mais quand je le fais en anglais, parfois je me dis : qu’est-ce qui me prend ? (rires)

Les chants pour moi sont un peu lazy. Mais je ne veux pas être la fille qui ne met pas de paroles non plus dans ses musiques, même si elles m’importent peu. Tu ne peux pas savoir le nombre de personnes qui m’ont demandé dans quelle langue je chantais ! (Concernant les morceaux qui ne contiennent que des sons vocaux.) C’est fou. Et je me suis dit : allez, mets des paroles. Ça évolue. Ma voix c’est aussi le piano, le classique. Ce qui ne change pas c’est mon envie de faire de la musique qui sonne bien à mes oreilles.

© Piercarlo Quecchia

Qu’est-ce que le concept des transvocalités soulève en toi ? 

Pour moi ça m’évoque le mélange de différent·es traitements, textures, intentions de voix. Des voix que, a priori, tu ne mixerais pas ensemble, mais que tu mixes, leur permettant de coexister. 

Dans quelle mesure est-ce que tu veux amener la/les voix vers des horizons non intelligibles et rythmiques ? 

J’ai beaucoup joué au piano, et je ne dirais pas que je suis chanteuse, mais ces dernières années, la voix m’intéresse beaucoup, c’est quelque chose. Quand tu y penses, c’est mental. Tu inspires de l’air et tu le transformes. Ce qui est intéressant c’est la texture de la voix, où tu la mets. On a tendance à penser, à dire : « toi tu es né·e pour chanter, toi tu as une belle voix et tu chanteras », mais en entraînant nos voix, on peut faire tellement de choses, en essayant d’être en accord, en mettant le son dans différents endroits de nos corps. Et en fonction de là où tu le mets, ça sonne différemment. Pour moi c’est intéressant d’utiliser ces techniques, selon le contexte de la chanson.

La voix c’est comme un très large synthétiseur avec plein de timbres. J’aime les harmoniser, les couper, devenir dingue avec ce puzzle. Je l’utilise comme un sound effect, un harmonizer, une mélodie, une percussion… il y a tellement de manières de composer avec. J’ai aussi envie de m’entraîner à chanter. Pas forcément en harmonie. Mais d’explorer, oui, c’est certain.

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© Piercarlo Quecchia 

Pripyat est le premier album que tu as composé avec l’aide d’un ordinateur. Comment cela a-t-il influencé ta musique ? 

Ça a changé beaucoup de choses. Je n’avais jamais expérimenté avec les boucles, travaillé beaucoup de pistes à la fois, samplé… Je me suis amusée à créer des rythmes, etc. Avant j’étais très limitée, en n’utilisant que ma voix et le piano. Et maintenant c’est… trop ! J’ajoute tellement de sons ! Tu verrais les sessions Live (Ableton) de Pripyat. Très chaotique. (rires) Faut se méfier des très nombreuses possibilités, de la rapidité. C’est un peu jouer à être Dieu : tu peux faire ce que tu veux. Mais il ne faut pas te perdre en chemin. 

À Pitchfork, tu as dit que la musique importait pour elle-même, comme quelque chose de beau et d’intrigant. Tu as aussi évoqué un certain degré d’inconfort qui est important pour rester stimulée. S’il y avait un effet autre que le plaisir sensoriel dans ta musique, qu’est-ce que tu aimerais susciter chez l’auditeur·ice ? 

Quand je fais une chanson, je cherche ce sentiment de « WOW ». De devenir dingue parce que je suis en train de composer. Ce que mes auditeur·ices sentent, ou veulent faire après avoir écouté ma musique, cela leur appartient complètement. Je veux juste faire quelque chose de solide esthétiquement, de frais et qui claque. À part ça, je me sens un peu détachée du monde et par ce qu’il se passe politiquement et écologiquement. Honnêtement, ça me déprime. La musique est alors comme un refuge. Je suis privilégiée parce que j’ai les moyens et le temps de faire de la musique, et ce qu’il y a là-dedans, c’est le meilleur. 

Bien sûr, être en tournée, être avec sa famille et ses ami·es, les gens, avoir un petit animal de compagnie (rires), c’est essentiel. Mais en t’entraînant à être musicien·ne, en jouant d’un instrument – ce qui n’est pas s’afficher sur les réseaux sociaux, ce qui n’est pas être la plus belle/le plus beau quand t’es sur scène – en étant seul·e avec ton travail, tu entres en contact avec une autre dimension. Ce n’est pas du bonheur, de la tristesse. Mais c’est sur ce chemin que tu perds un peu ton sens d’identité, d’ego. L’important, c’est cette chose qui ne sert strictement à rien (rires), que tu creuses tous les jours, et ce que tu y trouves, ce que t’y vois à l’intérieur. Ma musique ne va pas sauver des vies, mais on fait ce qu’on fait parce qu’on n’a pas d’autres options, et on écoute parce que ça nous est indispensable.

nextones
© Piercarlo Quecchia 

Image à la une : © Anxo Casal

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