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Fania Noël : penser le monde dans une perspective afroféministe

Fania Noël : penser le monde dans une perspective afroféministe

Avec son dernier essai, Et maintenant le pouvoir : un horizon politique afroféministe, publié aux Éditions Cambourakis, la militante, essayiste et chercheuse Fania Noël propose un manifeste politique à destination des militant·es, mettant à plat les concepts théoriques tout en amenant les lecteur·ices vers un horizon afroféministe. Entretien fleuve avec une grande penseuse contemporaine.

C’est avec cette phrase, lourde de sens, que Fania Noël conclut notre riche entretien : « En collectif, on rêve au-delà de ses propres horizons. Le collectif permet de donner de la force. » Une phrase résumant parfaitement l’approche critique et le parcours politique de la militante, essayiste et chercheuse en sociologie de 35 ans. Reconnue pour son engagement politique au sein du projet Assiégées — dont elle reste aujourd’hui directrice de publication de la revue — et pour son affiliation au collectif Mwasi, Fania Noël affirme depuis ses débuts un positionnement radical pour les luttes antiracistes et féministes noires. 

Avec son nouvel opus, Et maintenant le pouvoir : un horizon politique afroféministe, l’autrice s’est saisie de la période du confinement pour poser ses réflexions, mettre à plat certains concepts souvent récupérés et déchargés de leur essence. Mais aussi pour rendre compte de son expérience de militante de terrain, à même de délivrer des outils d’analyse d’une grande pertinence. Aujourd’hui doctorante en sociologie à la New School for Social Research de New York, l’activiste tire parti de son parcours pour affiner sa vision du monde et des sphères militantes dans une perspective de transmission.

Manifesto XXI – Peut-on revenir sur votre enfance et votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a menée vers les voies de l’activisme ? 

Fania Noël : Je pense que je me posais des questions, et que je suis une personne de groupe. J’ai grandi dans une famille nombreuse, et oui je suis une personne de groupe, tant en termes de fratrie, que de groupe à l’Église. J’aime les projets collectifs. Quand j’ai commencé mes études à Paris, je me posais des questions et j’ai commencé à les articuler de manière plus complexe. Je suis allée vers l’antiracisme et les questions féministes et afroféministes. 

Je connais votre travail car vous faisiez partie pendant plusieurs années du collectif afroféministe Mwasi, basé à Paris. Peut-on revenir sur cette expérience, qui semble avoir forgé en partie votre esprit critique ? Avec peut-être la revue Assiégées que vous avez créée ? 

J’ai créé la revue Assiégées pour parler d’intersectionnalité, et nous avons commencé à mettre en place des « journées intersectionnalité TMTC ». Très vite, on a invité des intervenant·es, des collectifs comme Mwasi, et il y a des personnes du collectif qui ont contribué à cette revue. En 2015, avec Assiégées et Mwasi, on a formé le premier cortège du 1er mai de personnes racisées, noires, arabes, asiatiques et roms. Assiégées, c’était un projet à destination de personnes qui subissent le patriarcat et le racisme, mais je sentais que j’avais besoin d’être dans un espace politique sur les questions féministes noires et sur la misogynoir. C’est pour ça que j’ai rejoint Mwasi, tout en restant toujours à Assiégées dont je suis encore directrice de publication. En parallèle de tout ça, j’ai créé le camp d’été décolonial avec Sihame Assbague.

Il y a toujours deux facettes [dans mon parcours] : moi militante à Mwasi, et mes projets annexes qui peuvent être plus ouverts. Aujourd’hui, j’entretiens toujours un lien politico-affectif avec le collectif même si je n’en fais plus partie. Si elles ont besoin d’intervention, je suis là. Avec Assiégées, ce sont les deux collectifs avec lesquels j’ai passé le plus de temps, j’y ai mis beaucoup d’énergie, j’y ai passé des étapes déterminantes de ma vie personnelle et politique. Vu que je n’habite plus à proximité, je ne peux plus m’investir de la même manière et Mwasi a quand même des règles. Je pense que l’on peut quitter des collectifs sans que ça se passe mal.

Aujourd’hui, vous poursuivez vos études en sociologie à la New School for Social Research à New York. Qu’est-ce qui vous a poussée à partir de France pour poursuivre votre doctorat ?

Le choix des États-Unis s’est fait bien avant car j’ai décidé en 2017 d’aller vivre au Canada, puis en Haïti, donc New York, c’était assez pratique. Et vu mon domaine de recherche, c’était mieux de rester aux États-Unis. En France, je n’aurais pas eu de financements et je n’aurais pas fait ma recherche dans les conditions que je voulais. J’avais envie de la faire dans la région de New York et pas forcément ailleurs. Je ne voulais pas trop chambouler ma vie et je me suis inscrite dans ce PhD [doctorat] pour avoir du temps, le temps de réfléchir à des questions spécifiques. Le PhD me permet de me focaliser sur ma recherche, de lire, d’analyser. C’est un moment qui est vraiment important pour moi. J’avais besoin de réfléchir, de divaguer, de prendre des risques intellectuellement. 

Vous parlez de risques intellectuels. Quels risques prenez-vous en faisant cette recherche dans un contexte états-unien ? Qu’est-ce que cela vous apporte ? 

C’est un contexte de recherche où les black studies, les gender and sexual studies, sont beaucoup plus développées. Dans tous les programmes, il y a des cours connexes à mes recherches, sur le black urbanism, sur les black bodies, et pour évoluer intellectuellement, je pense qu’il ne faut pas qu’il n’y ait qu’un seul type de cours comme « l’Histoire des noirs en France » mais avoir des enseignements connexes. Il faut pouvoir être dans un lieu prolifique. Prendre un risque intellectuel, c’est aller dans des directions que l’on ne connaît pas, c’est sortir de sa zone de confort. La théorie, c’est aussi un peu de souffrance car une fois qu’on comprend que ce que l’on pensait être juste et vrai ne l’est pas, c’est douloureux. L’idée n’est pas de rester dans la répétition de ce que l’on sait, mais d’aller dans la direction de chercheur·ses qui portent une pensée critique, qui remettent en question, qui défient notre organisation du monde et des possibilités d’organisation de celui-ci. 

Quels sont vos angles d’analyse dans cette recherche en cours ?

C’est de la sociologie des espaces. Je travaille sur la racialisation des espaces et sur la spatialisation de la race, donc sur les organisations politiques noires en France et sur les espaces de la subjectivité noire. J’essaye de voir quels types d’espaces elles ont créés, quel a été l’impact de l’espace sur leurs actions. À la rentrée, je vais commencer la troisième année et j’espère avoir fini en 2024. 

Votre deuxième essai, Et maintenant le pouvoir, prend pour moi les contours d’un manifeste afroféministe, mettant à plat les différents courants des féminismes noirs. Dans quel contexte l’avez-vous écrit ? 

Je n’avais pas spécialement d’a priori de base. J’étais coincée à Paris à cause du covid, puis j’ai appris que j’étais prise en doctorat, et je me suis dit que vu que j’étais dans une période de transition, je devais en faire quelque chose. C’est un livre écrit par une militante pas encore universitaire, qui parle de la manière dont on crée de la théorie à partir de la pratique. De comment on crée de la théorie, de l’idéologie, à partir d’espaces militants, et non le contraire. C’était important pour moi d’écrire ce livre à ce moment-là. Je voulais mettre en lumière l’aspect conflictuel qu’il peut y avoir entre sphère universitaire et sphère militante. Et je voulais pouvoir recenser nos actions, montrer ce qui est possible en prenant les exemples d’Assiégées, du camp d’été décolonial, de Mwasi. Il y a des choses que j’ai apprises collectivement, il y a des choses que j’ai apprises par moi-même, et je voulais pouvoir léguer ça à travers cet ouvrage. 

La question que je me pose également en vous écoutant est celle du passage de la théorie au terrain, du terrain à la théorie. Comment vous situez-vous aujourd’hui vis-à-vis de cela ? 

Je pense que les gens qui font de la théorie sans terrain, ça se sent, et les gens qui font du terrain sans la théorie aussi, il y a une forme de court-termisme. Ma théorie se base sur mon expérience de terrain, même si j’ai eu besoin d’un petit temps de calme. Ça ne veut pas dire pour autant que je ne suis pas active dans d’autres organisations. Il faut faire en sorte que les organisations qui créent de la pratique soient force de propositions pour mettre à plat la théorie en conversation avec d’autres approches théoriques, mais également en tirant parti de leur expérience de terrain. C’est ça qui fait qu’il y a de la substance parce que sinon, si on fait juste des manifestations et qu’on ne prend pas le temps de penser le monde, on reste juste dans la réponse et ça ne permet pas aux militant·es de progresser.

Entre le moment où j’ai commencé à militer et aujourd’hui, il y a un monde. Je pense que c’est militer qui a nourri et radicalisé ma conscience politique et ça ne passe pas que par des kilomètres de marche, ça passe par des lectures assidues, par des confrontations sur le terrain. Il faut pouvoir articuler notre propre idéologie aux autres lectures du monde. Il faut pouvoir répondre aux autres idéologies qui gravitent dans l’espace social, aux idéologies qui sont avec nous, contre nous. Et ça permet d’avoir une distance critique de se nourrir par des outils théoriques. L’éducation populaire par exemple est un outil important, ça permet d’éviter bien des écueils, de maintenir une conscience politique. 

Fania Noël © Georges Harry Rouzier

Dans cet ouvrage, où vous utilisez à la fois le « je » et le « nous », vous revenez sur un certain nombre de concepts théoriques souffrant trop souvent d’une mauvaise récupération de certaines franges politiques, notamment de la gauche. Je pense en particulier au terme d’intersectionnalité. Selon vous, comment éviter ce type de récupération ?

J’ai pensé le livre comme un outil pour les organisations politiques, donc je suis très contente quand certaines organisations m’écrivent pour en discuter. Comme c’est un outil pédagogique, d’éducation populaire, il faut qu’il puisse servir à ça, et en même temps ce n’est pas un abécédaire donc le « je » ici sert à ça, c’est mon opinion sur l’utilisation de certains concepts politiques. La mise à plat, c’est une manière d’accompagner le lecteur, la lectrice, dans la compréhension de notre idéologie. Je leur montre où on en est et quelles sont les possibilités. 

La lutte, ça transforme les individus. Même si on ne gagne pas, on gagne en finesse, en compréhension.

Fania Noël

Votre ouvrage s’appelle Et maintenant le pouvoir : un horizon politique afroféministe. Comment parvient-on, dans un contexte franco-français, à une telle révolution selon vous ? Nous sommes dans une période post-élections législatives, marquée par une non-majorité étatique, par l’arrivée en force de la NUPES, par l’entrée concrète de l’extrême droite dans l’hémicycle mais aussi par l’arrivée de nouvelles figures politiques. 

Je pense que dans le contexte démographique, et au vu des forces politiques actuelles, une organisation politique afroféministe ne peut pas porter une révolution. Ce qu’une organisation afroféministe peut faire, c’est faire partie de ce mouvement social, et quand je parle de mouvement social je l’étends à la France insoumise, jusqu’à l’extrême gauche. Il faut pousser pour qu’il y ait quelque chose qui s’approche le plus d’une révolution ou du moins d’un changement de système. Ce que les afroféministes apportent, c’est une compréhension de comment le genre est racialisé, de la question du genre, de la racialisation du genre, de la classe.

Mais pour un jour parvenir à une prise en compte de ces questions, il faut être dans la guerre idéologique, il faut pousser pour que la conscience politique de ce qui est passé en terme d’avancée ne soit pas passé sous silence. Il faut donc vulgariser, faire de l’éducation populaire, faire en sorte que des termes comme le capitalisme racial, la chaîne du care, la misogynoir, la racialisation du genre fassent partie du vocabulaire politique des organisations politiques progressistes radicales, pour que le changement puisse comporter la liberté pour le maximum. 

Aussi, en tant qu’afroféministe on fait partie d’un territoire non matériel qui s’appelle l’Atlantique noir, vu que nous sommes lié·es et que la négrophobie est une logique qui organise le monde, notre destin en tant que noir·es ne peut pas être confiné à la France, qu’elle soit hexagonale ou non hexagonale. Il faut que la lutte soit en lien avec des pays majoritairement noirs car la question de la négrophobie est beaucoup liée à la question de l’autonomie politique, économique et sociale des territoires et des pays majoritairement noirs. Donc la fin de la négrophobie nécessite l’indépendance complète de territoires majoritairement noirs. Et ce combat contre la négrophobie ne peut pas se mener à l’échelle d’un seul territoire, c’est une lutte globale, car c’est une logique qui organise le monde. Il faut mettre fin à ce monde pour en créer un nouveau, il faut mettre fin à cette logique métaphysique, qui écarte les individus noirs de nos sociétés. 

J’aimerais que l’on discute de la figure de Rachel Keke [ndlr, anciennce porte-parole de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, élue députée LFI]. Que représente-t-elle selon vous pour un pays comme la France ? 

Les luttes permettent de radicaliser la conscience politique des personnes. Depuis le moment où Rachel Keke a commencé cette grève, jusqu’à maintenant, on constate le chemin parcouru, la ligne politique qui s’est dessinée. La lutte, ça transforme les individus. Même si on ne gagne pas, on gagne en finesse, en compréhension. L’idée, c’est aussi de montrer qu’il y a des chemins différents. Elle a fait une grève, elle est syndicaliste, elle devient représentante nationale. Il ne faut pas voir cette trajectoire comme une ligne que tout un chacun pourrait adopter, il faut plutôt voir ça comme quelque chose de circulaire, et chacun fait son petit trou dans le système à des endroits différents pour voir si ça va craquer. Il y a des personnes comme Rachel Keke ou celles qui vont aux législatives, qui prennent le chemin des urnes, de la représentation, de l’éducation nationale. Il y a d’autres personnes comme les anarchistes, les anti-fa qui pensent avant tout occupation de la rue. Il y a des gens qui sont dans le contre-pouvoir, et même si nous ne sommes pas toustes sur la même ligne, si on partage plus ou moins le même chemin, on peut se retrouver à certains endroits, et ça c’est positif. Donc, dans tous les cas, cette victoire est une bonne nouvelle. 

Vous avez évoqué le concept de l’Atlantique noir, pourriez-vous revenir sur cette idée ? 

C’est un concept théorisé par Paul Gilroy, qui évoque la circulation de toutes ces personnes entre l’Afrique, les Amériques, et l’Europe. C’est un espace qu’il a étudié dans son ouvrage The Black Atlantic pour parler de l’identité des noir·es britanniques par exemple. Leur citoyenneté est britannique, et en même temps, leur identité est caribéenne. Cette idée, telle qu’il la théorise au début, est très restreinte. Le terme Atlantique noir regroupe toutes les personnes noires, les noir·es du Brésil, de France, du Cameroun, qui seraient dans une logique de circulation, dans un espace immatériel où il y a de la circulation des personnes, des concepts, des théories, mais aussi cela rend compte du rapport conflictuel avec la notion d’État-nation. Ce concept d’Atlantique noir est fondateur pour la construction de la modernité, pour la construction de l’ère post-esclavagiste. 

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Ce sont les mouvements qui font les individus et non l’inverse. 

Fania Noël

Que constatez-vous de l’évolution de ces luttes aujourd’hui ? Quels impacts percevez-vous chez les jeunes générations ? 

Je pense qu’il y a deux choses. Entre chaque génération, il y a des gaps théoriques, mais ce que je vois, et qui est positif, c’est que le vocabulaire est beaucoup plus diffusé. Entre ce qui était utilisé comme terminologie sur Twitter par une frange de la population en 2012 et aujourd’hui, il y a une évolution énorme. Les gens aujourd’hui connaissent les termes afroféministe, queer. Après, ce qu’il y a derrière, c’est la récupération néo-libérale, la mainstreamisation des concepts, le manque de recherche. Tout le monde fait un résumé de résumés et personne n’a vraiment lu sur les concepts. Il y a cette question d’édulcoration des termes. On va mettre en avant les concepts dont on peut le plus facilement se saisir. Par exemple, on est saturé par la notion de privilège qui ne règle rien et qui n’apporte rien, ou celles de représentation ou de charge mentale. Ce que l’on perçoit, c’est la transformation d’outils théoriques pour des luttes particulières, dans une perspective de développement personnel et non dans une perspective politique et collective. 

Et à votre avis, dans un monde globalisé comme le nôtre, et à l’heure des réseaux sociaux, comment évite-t-on cela ? 

Ce que l’on peut faire face à ces récupérations, c’est fight back, créer des contre-discours, créer de nouveaux espaces politiques où d’autres sons de cloche sont entendus. Pour moi, pour que les choses changent, il faut une mise en mouvement des volontés d’agir. Elles sont souvent mises en mouvement quand on a la rage, quand on est désespéré·e, et/ou quand on est déterminé·e. Il faut qu’on combatte le fait de créer des consommateur·ices de contenus militants, et je parle aussi des personnes qui ne font que les manifs. Bien sûr que les manifestations sont importantes, mais il y a ce qu’il se passe après. Le continuum des organisations ce sont les petites marches, c’est la personne qui va chercher la sono, qui va faire des photocopies. Il faut tenir les organisations pour pouvoir maintenir le mouvement. 

J’aimerais pour conclure que l’on parle de la notion de collectif, qui est chère à votre pensée. Quel importance a-t-elle pu avoir dans votre trajectoire politique, dans votre vie de militante, et qu’est-ce que vous pourriez dire à la jeune génération ? 

Il y a cette activiste, Miriam Makeba, qui parle de l’espoir comme discipline. Les gens ont tendance à confondre et à penser à l’espoir comme optimisme. L’espoir, c’est considérer qu’il se peut que les choses ne marchent pas, et prendre conscience que ce qui est fait mérite d’être fait. Non seulement parce que ça nous transforme, mais aussi parce que ce qu’on fait peut avoir un impact sur quelques personnes et sur les individus de demain. Et ça, c’est réalisable en collectif. En collectif, on rêve au-delà de ses propres horizons, le collectif permet de donner de la force. Ce sont les mouvements qui font les individus et non l’inverse. 

Vos mots de la fin ? 

On est dans une période lugubre et c’est justement dans ces périodes-là que l’on a besoin d’éthique politique, de discipline pour changer le monde, et de conscience que l’on peut changer le monde.

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