Dans son nouvel essai Selfie. Comment le capitalisme contrôle nos corps, Jennifer Padjemi [que nous avions interviewée auparavant lors de la sortie de Féminisme & Pop culture, ndlr] décortique les mécanismes des industries de la beauté, les conséquences du capitalisme sur nos corps, mais aussi sur nos émotions et nos psychés. Des thématiques qu’on abordait dans nos pages l’an dernier, à travers l’enquête de Coco Spina sur les impacts de ce capital beauté au sein des communautés queers. Les deux journalistes ont prolongé les réflexions, en croisant leurs expériences respectives de personnes queer et noire : leur échange ici rapporté révèle les dynamiques communes subies par les corps déviants.
C’est ma rencontre avec l’artiste lausannoiX Hazbi, lors du festival La Fête du Slip en 2022, qui m’a fait réaliser l’existence de la « mochophobie » : l’expérience de la discrimination physique lorsqu’on n’appartient pas aux critères de beauté dominants. Y compris au cœur des communautés queers et/ou racisées. S’en est suivie une recherche passionnante autour de la notion de capital beauté, cette valeur que nous donnons aux humain·es à l’aune des canons normatifs. Loin d’être un sentiment, le « moche » est une matérialité : il mesure de façon tangible à quel point nous sommes distant·es de la norme. Il en va de soi que si la distance de la norme est matérielle, le moche n’est pas du tout objectif : dire capital beauté signifie montrer à quel point l’Occident blanc cis hét a transformé ses corps dominants en norme esthétique universelle et colonisatrice. C’est cette unité de mesure que j’appelle le « capital beauté » ou normatif. On peut le définir comme une hiérarchie de normes physiques permettant d’accéder à certains privilèges, parmi lesquels le plus basique : faire partie des « humain·es qui comptent ». Mes douloureuses expériences de rejet physique au sein même des cercles queers, notamment à cause de la grossophobie et du validisme, m’ont poussé à me rapprocher de personnes qui, à des niveaux différents, avaient subi des violences similaires.
Si nous ne comprenons pas à quel point le capitalisme contrôle nos émotions et nos corps, nous ne saurons jamais le démanteler à une échelle globale.
Lors de ce voyage, j’ai fait la rencontre de l’autrice, journaliste et podcasteuse Jennifer Padjemi, qui s’est penchée sur ce que le capital beauté fait aux personnes noires. Son deuxième essai, Selfie. Comment le capitalisme contrôle nos corps, paru chez Stock le 15 mars 2023, décortique les industries de la beauté et leurs injonctions tentaculaires, qui vont parfois jusqu’à diviser les communautés minorisées. Elle y analyse les liens entre justice sociale et accès aux soins, et le pillage des cultures minorisées. Elle évoque les mécanismes que l’industrie de la beauté met en place qui pénalisent toujours les plus fragiles (c’est par exemple le cas de l’afro-taxe, payée par les femmes noires qui souhaitent accéder à certains soins…). Elle jette un regard critique sur le mouvement body positive ou encore sur l’influence d’Instagram sur notre construction personnelle.
Après m’avoir interviewé durant l’écriture de son livre pour recueillir mon expérience [dans le chapitre « L’arnaque du Body Positive. La norme n’aime pas les monstres queers », ndlr], j’ai voulu interroger Jennifer en retour pour mettre en commun nos savoirs dans ce domaine vaste, complexe et encore peu exploré. En particulier de nos points de vue, respectivement de femme noire et de personne queer. Si nos vécus ne sont pas matériellement les mêmes, nous nous retrouvons à plusieurs endroits, notamment dans l’expérience de vouloir que son apparence soit le plus « parfaite » possible tous les jours. Se sentir « moche » (lire « non-normatif·ve ») n’est pas « un sentiment matinal, mais quelque chose que l’on traîne depuis l’enfance, depuis toujours » souligne l’autrice, en faisant référence à la violence raciale qu’elle a subie, de façon explicite ou implicite, tout au long de sa trajectoire. De la même façon, je repense à l’enfant queer que j’ai été et me rends compte que les premières expériences du moche remontent à mes 7 ans, quand à l’école maternelle tout le monde s’acharnait sur moi pour savoir si j’étais un garçon ou une fille, sans hésiter à toucher mon corps, le tripoter, le secouer. Le but : savoir ce que je cachais sous mes vêtements de sport de « loser ». Pourquoi je ne me changeais jamais devant les autres. Pourquoi je n’aimais pas les garçons. Pourquoi je n’aimais personne.
Comprendre les liens entre consumérisme, affectivité et norme est, selon moi, le vrai enjeu de la lutte contre le système capitaliste oppressif : si nous ne comprenons pas à quel point le capitalisme contrôle nos émotions et nos corps, nous ne saurons jamais le démanteler à une échelle globale. Pourquoi le capitalisme a-t-il ce besoin de contrôle ? Bien évidemment, pour nous pousser à la consommation, et dans le même temps, pour conserver un statu quo social perçu comme désirable y compris par celles et ceux qu’il opprime. Depuis Miroir miroir, son podcast sur les représentations, la beauté et le corps, Jennifer Padjemi s’implique dans ces thématiques à la première personne. « Il y a une envie d’être le plus honnête possible. L’universalité du sujet fait que je suis obligée de m’inclure. C’était important qu’il y ait un contrat de confiance, parce qu’on est tous·tes dedans ensemble » me dit-elle en revenant sur son processus de recherche.
Pour ma part, discuter avec d’autres chercheur·ses, journalistes, auteur·ices, c’est aussi un moment de partage sororal des plus thérapeutiques. Je trouve extrêmement précieux de pouvoir continuer mes conversations autour de sujets aussi intimes. De nos échanges avec Jennifer, a alors émergé cette dramatique question : qu’est-ce que la normopathie capitaliste fait aux corps « déviants » ?
On déclare la guerre à son corps en refusant qu’il change, qu’il suive le cheminement naturel des choses. On le regarde se transformer et on se dit “non ce n’est pas normal, ce n’est pas ok ce qu’il se passe”.
Jennifer Padjemi
Quand nous déclarons la guerre à notre corps
« Très jeune j’ai compris que notre apparence conditionne l’accès que nous avons à l’amour, aux relations, au travail… » me confie Jennifer. Elle confirme ainsi une intuition : ce phénomène de méritocratie affective et sociale, propre au marché du cœur, qui consiste à bénéficier de plus ou moins d’amour, de soin et de visibilité, en fonction de notre apparence. « Aujourd’hui j’apprends à faire la paix avec cette anatomie qui me permet de vivre, de me déplacer, de faire les activités que j’apprécie le plus » écrit-elle dans l’introduction de son livre. Mais le chemin est souvent long avant la pacification. Je me suis demandé où est-ce que tout a commencé et comment. À quel moment de ma trajectoire de vie j’ai compris que j’étais « étrange », que ma non-binarité et la forme de mon corps posaient problème. Quand est-ce que la norme, incarnée par certaines personnes et par l’expérience du harcèlement, m’a convaincu que j’étais « moins bien » que le reste de l’humanité. Pour Jennifer, comme pour nombre d’entre nous, cela a commencé au même endroit : à l’adolescence, certain·es réalisent que leur corps commence à leur échapper et à dévier dangereusement de ces normes qui leur permettront de survivre dans la société. « On déclare la guerre à son corps en refusant qu’il change, qu’il suive le cheminement naturel des choses. On le regarde se transformer et on se dit “non ce n’est pas normal, ce n’est pas ok ce qu’il se passe” » explique Jennifer.
On commence alors à se perdre soi-même et à s’autoflageller, dicté·es par l’injonction permanente à la maîtrise et au contrôle de soi. Comme si ce corps qui évolue courait le risque de dégouliner de partout, en dépassant les lignes tracées par la norme.Et puisque la grossophobie demeure le tabou le mieux gardé et l’un des plus cruels, y compris au sein des communautés minorisées, c’est souvent par l’alimentation que tout commence. « Cette envie de reprendre le contrôle sur le corps passe, entre autres, par des régimes. Des régimes restrictifs qui ne servent même pas à maigrir mais à éviter de grossir. On va faire un régime parce qu’on a peur de ce qui va arriver et on se met à contrôler absolument tout pour l’éviter. »
Le besoin viscéral de contrôle déteint sur tout : les cheveux, les habits… tout ce qui peut nous rattacher à une communauté « perdante » sur le marché de la norme est questionné à l’aune du racisme, de la grossophobie, de l’homo/transphobie que nous endurons. Jennifer revient sur la question des cheveux crépus, qui font l’objet de tous types de brutalisation par les industries cosmétiques. Pour ma part, je ne peux pas oublier la violence que je m’infligeais à vouloir à tout prix m’habiller de façon « féminine » (talons, jupes, maquillage…) pour être accepté à l’école, accentuant un sentiment dysphorique très violent.
Fishing et appropriation culturelle
Le manque de confiance en soi et le rejet peuvent pousser les personnes minorisées à rejeter leur communauté d’origine, et c’est dans cet interstice que le fishing et l’appropriation culturelle prennent place. Ces deux phénomènes désignent des techniques de prédation des codes culturels par des individus en situation de domination n’appartenant pas aux cultures concernées. Le fishing consiste à piocher certains éléments propres aux communautés queers et/ou racisées de la part de personnes parfaitement hétéros, cis et blanches. Cela passe aussi par le langage : lorsqu’un·e hétéro dit « je suis gay pour toi (ou pour une célébrité par exemple) », iel fait du fishing. Dans l’épisode de Miroir miroir « Beauté colonisée, corps domestiqués », Rokhaya Diallo définit le black fishing comme le fait de vouloir être « noir·e à la carte ». Elle cite l’exemple de l’influenceuse Emma Hallberg, qui affiche une ambiguïté raciale lui permettant de rassurer les marques, puisqu’elle n’est pas noire, et de prendre la place de personnes qui le sont, perçues néanmoins comme menaçantes car trop éloignées de la norme blanche.
Ce n’est plus le fait de croire en quelque chose qui nous dépasse, mais une panoplie de produits et d’injonctions pour nous amener à croire. On nous dit comment manger, nous exprimer, nous habiller… pour que, comme dans une secte, nous dépensions finalement beaucoup d’argent !
Jennifer Padjemi
L’appropriation culturelle suit la même logique : c’est une façon de faire profit sur le dos de populations dont l’héritage a été bafoué, dont on dénigre la culture et dont on méprise l’existence. Des festivals comme Coachella ou Burning Man, ainsi que des marques comme Urban Outfitters, ont été les champions de l’appropriation culturelle au début des années 2010, comme souligné dans ce même épisode de Miroir miroir. Ces multinationales ont délibérément volé les codes des cultures navajo et primo-natives étasuniennes (par le détournement de bijoux, d’objets spirituels comme les attrape-rêves ou encore l’usage de plumages ornementaux) en les servant aux blanc·hes sous forme de soupe pseudo-hippie/hipster/new age. Si, pour les populations minorisées, certains motifs, coiffures, vêtements sont des stigmates que l’on porte sur soi, pour les autres ce sont des tentatives de se démarquer, généralement bien perçues par la mode.
Pour légitimer les pires aberrations capitalistes, l’industrie de la wellness et de la beauté ont utilisé les spiritualités non-blanches comme faux-semblant de terreau idéologique. Ainsi la floraison du yoga et des pratiques de méditation de toutes sortes prennent appui sur une interprétation mercantile du bouddhisme. Une philosophie vidée de son sens qui se résume parfois à « si tu veux appartenir à cette spiritualité, il faut acheter ce tapis de yoga, ce legging dernier cri, cet encens venu de Varanasi… ». Dans son chapitre « Soin partout, justice nulle part. Spiritualités blanchisées », Jennifer Padjemi montre comment le détournement des spiritualités non-blanches est l’une des techniques les plus vicieuses des industries du bien-être pour pousser à la consommation. La spiritualité s’achète donc, elle ne se ressent pas, dans un Occident blanc et hétérosclérosé incapable de renouer avec toute forme de bonheur authentique. « Ce n’est plus le fait de croire en quelque chose qui nous dépasse, mais une panoplie de produits et d’injonctions pour nous amener à croire. On nous dit comment manger, nous exprimer, nous habiller… pour que, comme dans une secte, nous dépensions finalement beaucoup d’argent ! »
Par le fishing et l’appropriation culturelle, le capitalisme dénigre et soumet certains corps et cultures. Il invisibilise tout ce qui pourrait s’opposer à son fonctionnement.
D’après l’autrice, c’est l’idée de la nouveauté permanente qui caractérise ces démarches de détournement et de prédation culturels : comme si ces pratiques, rituels, symboles surgissaient de nulle part et n’avaient pas d’histoire. Qu’une personne blanche venait juste de les inventer. Un processus typique de toute invisibilisation : d’abord, on amoindrit l’importance d’une culture et d’une pensée (voire on contribue à sa disparition), ensuite on la détourne à sa sauce. « Le capitalisme essaie de réinventer la poudre avec des choses qui existent depuis des millénaires. Je n’entends jamais les gens qui s’intéressent à l’astrologie parler, par exemple, des cultures astrologiques africaines. Le berceau de beaucoup de ces spiritualités se trouve en Afrique ou dans le Sud global, analyse Jennifer Padjemi. Est-ce que les personnes qui méditent connaissent les textes indiens ? Est-ce qu’elles savent pourquoi en Europe nous avons si peu de profs de Yoga indien·nes [à ce sujet elle me renvoie au compte Instagram Pulan Devii, ndlr] ? Est-ce que celles et ceux qui parlent de sorcières connaissent autre chose que les sorcières de Salem et savent qu’il existe un gros berceau de la magie en Afrique très liée aux plantes et à la guérison ? L’Afrique est en permanence absente de ces récits. »
Les cultures minoritaires sont d’abord pompées, ensuite jetées à la poubelle, dans un processus de colonisation hétéroblanc d’une violence inouïe. Par le fishing et l’appropriation culturelle, le capitalisme dénigre et soumet certains corps et cultures. Il invisibilise tout ce qui pourrait s’opposer à son fonctionnement. Ensuite, à l’aide des industries de la beauté, il revend ces mêmes cultures aux dominant·es dans leur version domestiquée. « Ne pas revenir aux origines des choses permet de les marketiser et de les vendre plus facilement » souligne l’autrice. C’est pourquoi la journaliste affirme, par le titre sobre et efficace de son cinquième chapitre : « Nos cultures ne sont pas une tendance ».
À quel point aimons-nous nos adelphes perçu·es comme « moches » ? Avons-nous déjà désiré une personne non-blanche, grosse, non-valide ? Vers quel profil de « queers » orientons-nous nos désirs ? Les « belle·aux gosses » ou les « monstres » ?
Quand le capital beauté met en concurrence les minorisé·es
L’un des aspects les plus pernicieux des rouages du capital beauté est la mise en concurrence des personnes minorisées au sein même de leurs espaces. D’une part, cela produit encore plus d’isolement et de violence, en rendant plus compliquées les luttes intersectionnelles. D’autre part, cela pose une question cruciale : a-t-on envie de demeurer dans une communauté lorsque cela affecte négativement toute notre existence et nous empêche, y compris au sein de celle-ci, d’avoir une vie épanouie ?
Les industries de la beauté et de la séduction (personnifiées par des marques comme Balenciaga, Tinder, OkCupid, mais aussi par toute une série de soirées, événements, lieux qui ne s’adressent qu’à une catégorie précise de personnes valides, blanches, « belles », avec un budget pour se procurer des substances récréatives en tous genres…) ne font que diviser pour mieux régner. Comme je l’avais relevé lors de mon enquête en 2022, au sein des communauté queers, les minces, blanc·hes, valides continuent de dicter la loi sur le marché de la désidérabilité et bénéficient d’un passing social plus élevé. La solidarité envers les moins normatif·ves n’est pas toujours au rendez-vous. Il est alors crucial de savoir se situer au sein de sa communauté et de reconnaître la matérialité de ses privilèges. De reconnaître aussi la difficulté pour nous-mêmes à désirer, aimer, trouver belles des personnes qui ne sont pas dans la norme. À quel point aimons-nous nos adelphes perçu·es comme « moches » ? Avons-nous déjà désiré une personne non-blanche, grosse, non-valide ? Vers quel profil de « queers » orientons-nous nos désirs ? Les « belle·aux gosses » ou les « monstres » ?
Jennifer partage son expérience de femme noire au sein de sa communauté, avec toute la complexité que cela a représenté pour elle. « Je n’ai jamais vécu de colorisme direct et de toute façon, ce ne serait pas comparable à l’invisibilisation et/ou rejet/fétichisation des femmes à la peau noire foncée. Mais j’ai vécu ce qu’est être une femme noire qui doit y penser constamment. Faire attention à comment se présenter, à comment s’habiller pour chercher un travail, comment se coiffer pour un premier date. Avoir la crainte des réflexions sur son corps, à travers des stéréotypes qui fétichisent les femmes noires… confie-t-elle. J’ai donc été confrontée toute ma vie à ce questionnement : est-ce que j’ai envie d’être dans un moule normatif ou de me rebeller, quitte à ce que je ne plaise pas et que ça corrobore des stéréotypes rattachés au groupe auquel j’appartiens ? » On en vient ainsi au questionnement qui traverse tout son essai et qui touche à une dimension existentielle : est-il plus souhaitable pour notre épanouissement humain de rester un corps queer et/ou minorisé en essayant de briser un plafond de verre, ou bien de rentrer dans les rangs car le vécu de la discrimination est trop traumatisant pour l’endurer toute la vie ? Dans ce cas, est-ce que l’on trahit sa communauté en voulant s’extraire de sa culture et ses codes ?
En s’isolant, on isole sa réflexion. L’aspect amical et de sororité entre femmes noires est extrêmement important. C’est ainsi qu’on entame un processus de libération.
Jennifer Padjemi
Le pouvoir salvateur de la communauté
Personne d’entre nous n’échappe aux lois du capital beauté, qui impacte notre psyché et notre tissu communautaire. À leurs débuts, les réseaux sociaux, en particulier Instagram, ont semblé devenir des plateformes d’insurrection contre les normes visuelles. Dans les années 2015, puis avec #MeToo en 2017, le mot « empowerment », traduit en français par empouvoirement, était omniprésent et allait de pair avec la mouvance body positive. Si elle en est critique à plusieurs égards, Jennifer m’invite à ne pas sous-estimer l’importance de la communauté virtuelle. Grâce à ce mouvement, des comptes Instagram anti-grossophobie, anti-racistes, queers et trans-pédé-gouin·es ont vu le jour (entre une censure et l’autre, comme celle qu’a subie la travailleuse du sexe et photographe Romy Alizée en 2018 ou la DJ militante anti-grossophobie Leslie Barbara Butch en 2020…).
Les corps « déviants » deviennent la façade publicitaire d’un certain Occident bien-pensant qui se pare d’un visage de gauche tout en ayant un cœur de droite et un cerveau baigné dans un jus néolibéral.
Les marques et les médias mainstream s’en sont mêlés, et on a assisté à l’avènement de la « macronisation » de la queerness sous toutes ses formes. Des podcasts sur l’amour pillant joyeusement les cultures queers tout en faisant semblant de les mettre à l’honneur, jusqu’aux maisons de mode surfant sur la vague de l’androgynie « triée sur le volet », en passant par le blackwashing de l’industrie cinématographique, Netflix et sa série phare Bridgerton en première ligne. Les corps « déviants » deviennent la façade publicitaire d’un certain Occident bien-pensant qui se pare d’un visage de gauche tout en ayant un cœur de droite et un cerveau baigné dans un jus néolibéral. « Je ne vais pas vous dire que voir Aya Nakamura en couverture de Vogue est un truc anodin. Non, ce n’est pas le cas. Les représentations, ce n’est pas une fin en soi, c’est un moyen, explique Jennifer. Cela a son importance, malgré le fait que ce soient des multinationales qui mettent en avant une certaine diversité. Simplement, il faut déconstruire ce qu’il y a autour et se dire que c’est géré par des gens pour qui ça ne compte pas, puisque tout ce qui leur importe, c’est le profit. Certainement pas la petite fille qui, pour la première fois, voit une personne avec la même carnation qu’elle en couverture d’un gros média. »
Alors, quels outils avons-nous à disposition pour nous en sortir, en tant que personnes queers et/ou opprimées par la norme blanche, cis, hétéro, valide dominante ? « Le conseil le plus personnel que je pourrais donner est de s’entourer de personnes qui nous ressemblent, qui ont les mêmes états d’âme, les mêmes questionnements à des moments de leur vie » me livre Jennifer. Sans forcément s’interdire de fréquenter des groupes en mixité, elle parle de l’importance d’avoir un « socle » solide : « Ça m’a beaucoup aidée d’avoir une sœur, une grande cousine très proche… d’évoluer dans des milieux blancs et bourgeois tout en gardant mes liens avec des ami·es noir·es ou racisé·es qui font l’expérience du racisme comme moi. » En poursuivant des études supérieures ou en intégrant le monde du travail, on évolue peu à peu dans une société de plus en plus policée. Garder les liens avec sa communauté se révèle alors être un appui fondamental : face aux fétichisations, aux entretiens d’embauche ponctués par des remarques capillaires, aux « papas pervers » qui approchent les adolescentes noires « qui font plus âgées que leur âge », le partage d’expérience est une dimension essentielle de la sororité. « En s’isolant, on isole sa réflexion. L’aspect amical et de sororité entre femmes noires est extrêmement important. C’est ainsi qu’on entame un processus de libération. »
C’est peut-être pour cela que des gouvernements ultra-libéraux comme la macronie déclarent des guerres arbitraires aux communautés, en les qualifiant d’anti-républicaines (en particulier celles musulmanes et afro-descendantes) : leur organisation et l’empouvoirement qu’elles génèrent mettent en péril l’économie du capital normatif et poussent leurs membres à l’émancipation corporelle et psychologique de la norme établie.
Le principe sous-tendant la société capitaliste et le principe de l’amour [sont] incompatibles.
Erich Fromm
La fin de l’amour ?
Dans son essai À propos d’amour, l’autrice afroféministe bell hooks cite le psychanalyste Erich Fromm, en s’interrogeant sur les liens entre capitalisme, amour et spiritualité. Pour Fromm, l’expérience véritable de l’amour se situe en effet dans notre rapport au sacré. La spiritualité, peu importe comme nous décidons de la vivre, est un accès privilégié à notre zone émotionnelle : c’est pour cette raison, comme nous l’avons vu, que le capitalisme s’empare de celle des cultures dangereuses pour sa survie. Dans la structure capitaliste autophage, la spiritualité est à la fois bafouée par la rationalité viriliste, et remplacée par sa version consumériste. L’amour, en toute logique, qu’il soit dirigé vers soi ou vers les autres, est mis au ban. Il nous faut comprendre que nous ne trouverons jamais l’amour au sein d’une structure mentale et sociale capitaliste. « Le principe sous-tendant la société capitaliste et le principe de l’amour [sont] incompatibles » estime Fromm. « Nous sommes sans cesse bombardé·es par des messages qui nous disent que tous nos besoins peuvent être satisfaits par des gains matériels » écrit bell hooks. Les personnes fragilisées par la norme sont les premières à connaître l’isolement dans ce jeu cruel que la sociologue Eva Illouz définit comme « la fin de l’amour ». « L’isolement et le sentiment d’être seul·es sont parmi les premières causes de dépression et de désespoir. Ils sont le produit d’une culture où les choses comptent plus que les gens » conclut bell hooks. À défaut de pouvoir en quelques mois démonter le capitalisme amoureux, ou de pouvoir en finir avec le capital beauté et faire de la pédagogie à nos communautés empêtrées dans leurs paradoxes, nous pouvons tenter de commencer par sortir individuellement du capitalisme mental. Nos communautés devraient nous permettre cet espace d’autogestion et émancipation de l’économie néolibérale du sentiment. Une communauté qui fonctionne est peut-être alors un espace qui nous délivre, autant que possible et authentiquement, du contrôle capitaliste de nos corps et de nos cœurs.
Relecture et édition : Sarah My Diep et Léane Alestra
Photo à la une : © Wendy Huynh