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Jennifer Padjemi : « Il faut retrouver un droit à la critique »

Jennifer Padjemi : « Il faut retrouver un droit à la critique »

Comment la pop culture a-t-elle changé ces dix dernières années avec l’essor du féminisme dans la société ? Ou plutôt, comment le féminisme s’est-t-il transformé par la pop culture ? C’est ce à quoi la journaliste Jennifer Padjemi tente de répondre dans son livre Féminismes & Pop Culture (Stock), où elle dresse un bilan de l’évolution des représentations des femmes et des minorités dans la culture mainstream. En revendiquant vouloir “pratiquer” un féminisme intersectionnel, l’autrice analyse les avancées du monde des séries, tout en soulignant les dangers et limites d’une industrie s’accaparant des thèmes sociaux au risque de les dépolitiser. 

De Grey’s Anatomy à Sex Education en passant par I May Destroy You, les fictions populaires des dix dernières années n’ont jamais été aussi « diverses » grâce au talent et à la détermination de nouveaux créateur·ices issu·es des minorités raciales, de genre ou sexuelles. Iels revendiquent le droit de raconter leurs histoires sans clichés et sans compromission en-dehors des normes du regard cis-hétéro-blanc. Avec la multiplication des productions aux castings plus mixtes ces dernières années, la question de la représentation des minorités est vouée à rester centrale dans la décennie qui commence. Nous en avons discuté avec Jennifer Padjemi, du bilan qu’elle dresse des années 2010 aux enjeux politiques qui s’annoncent pour la décennie 2020.  

Manifesto XXI – Le livre est écrit à la première personne, pourquoi avoir fait ce choix ? 

Jennifer Padjemi : Je trouve qu’il est beaucoup plus intéressant d’ancrer son propos par rapport à une expérience personnelle pour ensuite l’englober dans des dynamiques socio-culturelles plus grandes. Je lis beaucoup d’essais anglophones et la manière dont ils lient l’expérience personnelle à quelque chose d’universel, contrairement aux essais francophones, m’a inspirée. Pour moi, c’était aussi important pour signifier que je ne parlais pas au nom de tout le monde, notamment au nom de toutes les femmes noires, mais précisément de mon vécu pour ensuite faire le lien avec des faits très concrets et journalistiques. J’ai vraiment essayé de faire ce jeu permanent entre ma position personnelle en France et le global, l’international. Je voulais vraiment faire comprendre qu’être une femme noire en France ce n’est pas pareil qu’être une femme noire aux Etats-Unis ou en Angleterre. En ce sens, la perspective qu’on a d’un point de vue français est forcément différente de ce que ces autres pays nous renvoient : cela enrichit notre compréhension du monde.  

Le livre est titré FéminismeS au pluriel : Quelle est votre définition du féminisme ? 

Pour moi, la définition du féminisme est assez simple : éradiquer toutes les inégalités qu’elles soient de genre, raciales ou sociales. Le féminisme met en lumière qu’il y a plusieurs manières de le vivre selon qui l’on est, où l’on habite, notre éducation, notre classe sociale et nos origines. Par conséquent, tout est lié. L’enjeu est donc de mettre fin à tous les types d’inégalités. Pendant longtemps on nous a vendu un féminisme très binaire qui se résumait à l’homme vs la femme, avec l’idée que quand une femme gagnera pareil qu’un homme, la lutte sera terminée. En réalité, on voit bien que les enjeux sont plus multiples que ça : est-ce que cela réduira les inégalités raciales ou bien les discriminations envers les LGBTQI+ ?  Est-ce que toutes les personnes ne rentrant pas dans la « norme »  imposée vivront mieux ? C’était donc important pour moi de montrer qu’il s’agit d’une affaire globale de société car le féminisme est de plus en plus large et inclut désormais différents sujets que j’aborde dans le livre : le corps, la santé mentale, la race, la sexualité. C’est un mot qui englobe la société. 

C’est fini le temps de Girls et Sex and the City, qui sont des séries que j’apprécie mais qui sont déconnectées. Ces femmes n’existent pas dans ma vie, arrêtez de mentir ! 

Jennifer Padjemi

Quel est le rôle des théories féministes dans la création et la pop culture? 

Les théories féministes sont importantes pour prendre de la hauteur et comprendre le monde dans lequel on vit de manière globale comme lorsque l’on parle d’intersectionnalité ou de décolonialité. Je trouve que ce sont des termes que l’on devrait arrêter d’utiliser à tout bout de champ mais plutôt qu’on devrait pratiquer. C’est-à-dire de se poser la question à chaque fois qu’on écrit un projet fictionnel ou un un article : comment peut-on être intersectionnel dans notre approche ? Ce sont des termes qu’on emploie beaucoup mais que peu de gens arrivent à mettre en œuvre notamment lorsque l’on parle de pop culture.

Je pense qu’il y a plein de scénaristes qui ne lisent pas de livres mais ils devraient en lire ! Ça les aiderait à construire des personnages plus intéressants parce que, d’un coup, ils se diraient « ah je comprends l’intersectionnalité ». Donc, quand je mets un personnage de femme noire, plutôt que d’en faire un stéréotype, je comprendrais qu’elle subit à la fois le sexisme et le racisme afin de construire certaines scènes pour faire ressentir que ce sont deux forces qui influencent son expérience. Cela donnerait des ressorts très intéressants mais aussi plus réalistes. De manière générale, les théories féministes ou antiracistes permettent d’être plus engagé·e dans son travail de création et c’est en ça que les deux mondes peuvent se mêler. 

© Marie Rouge

Vous parlez de Grey’s Anatomy comme un moment majeur de transformation des représentations. Pourquoi, selon vous, la série a-t-elle marqué un tournant culturel ? 

Grey’s Anatomy est une série importante car elle a évolué avec son temps. Aujourd’hui, quand on parle des questions de diversité, on a l’impression qu’il est normal de voir des personnages féminins noirs à la télévision mais, à l’époque, c’était inédit. L’intelligence de Shonda Rhimes, la créatrice, a été de détourner les règles du jeu en ne précisant pas la couleur de peau de chaque personnage dans le scénario. En écrivant des personnages « neutres » racialement, ce sont les acteur·ices qui ont rempli les rôles minoritaires. La chaîne et les producteurs n’ont donc pas pu dire que le public n’était pas prêt pour tant de diversité puisque c’est le talent des acteur·ices qui a été mis en avant. Une fois que cela a été fait, personne ne s’est étonné d’avoir un chef d’hôpital noir pour la première fois, 3 femmes à la tête de services hospitaliers… Grey’s Anatomy est la seule série qui est encore à l’écran et qui a débuté avec cette nouvelle « mouvance » diversitaire à la télévision. Grey’s Anatomy a été créée en 2005, une année charnière car elle marque la fin des séries Sex and the City ou New Port Beach aux castings très blancs. Les gens comparent souvent à Urgences alors qu’Urgences a été écrit par un homme blanc. C’est une différence centrale avec Grey’s Anatomy qui a été crée par une femme noire. 

Quand Shonda Rhimes crée Grey’s, c’est un signal très fort qui est lancé à l’industrie audiovisuelle. Quand la série rapporte de l’argent avec des records d’audience à 43 millions de téléspectateurs aux USA, cela montre aux producteur·ices qu’il est possible que ce soit une personne non blanche qui soit aux manettes d’une série de grande ampleur avec, qui plus est,  des personnes minoritaires à l’écran aussi. Grey’s Anatomy est l’exemple que l’on peut faire une série dramatique sur une chaîne familiale avec un casting divers et créée par une femme noire sans que les gens soient choqués, sans perte d’audience et au contraire, que le gens s’attachent et grandissent avec les personnages de la série. C’est grâce à Shonda Rhimes que les séries aux casting divers comme Insecure, Scandal, How to get away with Murder ont pu être produites. Même dans les sujets, Grey’s Anatomy aborde déjà les rapports de dominations, les violences sexuelles ou bien les inégalités salariales dès les premières saisons ! Il y avait quelque chose de pionnier mais tout cela était abordé de manière très subtile. En regardant ça en grandissant, j’ai finalement trouvé ça « normal » de voir de la diversité. C’est d’ailleurs ce que Shonda Rhimes revendique en disant qu’elle « normalise » la télévision. 

Il faut créer des histoires riches et intéressantes plutôt que de miser sur l’aspect économique de la diversité.

Jennifer Padjemi

Quelles représentations vous ont changé ou aidé concrètement dans votre vie ? A quel moment vous êtes-vous rendu compte que de voir des personnes de couleur à l’écran vous touchait différemment ? 

C’est amusant car ce n’est qu’assez récemment que j’ai ressenti une différence avec une vague de séries « millennials » comme Atlanta, Insecure, Rami ou Master of None qui datent de 2015. Avant ça, il était très rare de voir des personnages non-blancs jeunes, urbains et finalement un peu perdus et étranges. Même dans Scandal ou How to get away with Murder, ce sont des avocat·es ou des médecins qui sont dans des univers très policés et très distants de ma réalité. Cela me touchait quand même de voir des personnes non-blancs dans ces positions car ces femmes ont l’air badass et fortes mais cela reste tout de même hors-sol par rapport à la réalité de la plupart des gens. Insecure a été un choc pour moi car c’était la première fois que je voyais une femme noire, pas riche, un peu chelou, qui a un portable et qui est sur les réseaux : une fille normale quoi ! En regardant Insecure, ça m’a fait du bien et j’ai compris qu’avant, cela me faisait du mal. C’est fini le temps de Girls et Sex and the City qui sont des séries que j’apprécie mais qui sont déconnectées. Ces femmes n’existent pas dans ma vie, arrêtez de mentir ! 

Je n’ai pas toujours besoin d’avoir des personnages noirs pour m’identifier et apprécier une fiction. Pourtant, quand je regardais une série dont les personnages blancs étaient dans un univers qui ressemblait à ma vie, je constatais que les créateuri·ces ne voulaient pas me représenter. Dans Girls, il y avait tous les éléments pour que ce soit une série vraiment contemporaine  mais ils ont invisibilisé les personnes de couleur qui habitent pourtant dans les quartiers où la série se déroule. Ce qui est dingue, c’est qu’à aucun moment quelqu’un ait dit que si, les groupes d’amis divers ça existe comme dans la vie de plein gens. Ces nouvelles séries dites « millennials » montrent qu’enfin on compte et que les personnes non-blanches peuvent être représentées sans caricature ou sur le mode de l’exception, comme si l’on devait absolument être avocat·e ou commissaire pour être accepté·e et representé·e.

En tant que téléspectateur·ices, on doit être plus exigeant·es et arrêter de tomber dans le panneau de l’étiquette féministe ou diversité.

Jennifer Padjemi

Vous sembler exprimer, à plusieurs reprises, votre doute quant à l’influence réelle de ces représentations sur le monde notamment en raison des incitations marketing de faire du féminisme washing. Est-ce le moment, avec la mainstreamisation, de critiquer et d’être exigeant·es ? Comment peut-on faire entendre une bonne critique ? 

Je voulais que mon livre témoigne de l’évolution mais aussi des limites de la situation. Je ne dis pas simplement « représentez-nous ». Ce dont j’ai envie c’est de voir des histoires, des parcours, des vécus qui nous parlent à moi et mes ami·es, qu’ils soient noirs ou non, hétéros ou pas. Paradoxalement, les minorités ont tellement demandé de la représentation que les chaînes ont compris que nous étions une démographie qui pouvait consommer. Elles ne se posent pas la question de savoir comment on fait pour que ce soit réaliste et comment on fait pour que ce soit vraiment intéressant mais plutôt de produire un contenu qui vise une certaine démographie.

Dans le livre, je critique Netflix car la plateforme, bien qu’elle a été une actrice forte de changement, a transformé cette éthique progressiste en un business (voir notre article sur le sujet). Toutes les séries Netflix cherchent à cocher les cases d’une sorte de « bingo de la diversité » et, par conséquent, l’histoire de la série en elle-même se retrouve mise à l’arrière-plan. Il faut créer des histoires riches et intéressantes plutôt que de miser sur l’aspect économique de la diversité. Les chaînes et Netflix devraient prendre plus de temps pour se poser les bonnes questions: qu’est-ce qui traverse la société ? Quels sont les sujets dont on a envie de parler ? Il faut qu’ils sortent d’une logique purement économique et réfléchissent plutôt à leur responsabilité sociale et politique. 

Pensez-vous vraiment que ce soit possible ? 

Oui bien sûr et cela a déjà été fait. Quand I May Destroy You est diffusé, tout est réussi. La série s’intéresse à la fois à des quartiers de Londres que l’on ne voit jamais, avec un casting noir mais dont l’appartenance raciale n’est pas l’enjeu central, et en même temps elle parle de culture du viol. D’un seul coup, on a quelque chose qui ne cherche pas qu’à cocher des cases mais on assiste plutôt au reflet d’un moment charnière de la société – la proéminence des questions autour du viol – et tout cela d’un point de vue situé. Quand on parle de violences sexuelles, on ne voit jamais de femmes noires et encore moins une créatrice noire qui est concernée par le sujet. Le fait que ce soit Michaela Coel qui soit derrière la caméra change tout.

Netflix a failli produire la série et c’est une très bonne chose que ce soit la BBC et HBO qui aient fini par la produire car je pense que la série aurait été très différente sinon. L’enjeu artistique et politique de l’œuvre a d’abord été mis en avant plutôt que l’enjeu de diversité. En tant que téléspectateur·ices, on doit être plus exigeant·es et arrêter de tomber dans le panneau de l’étiquette féministe ou diversité. On est à un moment clé car de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer une approche simplement de façade de la diversité sans s’intéresser à la qualité des contenus. Dans Sex Education, on voit très bien qu’on a multiplié les personnages issus des minorités pour cocher les cases et en même temps, on n’a même pas le temps de les connaître. Sur les questions LGBTQ+, même des gens comme RuPaul dénoncent la récupération marekting de la culture queer en invisibilisant les personnes à l’origine du mouvement comme Madonna l’a fait avec le voguing. Ce concours de minorités participe à une certaine fétichisation sans pour autant s’intéresser à la culture et aux enjeux de fond. 

Le self-care est un acte de guerre en ce qu’il permet de prendre soin de soi pour ensuite affronter le monde.

Jennifer Padjemi

La majorité des séries que vous analysez sont des séries américaines, pourquoi pensez-vous que la France reste encore réfractaire aux enjeux de diversité ? 

La France a un vrai problème politique avec la question de la diversité. On peut parler d’égalité de genre ou de mixité sociale mais la question raciale vient en dernier ou n’existe même pas. L’universalisme français oblige à être un tout commun et uniforme et cela s’oppose naturellement à la reconnaissance des différentes communautés qui sont présentes, et leur possibilité de se différencier du bloc commun. Cette culture se ressent donc naturellement dans les séries françaises qui sont en manque cruel de diversité. Quand il y a des personnes de couleur à l’écran, elles sont le plus souvent dans des rôles très précis car la France prétend ne pas voir les couleurs sauf quand elle est en banlieue. Dans des environnements plutôt urbain et aisés, une femme noire s’appellera Stéphanie et habitera dans le 16ème sans jamais que l’on mentionne sa couleur de peau pour comprendre qui elle est. En revanche, dès que cette femme passe le périphérique, elle va s’appeler Fatou, elle sera mère d’une famille nombreuse, victime de violences conjugales ou vendra de la drogue, et la mission de l’histoire sera de la faire « sortir de son trou ».

Il n’y a aucun entre deux : soit on invisibilise la différence, soit on l’hypervisibilise en usant de stéréotypes. Cela est aussi dû au fait que les scénaristes, les réalisateur·ices, producteur·ices, et directeur·ices de chaînes ne se sont jamais renouvelés. La vie de ces gens n’est pas composée de pluralité donc personne ne se dit qu’il faudrait faire quelque chose sur cet enjeu. Dans les fictions, c’est toujours compliqué notamment parce que la France n’a pas fait la paix avec son histoire de l’immigration. Ce que je ne comprends pas, c’est que c’est une richesse plutôt qu’un fardeau d’être composé de tant d’histoires différentes ! 

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Les choses n’ont donc pas changé depuis 2010 selon vous ? 

La seule raison pour laquelle les choses ont changé c’est grâce à la loi de 2006 pour l’égalité des chances qui est passée juste après les émeutes de 2005. Elle a donné comme prérogatives au CSA de faire les comptes avec un « Baromètre de la diversité » dans le secteur audiovisuel. Pourtant, les chiffres ne sont toujours pas à la hauteur et continuent de baisser même ! Delphine Ernotte, qui est à la tête de France Télévision, a dit que la diversité serait le fil rouge de son mandat. Elle a instauré un système de pénalisation pour les œuvres qui n’auraient pas assez de diversité. C’est compliqué aussi parce que les quotas ne jouent pas sur l’ensemble de l’œuvre et son contexte de production. J’aimerais pouvoir parler plus de la France et analyser de manière plus longue l’équivalent d’une série comme Grey’s Anatomy, s’il y en avait. Il se passe des choses mais c’est surtout sur le web : les nouveaux créateurs de contenus, les web-séries, des assos comme Kourtrajmé qui créent des choses grâce à des supports moins institutionnels. 

La santé mentale est aussi un sujet que vous abordez avec beaucoup de sensibilité. Vous dénoncez la difficulté d’accepter d’aller voir un psy en tant que personne noire en raison, notamment, de l’image blanche et bourgeoise « d’aller chez le psy ». Vous prônez le self-care comme « acte de guerre politique » en citant la poétesse Autre Lorde. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Le self-care est un acte de guerre en ce qu’il permet de prendre soin de soi pour ensuite affronter le monde. On ne peut pas affronter le monde si on est faible physiquement ou mentalement. Il faut se donner du temps pour reprendre des forces et arriver à envisager les hostilités du monde extérieur. Cela ne veut pas dire que c’est instantané mais c’est plus facile de comprendre et anticiper ce qu’il peut arriver. Le monde n’est pas fait pour les minorités et pour s’en sortir il faut sortir de sa zone de confort pour appréhender de potentielles violences. C’est un processus qui prend du temps et qui demande des stratégies qui peuvent être, pour certain·es, une question de survie. Parfois, on en vient à se rentrer dans le moule et réduire sa parole car on sait qu’on se fera attaquer dans tous les cas.

Qui plus est, en tant que femme noire, on est exposé à plus de violence lorsque l’on prend la parole. On nous interdit d’avoir un avis sur les questions qui nous concernent parce que, quand les questions nous touchent, soit on dit de nous que l’on est « dans l’émotion », soit on est « communautariste » ou « sépératiste ». Quand on veut parler de sujets de société autres, on a pas le droit non plus, « parce que tu es noire donc tu ne dois parler que de choses qui te concernent ». Il faut trouver l’équilibre entre savoir comment continuer à se battre sans non plus perdre sa santé mentale et même, parfois, sa vie à cause du harcèlement. Je respecte beaucoup les militant·es qui arrivent à continuer face à aux injures et aux menaces. Moi, je n’ai pas la force de subir la haine et les insultes. On apprend tout de même à détourner les pièges notamment en bloquant beaucoup de gens ! (rires)

A propos de la cancel culture, il vous tient à cœur de faire la distinction entre « annulation » et « critique ». Comment pensez-vous que ces deux termes se retrouvent, le plus souvent, mélangés ? Comment pouvons-nous pratiquer une critique qui n’annule pas ?

En ce moment, le concept du terme « call-out » [ndlr : interpeller pour dénoncer et ostraciser la personne ayant eu une parole discriminante] tend à être remplacé par « call-in » [ndlr : interpeller en invitant à la discussion et à l’explication de pourquoi la dite parole est discriminante]. Ça ne sert à rien de « call-in » Darmanin et de lui envoyer un DM pour lui expliquer pourquoi ce qu’il dit est discriminant mais c’est intéressant dans l’idée de prendre un pas de côté avant de condamner quelque chose. Pour illustrer avec une série: la troisième saison de Master of None a été annoncée et sera centrée sur Denise, un personnage de lesbienne noire, et pas sur Aziz Ansari, le personnage principal des deux premières saisons, après qu’il a été accusé d’agressions sexuelles. Beaucoup de gens ont crié au scandale en disant que Aziz Ansari était « cancelled ». Je pense que ces gens se sont trompés de débat: tout le monde est d’accord pour dire que les accusations d’agression d’Aziz Ansari sont graves et qu’il faut le tenir responsable. Mais en revanche, pourquoi la série et l’actrice qui joue dedans sont-elles tenues responsables au même titre qu’Ansari ? On peut critiquer l’œuvre et la création mais annuler toutes les personnes qui ont travaillé dessus et la série en elle-même ne fait pas de sens. On ne parle pas de séparer l’homme de l’artiste, on parle d’un travail collectif d’artistes et Aziz Ansari n’a jamais été seul. 

On n’a pas besoin d’aller aux États-Unis pour avoir des contenus qui parlent de notre génération et de nos vies. Il suffit de ne pas s’interdire de vouloir créer.

Jennifer Padjemi

Comment déterminer ce qui mérite d’être « cancelled » alors ? 

Pour moi, c’est une question de morale personnelle. Est-ce que je me sens mal et coupable de regarder la série ? Si oui, je ne regarde pas et c’est un choix personnel. Dans ce cas, je n’ai pas à aller sur les réseaux pour dire aux autres qu’iels n’ont pas le droit de regarder le programme. Sur Polanski ou Allen, les faits sont avérés et c’est simplement dégueulasse car dans leurs œuvres il y a des messages subliminaux qui mettent très mal à l’aise. Cela n’a rien à voir avec la qualité de leurs films mais en terme de morale personnelle cela me dérange et je décide de ne pas regarder leurs films car je me sens mal. Aujourd’hui, on parle de « consequence culture » plutôt que « cancel culture' ».

Le fait qu’Aziz Ansari ne soit pas dans la série est la conséquence de ses actes. S’il a pu apprendre de cette expérience, tant mieux, tu laisses la place à une femme noire lesbienne plutôt que toi. La conséquence est tangible et, en plus de ça, cela permet de mettre d’autres gens en avant. Il faut retrouver un droit à la critique et même dans la communauté des fans qui pense que critiquer veut dire que tout est à jeter. Non, il y a simplement des faits qui font que par exemple Friends participe à perpétuer des clichés sexistes et invisibilise les personnes racisées. C’est comme ça, ce n’est pas grave mais ça nous permet d’avancer et on a le droit d’aimer mais j’ai aussi le droit de critiquer cela. D’autant plus que Friends a copié une série afro-américaine… Bref, c’est en critiquant qu’on avance et en se focalisant plutôt sur ce que les œuvres créent comme messages. 

Que tirer de la décennie 2010 pour continuer à faire avancer ces sujets féministes dans la nouvelle décennie ? 

Dans mon livre, j’appelle à une prolifération de contenus divers. Il faut que tout le monde puisse créer à son échelle. Dès qu’on a une idée on crée et on diffuse. Plus on aura le choix, moins on devra choisir car on aura la possibilité de piocher en dehors d’une binarité bleu/rouge. La prolifération de contenu permet d’avoir autant de la qualité que de la médiocrité et les années 2010 avec la Peak TV en sont le symbole. Le renouvellement est arrivé car le nombre de séries a augmenté de manière impressionnante et les contenus issus des minorités ont été possibles. La prolifération est un droit de création. En donnant la chance à des créateur·ices différent·e et en multipliant les créations, on s’est approché d’une meilleure peinture de la diversité des vécus et donc de la réalité. À titre personnel, j’envisage de plus en plus de me diriger vers la fiction car je veux montrer que c’est possible d’ancrer une histoire diversitaire dans notre époque en France. On n’a pas besoin d’aller aux États-Unis pour avoir des contenus qui parlent de notre génération et de nos vies. Il suffit de ne pas s’interdire de vouloir créer.

Féminismes & Pop Culture, Stock, 240 p.

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