« Le désir c’est plus fort que le genre »: être queer dans le monde du striptease

Souvent fantasmé, stéréotypé ou diabolisé, le striptease porte des enjeux complexes. Dans cet espace marqué par l’hétéronormativité, l’expression d’un soi hypersexualisé et la performance de genre questionnent nos libertés. Quatre (ex-)strippers queers nous ont raconté comment ielles naviguent dans cet univers. 

Franchir les portes d’un stripclub, c’est entrer dans une bulle, une parenthèse, hors du temps et de tout. Un endroit de perdition subversif. Mais c’est aussi entrer dans un espace qui réunit différents enjeux sociaux et dévoile des questions de genres, de sexualités et d’identités. Un cabinet de curiosités où diplomates et chauffeurs uber sont réunis autour d’un objet : le désir. Le désir sexuel, sensuel, émotionnel, humain. Le striptease, ça n’est pas que danser autour d’une barre de pole, c’est aussi parler. Pendant des heures, à des clients de tous âges, tous horizons, tous milieux sociaux. C’est charmer, convaincre ces clients de payer une danse privée pour vivre le meilleur moment de leur vie. C’est incarner un fantasme, une déesse, un objet de désir inaccessible. Dans cet espace qui place l’hétérosexualité au centre des interactions, la mise en scène d’une hyper-féminité et la performance artistique se mêlent et interrogent notre vision des normes et rôles de genre. Depuis toujours les liens entre les travailleur·se du sexe et les personnes LGBTQ+ sont marqués par une histoire et des luttes communes. Les lieux de séduction gays étaient autrefois des endroits de pratique des métiers du travail du sexe ; les lesbiennes et femmes travailleuses du sexe étaient longtemps perçues socialement comme déviantes car non conforme à une sexualité hétérosexuelle, régit par le mariage et la reproduction. Ainsi, les combats pour les droits des TDS, des femmes et des personnes LGBTQ+ partagent des revendications similaires : la liberté d’expression de sa sexualité, le droit à disposer de son corps, et la lutte contre la marginalisation sociale et la conformité aux critères hétéronormatifs.

Le striptease, la prestation du désir

Si la sexualité, et en particulier l’hétérosexualité, est au centre du travail de stripteaseuse, l’orientation sexuelle et l’identité de genre des stripteaseuses, et plus largement leur vie intime, sont dissociées du personnage qu’elles incarnent sur scène. Stripper racisée et performeuse queer fem, Mila Furie a vécu neuf vies et de nombreuses années d’expérience dans le striptease, en France comme aux États-Unis. C’est au studio de sport KAH, où elle a donné un workshop de stripper tricks, qu’elle me donne rendez-vous. Lorsque l’on parle de son rapport à la scène, elle observe : « Que tu sois hétéro ou pas, au moment où tu arrives sur la scène, dans le club, tu rentres dans un personnage. » Ce personnage a constitué une carapace pour elle, étant une personne timide, et un moyen de mieux adapter ses rapports sociaux. L’hypersexualisation et la mise en avant d’attributs féminins lui a permis de jouer avec les codes : « Tout est XXL, tout est en grand, il y a un truc similaire au drag queen, c’est presque du grotesque. C’est de la performance de genre. »

Foenixxx © @thebeuz 


Pour Foenixxx, stripper racisé·e transmasc avec un passing fem, l’aspect scénique a aussi une place centrale dans son parcours. Foenixxx fait notamment partie de la scène ballroom, une culture créée par les personnes LGBTQ+ noires et latino à la fin des années 60 à New York, « pour contrer le racisme rencontré par les personnes racisées au sein de la communauté LGBTQ+. » A l’époque où la ballroom apparaît, les émeutes de Stonewall éclatent dans la nuit du 28 juin 1969. Après une descente de police violente au Stonewall Inn, un des seuls bars où pouvaient se retrouver les personnes gays et trans, des manifestations explosent, lançant le mouvement de revendication des droits LGBTQ+. Au premier rang de ce mouvement: des travailleur·ses du sexe trans racisées, dont Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera. Encore aujourd’hui, la convergence des personnes trans vers le travail du sexe a de nombreuses raisons, parmi lesquelles la discrimination à l’emploi, la marginalisation scolaire et le manque de reconnaissance juridique pouvant mener à la précarité. Foenixx entre lui dans le travail du sexe lorsqu’il a 18 ans par l’escorting. Après avoir subi un viol par l’un de ses clients, il arrête cette pratique et décide de se lancer dans le striptease. « J’avais déjà vécu plein de violences sexuelles avant. Je me suis dit : dans la rue tu te fais agresser, au travail tu te fais agresser, partout tu te fais agresser, donc fais de l’argent, capitalise sur ça. Fais de ce que les hommes attendent de toi le moyen de gagner ta vie. Capitalise sur l’oppression, tout simplement. » Ce constat politique révèle le renversement des rapports de domination que les personnes considérées comme femmes par la société effectuent lorsqu’elles capitalisent sur les attentes et pressions de la société et en font un produit qu’elles vendent, une prestation. « Ce travail, c’est de vendre du sex appeal. Une attirance, une alchimie sexuelle »… construite de toutes pièces et régie par la transaction financière. 

Dans l’atelier de Mathilde © Emma Breidi


La performance artistique a été un facteur dans la décision de Mathilde, artiste et stripteaseuse féministe, de se lancer dans cette carrière. Je la rejoins dans son atelier où sont exposés ses tenues de scène, ses créations, ses projets ; une explosion de couleurs et de textures. Souriante, elle s’allume une roulée en revenant sur son départ de son village en Saône-et-Loire pour s’installer à Paris lorsqu’elle est admise aux Beaux-Arts. C’est à ce moment qu’elle emprunte de l’argent pour financer ses études. Elle habite pendant quelques années dans des squats, faisant partie de collectifs qui gèrent des logements pour réfugiés et des ateliers d’artistes. Lorsqu’elle se trouve obligée de quitter son squat et de trouver un appartement, elle se lance dans le striptease pour continuer à approfondir sa pratique artistique tout en travaillant. 

Maintenant que j’ai déçu tout le monde et qu’on n’attend plus rien de moi, je peux faire ce que je veux et savoir qui je suis en arrêtant le “people pleasing”.

Etna

Dans un café à République, Etna, ancienne stripteaseuse, me parle de ses cheveux courts, de la liberté que cela a été de les couper et d’arborer un style plus androgyne, moins binaire. Si iel a arrêté le striptease, Etna exerce aujourd’hui en tant que masseur·se érotique et s’exprime sur le désir et sa beauté. C’est le fil conducteur de sa carrière: « L’élan vital du désir, c’est plus fort que le genre, plus fort que beaucoup de choses, c’est “on a envie”. C’est ça ce que j’essaye de transmettre. » 

Incarnation et exploration de la féminité

Cherchez l’origine du striptease et vous trouverez toutes sortes de contes et histoires. On vous dira que la première stripteaseuse était Salomé, la fille d’Hérodias dans la Bible qui charma le roi Hérode avec la danse des sept voiles. D’autres mythes racontent que des danses érotiques étaient exécutées dans les empires grec et romain ou dans les temples indiens lors de rituels pour gagner les faveurs des déesses et des dieux. On vous parlera des Ghawazi, un groupe de danseuses nomades égyptiennes au XIXème siècle ; des spectacles à Paris du Moulin Rouge, des Folies Bergère ou du Crazy Horse ; de Joséphine Baker (qui était bisexuelle), de Lydia Thompson Gypsy Rose Lee et Sally Rand, figures emblématiques de l’effeuillage et du burlesque, ou encore de Blanche Cavelli, la première danseuse à se déshabiller intégralement dans Le Coucher d’Yvette en 1895 à Paris. En fin de compte, toutes ces histoires-là nous racontent la même chose : qu’importe où et comment, et malgré le shaming des abolos et l’infantilisation des mascu, le striptease a toujours fait partie de nos sociétés et cultures, au fil des époques, des codes et des normes.

Ça m’a donné envie de moins m’hypersexualiser dans mon quotidien.

Foenixxx
Mila © Marion May


L’espace du stripclub met en scène une hyperféminité socialement dévalorisée : ses attributs (talons hauts, faux cils, ongles longs, tenue dénudée) sont considérés comme vulgaires et dégradants, à l’encontre d’une féminité sage et naïve attendue. Cette performance de genre poussée aux extrêmes peut permettre une liberté dans l’exploration et l’expression de ces codes, mais aussi présenter des contraintes. Pour Etna, le monde du striptease a constitué un espace pour incarner et revendiquer son identité queer. Face aux réactions de rejet de sa famille et ses proches concernant son travail de stripteaseuse, iel en vient à la conclusion : « Maintenant que j’ai déçu tout le monde et qu’on n’attend plus rien de moi, je peux faire ce que je veux et savoir qui je suis en arrêtant le “people pleasing”. Cela m’a ouvert des portes de liberté joyeuse et m’a permis de mieux vivre ma vie de lesbienne. » Lorsque Mathilde commence le striptease, elle ne connaît rien de ce monde et arrive le premier soir avec des poils sous les bras. Elle se retrouve alors confrontée à différentes féminités : que ce soit des femmes plus stéréotypées et refaites, des « poupées de magazines très belles », certaines plus naturelles, ou d’autres plus queers lui ressemblant davantage. Malgré certaines réflexions la ramenant aux codes du striptease, elle décide de ne pas coller à l’image attendue d’elle, de garder, d’affirmer et de revendiquer son identité, et de ne pas s’épiler. En conscientisant sa sexualité et ses attributs pour les monétiser, le striptease l’a ralliée à sa féminité. Sa pratique a constitué un acte d’empowerment et de revendication de son identité queer.

Cet espace d’exploration d’un soi sexuel et sensuel permet aussi une liberté dans la vie personnelle. « Ça m’a donné envie de moins m’hypersexualiser dans mon quotidien parce que de passer autant de temps en string à faire la chaudasse devant des mecs, quand t’as l’occasion de porter ton bon jogging dégueulasse, ta culotte de règles déchirée et de ne pas mettre de soutif, ça fait plaisir » déclare Foenixxx. 

Après avoir été « traitée de grosse pendant toute [son] enfance et adolescence », c’est d’abord à travers la figure de la pin-up qu’Etna performe une forme de féminité et de sexualisation acceptée socialement. Mais cette féminisation a soulevé d’autres problématiques, notamment dans sa socialisation dans les communautés queers. En tant que personne performant fem, iel a subi du sexisme : « Les fem dans la séduction lesbienne, ce n’est pas ce qu’il y a de plus valorisé. » C’est par le muscle qu’iel se défait ensuite de cette féminité et conçoit une vision d’iel plus masculine, lui permettant de jouer avec les normes de genre. Se considérant depuis peu non-binaire, iel pointe les limites de cette hyper-féminité performée dans les stripclubs : « Le public me ramenait toujours à des performances plus carrées, de la féminité plus sage, pseudo-rebelle à la Gainsbourg, c’est-à-dire pas rebelle du tout, du tout. » Ces attentes précises le font se sentir empêché·e d’évoluer dans ses performances, et l’amènent finalement à arrêter le striptease.

En fait, c’est un taf de commercial. J’ai appris à me vendre.

Mila

Avoir une apparence féminine et un passing hétéro a été un challenge aussi pour Mila. « Je pense que j’ai beaucoup joué ce truc too much dans le féminin pour exprimer une féminité presque agressive ou offensante. » C’est à travers une hyper-féminité assumée qu’elle a reclamé son identité fem et son droit à exister dans le milieu queer. Pour Foenixxx, vivre sa féminité en milieu queer en tant que personne non-binaire a été compliqué : « J’aime beaucoup mon côté féminin. J’adore porter des robes, être maquillée, avoir des talons. Mais la ballroom, surtout en France, est encore tellement binaire. Il y a des normes, je ne peux pas me présenter avec une moustache ou des poils sur les jambes, alors que moi j’aime beaucoup combiner ma féminité et ma masculinité, parce que c’est moi. Je n’ai pas envie de choisir entre les deux. »

On se moque d’eux au fond. Eux pensent que je suis sincère et que je les trouve super, mais en fait je m’en fiche et souvent je ne me souviens pas de leur prénom

Mathilde
Foenixxx © @thebeuz 


Renverser les rôles de genre

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On place souvent les hommes au cœur des interactions dans les stripclubs, réduisant les stripteaseuses à un objet de désir, quand en réalité elles sont bien plus proactives et prennent un rôle considéré socialement comme « masculin » dans ces interactions. Une importante partie du travail de stripteaseuse va être d’accoster les hommes et de les démarcher pour les convaincre de dépenser leur argent. « En fait, c’est un taf de commercial. J’ai appris à me vendre » rapporte Mila lorsqu’elle explique que son métier lui a donné beaucoup d’aplomb, lui a permis de poser ses limites et de gagner en assurance face aux hommes blancs cis hétéros. Pour Foenixxx aussi, ce rapport aux clients a constitué un espace de masculinisation : « Tu es à moitié à poil devant des mecs, tu es hyper vulnérable, c’est toi qui dois aller les démarcher donc il faut que tu agisses encore  plus comme un mec qu’eux pour gagner leur respect, parce que la féminité c’est forcément synonyme de faiblesse dans notre société. »

Mathilde dans son atelier © Emma Breidi


Mila, Foenixxx et Mathilde soulignent l’aspect « manipulateur » dans cette séduction régie par la transaction économique : « On se moque d’eux au fond. Eux pensent que je suis sincère et que je les trouve super, mais en fait je m’en fiche et souvent je ne me souviens pas de leur prénom » me confie Mathilde. Elle exprime aussi un sentiment de tendresse et de pitié à l’égard de ses clients : « Un de mes clients habitués me demande que je lui fasse des câlins en le serrant fort dans mes bras, c’est hyper touchant. » Elle me raconte que si certains peuvent être agressifs et désagréables, d’autres viennent seulement pour parler, raconter leur vie, se livrer et tout simplement avoir un contact humain, une position de vulnérabilité qu’on attribue socialement aux femmes.

Pour autant, si certaines formes de masculinité peuvent permettre de créer du lien, ainsi que de se défendre et poser ses limites face à certains comportements des clients, elles peuvent rapidement dérouter les hommes qui se sentent menacés. « La masculinité que tu as en toi peut les faire fuir. Parce que pour eux, ça voudrait dire être homosexuel » témoigne Foenixxx, pour qui vivre sa transidentité au sein du monde du striptease reste encore impossible. Il est souvent confronté à de la misogynoir, du sexisme ou encore de l’homophobie dans le milieu, où les agressions envers les personnes trans sont nombreuses, que ce soit de la part des clients, des managers, des vigiles ou de ses collègues. Aujourd’hui, Foenixxx a arrêté le striptease et aimerait commencer sa transition. Il ne sait pas encore s’il continuera le striptease ou le travail du sexe pendant et après sa transition. 

Les stripclubs, espaces de libération ?

Ces questionnements liés aux normes de genre et à l’expression de féminités et masculinités s’imbriquent dans un rapport aux corps spécifique aux stripclubs. Pour Etna, le stripclub a été un lieu d’acceptation de la pluralité des corps. « Souvent on a cette image que seules les personnes minces peuvent faire de l’érotisme, mais pas du tout. C’est beaucoup plus ouvert et inclusif que ça. » Mathilde aussi a été surprise, lors de son premier soir de travail, de voir autant de corps nus et différents. Elle exprime le sentiment galvanisant de se sentir désirée : « À écouter les clients, on est toutes parfaites. Ce n’est pas une question de physique mais plus d’attitude, d’aura et d’alchimie. Il suffit d’avoir confiance en soi pour que ça fonctionne. » Si le corps et sa portée sexuelle sont au centre du métier de stripteaseuse, sa banalisation via la nudité permet une désacralisation du tabou qu’il représente et une acceptation des complexes : « Moi j’ai ce qu’on appelle de la peau de fraise sur le cul, une peau un peu granuleuse, des petits boutons, révèle Foenixxx, mais les mecs ils s’en foutent tellement. Tu n’as pas besoin d’avoir un corps absolument parfait au moindre détail pour être une belle personne, pour être désiré·e et désirable. »

© Mathilde Soares-Pereira


Cette diversité de corps ne s’aligne pourtant pas à une inclusivité des désirs. La clientèle féminine reste encore minime, et dans certains clubs, les femmes ne peuvent pas rentrer si elles ne sont pas accompagnées d’hommes. L’inexistence de cette clientèle et de stripclubs queers souligne le tabou toujours présent autour du désir des femmes et des personnes non-binaires. Certaines soirées queers comme la Noche, la P3, Queer Slut Club, La Branlée, Cabaret Music Whore ou la Wet For Me proposent des performances de striptease ou de burlesque, mais pour Mila, « ce n’est pas du striptease, même si il y a un moment effeuillage ou de la pole dance, parce qu’il n’y a pas de clients à démarcher ». Un constat partagé par Etna, qui a aussi performé dans des soirées queers : « Je ne savais pas ce qui était en jeu. Je me demandais : est-ce que les gens sont tous consentants à de l’exhibition dans ce contexte ? Est-ce que ça va avec la soirée qui est de l’ordre de l’amusement, pas forcément du désir ? Moi, j’ai besoin de ce pacte de désir-là, et à la rigueur de performer dans un endroit qui serait un stripclub lesbien, mais pas une soirée. »

Si les stripclubs peuvent être des espaces d’inclusivité des corps, de liberté et d’exploration de la performance de genre, les féminités et masculinités possibles restent encore contraignantes et réduites à une binarité propre à l’hétéronormativité de ces espaces. En attendant l’existence de stripclubs queers, l’émergence de soirées queers autour du thème du striptease et des performances burlesques permet une évolution et une démocratisation des désirs et des sexualités autres que hétérosexuel·les. L’avènement de ces espaces offre une liberté grandissante de jeu et d’exploration des codes de genre, et met en avant l’acte de révolution et d’amour de soi que représente la performance de mettre son corps à nu.


Relecture et édition : Léane Alestra, Apolline Bazin et Sarah Diep
Image à la Une: Mila, série « Youles » © Jeanne Lucas

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