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Bagarre érotique, cheval de Troie pro-droits

Bagarre érotique, cheval de Troie pro-droits

Le vendredi 18 mars 2022, la Belgique est devenu le premier pays d’Europe et le deuxième pays au monde à décriminaliser le travail du sexe. Après trente années de lutte, les travailleur·ses du sexe ont été écouté·es, consulté·es et auront désormais accès à des droits et une protection sociale. Pour célébrer cet événement historique, nous publions cette interview de Klou, TDS et autrice de Bagarre érotique, menée par lae performeur genderfuck Nour Beetch.

Peut-être avez-vous vu passer ses illustrations percutantes sur son compte Instagram, où elle publie ses créations depuis mars 2020. Alliant contes mythologiques et putanat, nouvelles sorcières et pédagogie, sales féministes et réflexions crues, c’est avec humour et vulnérabilité que Klou illustre un manifeste percutant et militant pour les droits des travailleur·ses du sexe (TDS). Bagarre érotique, son premier roman graphique, est un récit utopiste, politique, loin des clichés, un hommage aux marginales hystériques en bas résilles. Klou défonce les stigmates, la putophobie et anéantit le capitalisme avec radicalité. Son récit, tendre et radical, est une lutte pour être soi, une lutte pour la liberté. Klou reprend les rênes, chamboule les règles et nous emmène avec elle pour tout disjoncter. « L’idée c’est de trouver une manière de militer qui permettrait à toustes la liberté de réellement choisir » m’explique-t-elle, quelques semaines après la sortie de sa BD (avant la décriminalisation officielle du travail du sexe en Belgique donc), lors d’une rencontre où l’on a discuté de son œuvre entre personnes concernées.

Nour Beetch pour Manifesto XXI Je me souviens qu’en discutant ensemble au début de la création de ta BD, tu voulais qu’elle soit un cheval de Troie. Ça fait déjà quelques semaines qu’elle est sortie, as-tu l’impression que c’est le cas ?

Klou : J’avais envie d’écrire un livre qui aurait l’air moins radical qu’il ne l’est. La bande dessinée est un peu considérée comme un sous-art. Ce n’est pas vraiment de la littérature, ni un objet d’art. Elle a une image moins sérieuse, plus légère. Mais du coup, utiliser ce médium peut rendre accessibles et moins effrayantes des idées politiques et un propos militant. C’est faire croire aux gens qu’ils vont passer un moment divertissant, et c’est le cas, mais en même temps, c’est vulgariser une pensée complexe et sensible. J’avais envie que des idées généralement mal reçues et très critiquées, comme la décriminalisation du travail du sexe, puissent se faire une place dans des librairies mainstream, parce que cachées sous des dessins. Les dessins et l’humour sont deux choses qui pour moi permettent de faire passer un message bien plus facilement. Et pour l’instant, j’ai l’impression que c’est plutôt ce qui se passe. La BD est vendue dans des grosses librairies et même si je ne cautionne pas ce système de distribution massive qui tue les petites librairies indépendantes, je pense qu’il est important que des récits de minorités aient les mêmes forces de frappe et de diffusion que les récits dominants. 

Être femme de ménage c’est rarement un métier choisi, parmi un panel de choix large, mais ce n’est pas pour autant un choix criminalisé. Pour le travail du sexe, ça devrait être pareil.

Klou
Klou © Nour Beetch et Lisa Lapierre / Porn Freaks Club

Comme je te connais personnellement je sais que Bagarre érotique et Alice sont une partie de toi. Comme si tu avais créé un personnage cathartique pour y mettre une partie de ta colère, de manière exorcisante. Et Klou a évolué dans sa personnalité à côté d’Alice, qui a aussi muté. Tu te sens plus apaisée, prête à être dans la pédagogie et la bienveillance au niveau de la lutte pute ? 

À fond ! Quand j’ai commencé à écrire c’était grâce à un recul sur ma situation dû à une pause dans mon travail pendant trois mois, le temps d’un voyage. Mais c’est aussi ce recul qui m’a permis de poser les émotions que me procurait l’injustice de faire un travail utile, mais absurdement illégal. Et clairement j’étais pleine de colère. Je pense que ce livre a pu avoir à des endroits des vocations thérapeutiques. En fait, c’est juste un compte rendu de mes analyses intérieures et de ma relation de confrontation au stigmate, à l’État et aux féminismes. Mais c’est sûr que dans l’écriture il y a un truc très viscéral et exutoire. Comme tu dis, Klou a évolué grâce à mon personnage vénère illustré. Je ne sais pas si ça se sent mais plus on avance dans le livre et dans l’écriture, plus j’ai laissé de place à la vulnérabilité et à la nuance de l’intime.

Au début, les propos sont très militants et même s’ils sont tirés de mes expériences personnelles, je trouve que je me cache un peu derrière le discours politique. Le côté pamphlet vénère prend beaucoup de place. Plus on avance dans le livre, plus on pense que ma colère s’est déjà répandue dans les textes et que le bouclier s’est créé. Par la suite, j’ose plus parler vraiment de moi et pas seulement de la partie travailleuse du sexe. C’est à ces moments-là que j’ai écrit les chapitres sur mon adolescence, sur mon enfance, sur mes parents. Mais l’écriture du livre reste infectée de cette volonté de rendre compte de l’absurdité des discours et des lois de haine créées contre nous. Cette colère je l’ai utilisée pour écrire mais heureusement dans ma vie je ne suis pas que cette colère. L’écriture du livre m’a procuré le même effet apaisant, aussi exutoire qu’un cours de boxe, qu’une longue bagarre finalement.

© Klou

Pourrais-tu te définir féministe ou pute pro-droits, plutôt que pro-sexe ou pro-choix ?

Le terme pro-sexe est un peu biaisé parce que oui, le sexe peut être un domaine de libération, de déconstruction, mais il a un côté « injonction à la baise ». Pour moi, c’est un terme qui a été un peu trop utile aux mecs cis hétéro, comme si une meuf déconstruite c’était une meuf hyper sexuelle, toujours disponible sexuellement, ce qui les arrange bien. Alors que non, si tu as envie d’être hyper sexuelle c’est cool et il n’y a aucune raison que tu sois stigmatisée pour ça. Mais c’est tout aussi cool qu’une personne utilise sa liberté de choisir d’éradiquer le sexe de sa vie, parce qu’elle n’aime pas faire du sexe. L’idée c’est de trouver une manière de militer qui permettrait à toustes la liberté de réellement choisir. D’où le pro-choix, même si quand on parle de travail du sexe la notion de choix est assez floue et pas très ancrée dans la réalité plurielle des travailleur·ses du sexe. Il y a des TDS, comme moi par exemple, nées avec assez de privilèges pour pouvoir bénéficier d’un panel de choix assez vaste pour que la notion de choix soit juste. Mais il y a aussi tout un système raciste, transphobe, classiste, etc., qui rend parfois la notion de choix pas très équitable. Par exemple, quand tu n’as pas de papiers, tout de suite la notion de choix n’est plus la même. Être femme de ménage c’est rarement un métier choisi, parmi un panel de choix large, mais ce n’est pas pour autant un choix criminalisé. Pour le travail du sexe ça devrait être pareil. Des parcours différents, mais des droits pour toustes. C’est pour ça que le terme pro-droits que t’utilises est super juste.

Le capitalisme c’est donner une partie de ton argent aux plus hauts, aux actionnaires, à la hiérarchie. L’autosuffisance c’est trouver un moyen de sortir de ce système et de vivre en le boycottant.

Klou

Le travail du sexe n’est pas de l’argent facile. Pourquoi ? 

C’est hyper bizarre d’utiliser le terme argent facile alors que la société entière s’est entendue sans notre accord, pour nous mettre dans la case victime. C’est hyper paradoxal de nous dire ensuite que notre argent est de l’argent facile mais que notre situation est misérable. Je pense que comme tout travail, c’est de l’argent donné contre un service. C’est jamais facile, ça demande des compétences spécifiques, et du savoir-faire. Des qualités d’empathie et une certaine désacralisation de sa sexualité. Moi je ne trouve pas ça factuellement dur comme travail, mais je ne fais pas de ma réalité la seule réalité et je me doute bien que pour plein d’autres personnes, vendre une prestation sexuelle n’a rien de facile. Là où l’argent des travailleur·ses du sexe est encore moins « facile » c’est que c’est de l’argent « sale ». Y’a rien de facile dans le fait de déposer des billets « sales » à la banque et de croiser les doigts pour qu’on ne nous pose jamais de questions. Croiser les doigts pour ne pas se faire virer de la banque, croiser les doigts pour ne pas se faire voler son argent par un client parce que rien ne nous protège, même pas la loi. Il n’y a aucune sécurité. L’avantage c’est que l’argent peut être rapidement gagné, sans horaire de travail, c’est un parachute qu’on peut tirer à tout moment.

© Klou

Dans ta BD tu expliques pourquoi les TDS sont anticapitalistes de manière très pédagogue et éducative ! Pourquoi est-ce si difficile de comprendre que l’on est en autosuffisance ? 

Je pense qu’on a une économie totalement parallèle à l’économie capitaliste. Déjà comme on a un travail illégal, on ne fait pas tourner la machine. On n’a pas de patron, on ne donne pas d’argent à l’État, on ne donne pas une partie de notre salaire pour payer les flics et leurs matraques qui nous arrêtent. Le capitalisme c’est donner une partie de ton argent aux plus hauts, aux actionnaires, à la hiérarchie. L’autosuffisance c’est trouver un moyen de sortir de ce système et de vivre en le boycottant. Les putes, iels prennent l’argent des riches et le mettent directement dans leurs poches. Comme iels ont un tarif élevé à l’heure, défiant tous les patrons, iels peuvent être riches de temps libre. Après on est toustes différent·es et je pense qu’il y a sûrement des TDS qui font ce travail pour avoir un fort pouvoir d’achat. Moi je sais que je n’arrive pas à m’enrichir, c’est comme si je n’avais pas ça dans mes gènes et que je n’avais aucun mécanisme capitaliste. Par exemple, je n’arrive absolument pas à mettre de l’argent de côté. Une fois que j’ai payé mon loyer, que j’ai assez d’argent pour manger et que j’en ai un peu en plus pour kiffer, je m’arrête de bosser pour la fin du mois. Je n’arrive pas à travailler si j’en ai pas besoin.

Si l’on montrait que les clients ne sont pas des bourreaux, je pense que ça participerait à déconstruire l’imaginaire où la plupart des TDS sont des victimes à sauver.

Klou

Dans ta BD, tu expliques que tu aimerais avoir plus de clientes femmes et de personnes sexisées, mais que les mecs cis hétéros restent les principaux clients parce qu’ils ont la liberté d’assumer leurs désirs. Est-ce que tu penses qu’ils ont aussi cette liberté parce qu’ils ont le principal pouvoir économique ?

Oui j’y ai pensé y’a pas longtemps ! Bien sûr, il y a un énorme écart de salaire et de temps libre. Il y a plein de meufs qui ont la charge des enfants et qui travaillent en plus, elles portent toute la charge mentale et le travail reproductif de leur relation de couple, si elles sont en couple hétéro. Elles ont souvent moins de temps et d’argent et clairement la force matérielle a beaucoup à voir dans les possibilités d’aller voir un·e TDS ! Mais il y a quand même de plus en plus de personnes sexisées qui ont une bonne force matérielle et qui pourraient se payer les services d’un·e TDS. Mais je pense que le deuxième gros enjeu, c’est que les personnes sociabilisé·es comme des femmes n’ont pas la même éducation à la sexualité et au désir. Il y a encore ce gros stigmate de la pute, qui plane autour de toutes les meufs, pas seulement autour des putains. Le stigmate que les TDS subissent, il sert aussi contre les autres, celles qui sont des meufs bien et qui restent bien en place. Nous les putes, on est comme une menace. Si jamais elles se mettent à trop écouter leurs désirs, à trop s’affranchir, attention ! Même si tu ne te fais pas payer, tu risques quand même de te faire insulter de salope ou de pute. Alors forcément avec toute cette punition sociale qui risque de te tomber sur la tête, décider d’aller payer quelqu’un pour assouvir son désir, c’est moins facile que pour un mec cis hétéro. Pour un mec cis ça peut même être un rituel de virilité valorisant de venir nous voir. 

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Bagarre érotique
© Klou

Pourquoi l’exploitation sexuelle est plus blâmée que d’autres formes de traite des êtres humains selon toi ? Parce que le cul reste un tabou ?

Dans le cadre de l’exploitation de ton corps comme outil de travail pour créer des vêtements, c’est de l’exploitation, point. Dans le cadre de l’exploitation de ton corps dans le domaine de la prostitution, c’est différent parce que clairement tu subis des viols. Et je ne veux pas hiérarchiser les violences, je sais ni ce que ça fait d’être issu·e de parcours de traite dans le domaine du textile ni dans le domaine du sexe. Je pense que dans tous les cas ce sont des abus horribles et inhumains et qu’il faut les combattre dans tous les domaines. Dans tous les cas tu t’en sors avec des traumatismes, qui diffèrent en fonction des situations. Le problème selon moi, c’est que les personnes qui s’alarment sur la traite dans la prostitution, ne s’alarment pas vraiment mais utilisent le vécu de ces personnes pour nous silencier nous, les travailleur·ses du sexe. Ça arrive souvent, quand on parle de nos vécus et de notre fierté pute qu’on nous réponde : « Oui mais t’es qu’une minorité, la plupart des femmes subissent cette activité blablabla. » Mais je ne suis pas sûre que ces personnes en aient réellement quelque chose à foutre.

Ça me rend dingue cette pseudo bien-pensance qui fait que les gens ont généralement l’impression d’être des bonnes personnes en pleurant un peu sur le sort des prostitué·es. J’ai vu un spectacle trop bien il y a pas longtemps, Paying for It [collectif La Brute, ndlr], qui remet bien en place tous ces arguments. Ce qui est dit dans cette pièce, c’est que la plupart des gens veulent se placer en sauveur.euse face au parcours du travail du sexe, ou de la traite des êtres humains suite à des parcours migratoires, parce qu’iels trouvent ça horrible comme situation. Mais que s’il y a des parcours de traite et de travail du sexe migratoires en Occident comme en Belgique, où il y a beaucoup de TDS qui viennent du Nigeria, c’est parce que l’on va voler toutes leurs ressources. C’est parce qu’on a et qu’on continue de puiser leurs richesses. Du coup venir utiliser l’argument de la traite des êtres humains pour se donner bonne conscience et faire partie des gens moraux clairement ça me rend dingue.

Je pense que les clients pourraient eux aussi devenir de bons alliés contre la traite des être humains. On devrait faire équipe avec eux ! Qu’en penses-tu ?

Oui, je pense que la plupart des clients ont envie de consommer du sexe de manière “éthique” et la plupart sont pour la décriminalisation. Mes clients n’ont pas envie de coucher avec une personne non consentante. Je pense que la plupart ne sont pas cons et savent très bien qu’on n’a pas de désir sexuel pour eux. Par contre, je crois aussi qu’ils veulent, malgré cette absence de désir, coucher avec des personnes qui désirent cette intimité. Pour d’autres raisons, mais qui la désirent quand même. Comme le travail est pour le moment encore illégal, c’est plus compliqué pour eux de faire le tri entre les personnes consentantes comme nous, et les personnes exploitées. Je pense aussi que c’est important de visibiliser qui sont vraiment les clients, des mecs normaux quoi. Si l’on montrait que les clients ne sont pas des bourreaux, je pense que ça participerait à déconstruire l’imaginaire où la plupart des TDS sont des victimes à sauver. Et ça permettrait de mieux déterminer les vraies victimes de traite.

Le travail du sexe c’est un terrain d’exploration. Une zone neutre où l’on peut essayer ce que l’on veut, s’aventurer vers sa vulnérabilité, aller essayer des fantasmes que l’on n’ose pas proposer à quelqu’un·e à qui l’on cherche à plaire, ou que l’on va revoir.

Klou

Dans ta BD tu expliques que l’argent supprime en quelque sorte l’injonction à la virilité dans le sexe, peux-tu nous expliquer ? 

Si tu payes une personne, tu n’as pas vraiment à la séduire. Sans rapport de séduction, il n’y a plus d’injonction à la virilité, il n’y a plus l’idée de devoir être hyper performatif, il reste uniquement du plaisir. Le travail du sexe c’est un terrain d’exploration. Une zone neutre où l’on peut essayer ce que l’on veut, s’aventurer vers sa vulnérabilité, aller essayer des fantasmes que l’on n’ose pas proposer a quelqu’un à qui l’on cherche à plaire, ou que l’on va revoir. Avec un·e TDS, on peut se mettre à nu et se montrer vraiment tel·le qu’on est. Le travail du sexe c’est une parenthèse que l’on peut refermer à tout moment. On ne sait même pas comment on s’appelle réellement, qui l’on est, quel est notre statut social. Bizarrement cette anonymisation permet d’être plus soi-même. 

© Klou

On sent une évolution dans ton rapport intime au travail du sexe dans ta BD, on parcours ton intimité, on découvre ton humour et ton envie de partir ailleurs. Ton rêve c’est du coup d’aller construire ton utopie, exilée de la norme, te désintoxiquer pour finalement rester entre queers, sales féministes et nouvelles sorcières ?

À fond ! Le travail du sexe c’est une alternative que j’ai trouvée pour « survivre » dans ce système-ci. Mais c’est un choix que je fais parce que je ne supporte pas ce système. Je ne supporte pas de donner tout mon temps à un patron pour à peine payer mon loyer et mes courses, je ne supporte pas non plus les ordres et la hiérarchie. Finalement, je préférerais quitter ce système plutôt que d’essayer de trouver des failles pour le hacker. Le but ultime c’est le boycott et l’autosuffisance dans la marge pour ne plus devoir rendre de comptes et simplement pouvoir vivre entièrement.


Bagarre érotique, Récits d’une travailleuse du sexe, Klou, éditions Anne Carrière, 2022, 208 p.
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