Lecture en cours
Marketing ou engagement ? Le safe space enflamme la nuit

Marketing ou engagement ? Le safe space enflamme la nuit

marierouge-wetforme

Quand vous êtes une femme, quand vous êtes racisé·e, quand vous êtes transgenre, quand vous êtes queer, quand vous êtes grosse, quand vous avez un handicap, quand vous n’avez pas de thunes, quand vous êtes tout bonnement hors normes, marginalisé·es par votre simple identité, des journées de merde, vous en passez en général pas mal.

La pression du quotidien, vous en soupez, de la simple blague à peine voilée à l’agression pure et dure. Et surtout, la violence à différents degrés, vous connaissez. Alors que faire pour ouvrir de temps en temps la soupape et ne pas exploser ? L’un des exutoires de ces multiples envahissements, c’est pour beaucoup la fête. Danser en club, se mêler à ses semblables, ne pas penser, écouter de la musique en communion : voilà un beau moyen collectif d’exorciser la réalité journalière. Or, surprise, la fête est un espace social elle-aussi, et n’échappe absolument pas aux violences sus-citées. Agressions dans la boîte, agressions après rencontres en boîte – 21% des viols sont commis la nuit, attouchements non-désirés – cf. les 40 palpations par heure de la Dress for Respect, insultes… La liste est longue, et on se l’épargnera pour cette fois.

Est-il alors possible de trouver un exutoire où l’on puisse se sentir respecté·e et protégé·e ? C’est tout l’enjeu du safe space. Espace sûr, de sécurité, sain : l’idée est simple, il s’agit de se soustraire à la brutalité de la vie quotidienne. Le concept ne date pas d’hier, puisqu’il est apparu dès les années soixante aux Etats-Unis dans les communautés queer et les associations féministes, et continue de nourrir des débats enflammés aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Alors quoi de mieux pour comprendre l’importance et les ressorts du safe space que d’aller interroger celleux qui, au-delà de réfléchir à cet enjeu, font ? Allons-y, donnons la parole aux organisateur·ices de soirées pour qui l’inclusivité et l’empathie sont des maîtres mots, celleux qui nous permettent l’espace d’une nuit de ne presque pas penser, alors même que la plupart des soirées « classiques », mainstream, n’effleurent qu’à peine ces thématiques.

La fête safe : un idéal de liberté et de sécurité

Comme nous le dit Benoît Rousseau, programmateur à la Gaîté Lyrique ainsi que pour le festival Loud & Proud « Les fêtes queer sont des lieux que j’ai vu exploser ces dix dernières années, même si c’est toujours des gens qui le font à la force du poignet, dans des lieux souvent difficiles. La fête queer a permis un certain dialogue, une certaine ouverture ». La fête queer, depuis l’historique club le Pulp jusqu’à aujourd’hui, est en effet essentielle pour développer une tolérance qui n’existe pas dans le monde extérieur. Cybèle Vigneron, présidente du Caélif et organisatrice des Born into Glitters et Pimp my queer, explique :

Les rapports de force entre les populations ne disparaissent pas miraculeusement en passant les portes du club/bar/métro. D’un point de vue individuel, avoir un espace safe et rassurant permet d’affronter la réalité le reste de la semaine en ayant la possibilité de recharger ses batteries et d’être compris·es.

C’est en somme, pouvoir « faire la fête avec la tranquillité d’esprit d’un mec blanc cis-het valide », comme le dit Hannah, membre de la Queer Week. Un outil de protection avant tout, un outil de libération aussi, mais bien sûr un outil d’émancipation. Benoît Rousseau ajoute « C’est un endroit qui permet de chambouler les normes, de les faire évoluer. Il n’y a plus de notion de masculin/féminin, pas de rapports hiérarchiques, c’est quelque chose de très horizontal. C’est un espace où on est tous·tes à égalité, où on peut s’affranchir des normes en vigueur au quotidien qu’on se prend de plein fouet. »

C’est donc une véritable responsabilité qui s’impose aux organisateur·ices de soirées comme nous le dit Rag du collectif lesbien Barbi(e)turix : « C’est notre rôle de leur garantir un espace de liberté », ce qui en devient un acte politique plus ou moins assumé. Les Filles de Blédards, représentées par Mariam, l’affirment à propos de leurs fêtes « On est à la croisée de plusieurs mondes : les univers de la nuit, les univers politiques féministes et décoloniaux, mais aussi et surtout on vient de milieux prolétaires et/ou stigmatisés car racisés. On a vu ce que ça donnait de se sentir mal à un endroit, de se sentir comme sur une île déserte dans la foule. Seul·es et pire parfois : amoindri·es. »

En amont de la fête, un travail constant de remise en question

Mais comment réussir à produire cet espace de sécurité et de liberté avec finesse ? Comment, surtout, établir ce lien de confiance entre l’organisation de la soirée et le public, pour permettre à n’importe qui d’identifier d’emblée le club comme un lieu safe ? Tout semble se jouer avant l’euphorie collective. Lou, programmatrice de la Java et productrice de Bragi Pufferfish, confirme « C’est surtout en communiquant. Il faut afficher clairement l’intention et le dispositif lié à la mise en place de ce safe space, communiquer tout ceci avec le staff et le public ». Une idée sur laquelle s’alignent tous les autres acteur·ices interrogés. Cybèle précise : « Cela revient à choisir minutieusement les lieux pour accueillir ce concept, l’équipe de travail, les choix de graphisme pour la comm, la prévention, l’implication ou non d’associations, etc. » La pédagogie est essentielle pour faire comprendre les enjeux de ces soirées, tout en étant absolument intraitable. Les réseaux sociaux jouent d’ailleurs beaucoup dans la mise en place de cette image de « marque » et ce lien de confiance : une oreille attentive aux critiques et conseils des clubbers, une compréhension des souffrances exprimées en évitant toute moquerie intempestive, et surtout des « bons mots » précise Rag.

Il s’agit aussi d’une gestion de l’espace, extrêmement importante dans le déroulement d’une soirée. Comment se sentir en sécurité et libres lorsque l’on est pressé·es à outrance contre les corps jolis mais néanmoins dégoulinants de nos semblables ? Comment faire en sorte que chaque individu avec chaque ressenti personnel ne se sente pas violenté ? Rag explique : « À chaque fois que j’arrive dans un nouveau lieu j’essaye de le modifier un petit peu : plus de places debout, moins de places assises pour qu’on puisse mieux circuler, des toilettes non genrées, que l’entrée se fasse rapidement pour éviter qu’il y ait trop d’attente dehors parce que le dehors n’est pas safe et que tu ne peux pas le garantir. »

Il s’agit de n’oublier aucune réalité, comme l’explicite Mariam à propos des personnes racisées : « De notre point de vue de Filles de Blédards, on voulait organiser des fêtes où on ne se sente pas isolées en tant que meufs racisées, pour partir de notre histoire perso. On a passé énormément de temps dans notre vie en soirée, mais aussi seules, et donc il était difficile de se défendre en cas de micro-agression. Exemple classique : on se fait toucher les cheveux parce qu’ils sont trop « ouf » par une meuf aléatoirement défoncée ». La même attention se doit d’être accordée aux personnes transgenres. La soirée Shemale Trouble est dédiée à la communauté trans : lors de notre enquête sur la transphobie Naëlle Dariya, organisatrice de la soirée nous disait « On veut montrer qu’on est capables de faire des trucs, parce qu’il y a déjà tellement de misérabilisme dans les médias. Alors que non, on organise une des meilleures soirées de Paris, excusez-moi ». Célébrer la culture trans le temps d’une soirée, se fait à la condition d’un travail de formation et de sensibilisation auprès des clubs car « ils s’inscrivent dans une certaine passivité vis-à-vis des agressions », selon Naëlle. 

Enfin il s’agit tout simplement de permettre aux gens d’accéder aux espaces festifs avant même de les gérer, en évitant par exemple de mettre en place des soirées hors de prix qui élimineront d’emblée les publics les plus précarisés – donc les franges les plus marginalisées et victimes de violence le reste du temps. Hannah affirme :

Dans le contexte de la fête parisienne, comment on peut dire que des soirées à 15€ l’entrée / 8€ le GinTo mettent tout le monde à l’aise ?

Le safe space ultime, une utopie ?

Pourtant, le safe space ultime n’existe pas. Il est utopique. Déjà tout d’abord comme l’explique Lou « parce qu’il est très complexe de « jauger » chaque personne, même si un échange est mis en place pour connaître ses intentions et ses valeurs. On sait pertinemment – et tristement – que les dires peuvent grandement se différencier des actes. » Chacun sait qu’il est difficile de faire de la pédagogie à un mec cis bourré, qui a décidé de ne pas comprendre que sa drague n’était autre que du harcèlement. D’où l’importance de briefer l’équipe d’accueil avant chaque événement, car c’est souvent là que les belles promesses faites dans la promotion volent en éclat. Le staff est un élément à part entière à prendre en compte selon Benoît Rousseau : « À l’inverse, j’ai toujours à cœur d’avoir un personnel mixte, autant de femmes que d’hommes. Le personnel de sécurité, c’est souvent beaucoup de personnes racisées, ce qui impose un rapport de classe assez désagréable, donc on essaye de faire attention, d’avoir aussi des personnes non racisées. » 

La difficulté vient aussi des institutions, qui, bien que peu impliquées dans la création de réels lieux safe, ne sont pas d’une grande aide comme l’ajoute Benoît « La loi ne va pas dans ce sens-là : rien que le fait de dégenrer les toilettes, ce qui peut paraître une anecdote, c’est très compliqué et entraîne de longues discussions à la Gaîté parce que la loi prévoit que dans les endroits ouverts au public, il faut un accès pour les hommes et un accès pour les femmes. La résistance majeure, c’est l’ignorance des gens. Il faut expliquer pourquoi c’est important pour une personne trans, que quand elle va aux toilettes, le fait de la regenrer peut être subi comme une violence. » Une idée qu’appuie Rag, qui va plus loin dans l’implication des instances dirigeantes :

Voir Aussi

Il faut aussi que les politiques se sentent concerné·es. Je trouve qu’il n’y a pas assez de sensibilisation en France, il y a trop de punition. Il faut prendre le problème en amont et pas le punir quand c’est trop tard.

Le safe space n’est pas un argument marketing

Surtout, la création d’un espace safe ne peut pas être une vitrine pour faire joli. Cybèle le résume bien : « Il faut le créer parce qu’on y croit et non pas juste pour attirer les personnes dans un objectif marketing. La notion d’espace safe n’a aucun sens s’il y a des erreurs de casting au niveau du line-up, des performances, des physios, de la comm, etc. Il faut être radical. Créer son espace safe revient à prendre un parti pris fort qui ne peut pas être consensuel ». Le sujet avait en effet fait des émules lors de la soirée d’ouverture de la Queer Week en collaboration avec la Flash Cocotte – laquelle n’a pas répondu à nos questions – où les équipes d’accueil ne semblaient pas avoir été suffisamment briefées. Le club safe n’est pas un argument de vente vide de sens, le club safe n’est pas une machine à se faire de l’argent sur le dos d’un public précaire. Le club safe c’est avant tout une responsabilité envers le public.

Mariam de Filles de Blédards l’explique : « On pense qu’il faut apprendre à connaître ses publics et ne pas mentir sur ce qu’iels vont trouver en soirée. On est jamais sûr que l’atmosphère va être parfaitement bien, alors il faut être présent·es , rassurer tout le monde, les accueillir et les faire se sentir à la maison ». Remettre le public au cœur de la problématique, c’est tout l’enjeu. En écoutant les voix des concerné·es, et surtout en s’engageant, comme l’indique Hannah de la Queer Week « à continuer à nous remettre en question » voire à se concerter « avec d’autres collectifs queer sur la question ». Car a priori tous·tes ces organisateur·ices ne poursuivent qu’un seul et même but : créer des espaces commun de liberté. La coordination est donc de mise, ainsi que l’humilité. Mariam ajoute : « Pour remettre  du politique dans la fête, faut se relever les manches du côté organisationnel ». Sans toutefois tomber dans l’extrême inverse faisant oublier l’idée de rencontre et de mixité dans la fête :

Déjà renverser les majorités dans le public c’est un exercice intéressant. Ne pas avoir un public monolithique, car oui dans ces cas-là c’est facile de créer un safe space, quand tout le monde est de la même caste. En fait il ne faut pas que safe space rime avec repli sur soi.

Rag résume ainsi tout l’enjeu du safe space : « Le jour reflète la nuit, il ne faut pas l’oublier ». Si nous avons « tous·tes des critères et des définitions différentes concernant notre safe space idéal » comme le dit Cybèle, il ne faut pas s’arrêter à la complexité. Il semble même que plus nous avançons vers des conceptions complexes, plus nous nous éloignons d’un monde binaire, hiérarchique et contraignant et nous nous avançons vers une réalité où chacun·e est pris·e en compte. La fête est bien trop libératrice pour tomber dans, soit la capitalisation sauvage, soit les morcellements internes. « La fête est politique dans tous les cas. S’engager ou non est un choix politique pour commencer, il n’y a pas de neutralité. Cela permet de diffuser un message à un grand nombre de personnes en un temps très réduit. Cela apporte l’avantage de se propager extrêmement vite. » complète Cybèle. Le changement passe aussi par la fête, il ne s’agit pas d’une simple bulle, il s’agit de l’occasion la plus collective et légère de proposer une autre forme d’émancipation. Proposer, comme le dit justement Mariam « la découverte, le lâcher prise, l’étonnement et le dépassement de soi. Tomber les masques, tomber les certitudes, ça c’est un beau but politique pour une soirée. »

Photo de couverture : Marie Rouge

Voir les commentaires (4)
  • Très bon article, j’en profite pour remercier tout ces petits groupes qui prennent le temps d’organiser ces soirées qui sont le plus souvent des réussites en terme de mélanges mais aussi d’atmosphères grâce à la programmation, les lieux choisis mais aussi les moyens humains déployés.

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

© 2022 Manifesto XXI. Tous droits réservés.