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On a mille choses à dire autres que : « On s’appelle Lulu Van Trapp et on fait de la pop »

On a mille choses à dire autres que : « On s’appelle Lulu Van Trapp et on fait de la pop »

Lulu Van Trapp
Le phénomène Lulu Van Trapp, jusqu’à présent cantonné aux connaisseur·ses d’une scène indépendante en constante mutation, s’amplifie aujourd’hui de façon notoire avec la sortie de I’m Not Here to Save the World. Un premier long format extravagant, lascif et aussi foudroyant qu’une flèche décochée par Cupidon. Afin de tenter de saisir au mieux l’univers de ces quatre caméléons princes et reine de scène, l’interview semblait indispensable pour faire tomber les masques et défricher leurs aspirations.

Lulu Van Trapp, c’est l’histoire de rescapé·es de La Mouche (Rebecca et Max) et de Spa Massage (Manu et Nico), deux groupes alternatifs sur la scène indépendante de la précédente décennie. Après ces premières incursions dans des univers musicaux où l’adage « do it yourself » s’emploie tel un mantra, ces quatre personnalités excentriques ont décidé de provoquer le destin en donnant un coup de boost à l’épopée à travers un projet pop au cœur soul, sensuel et grand public, sous couvert d’influences éclectiques et d’une approche textuelle à la verve sophistiquée. Avec cette formule choc enfin en place, le groupe est parti répandre son hédonisme musical aux quatre coins du pays avant de freiner des quatre fers, comme tous·tes les artistes dont le travail a été affecté par la pandémie.

Chez Manifesto XXI, nous pensions que Lulu Van Trapp agirait comme un électrochoc sur la scène rock hexagonale de l’année 2020, c’était hélas sans compter l’imprévu d’une urgence sanitaire qui les a mené·es à repousser la sortie tant attendue de leur premier opus l’année suivante. Les beaux jours sont aujourd’hui de retour et la reprise du secteur culturel commence à doucement se profiler. Ce mince regain d’espoir et de gaieté s’accompagne de surcroît par la commercialisation de I’m Not Here to Save the World, leur premier album, véritable bande-son d’un printemps fleuri. Pour marquer cette occasion, on s’est entretenu avec le crew afin de discuter de ce nouveau départ.

Manifesto XXI – Qu’est devenu « Dormir plus pour rêver plus » ? Maintenant que vous sortez votre premier album, avez-vous revu vos rêves à la hausse ?

Rebecca : « Dormir plus pour rêver plus », c’était vraiment une chanson des débuts du groupe. C’était une première incursion dans un certain style et aussi dans la langue française. Ça nous a ouvert plein de portes – comme les rêves – mais je pense qu’elle était destinée à avoir la vie qu’elle a eue. C’est-à-dire plutôt un instant dans la genèse du groupe. Si on a revu nos rêves à la hausse ? En tout cas, elle a ouvert la porte à plein d’autres rêves.

Nico : C’est une des premières chansons qu’on a arrangées ensemble. Dans l’album on ne l’a pas mise pour des raisons esthétiques, on avait envie de choses un peu différentes.

Votre premier tube signé Lulu Van Trapp était « The Echo », pouvez-vous me raconter le cheminement jusqu’à l’album ?

Rebecca : « The Echo » est notre chanson la plus intime, elle est un peu l’acte de naissance de Lulu Van Trapp. C’était un moment très particulier où, avec Max, on a commencé à écrire des chansons à deux et c’était d’une certaine manière notre déclaration d’amour et d’amitié de l’un à l’autre, comme une sorte de pacte que l’on faisait. Cet album est une incursion dans plein de domaines de l’intime et peut-être que ce « I’m Not Here to Save the World » veut aussi dire : « Je sais qui je suis et je sais que je ne suis pas là pour sauver le monde. Je sais que j’ai plein d’autres choses à y faire mais qu’en tout cas j’ai exploré toute une facette de mon être et je sais que je ne suis pas de celles·ceux qui sauvent le monde. »

Manu : C’est un petit peu aussi un dézoom de notre personne jusqu’à un truc beaucoup plus global qui s’appelle l’humanité.

On est toujours dans un jeu de tomber de masques.

Rebecca – Lulu Van Trapp

Je ne m’attendais pas à une pochette comme celle-ci, j’aurais plutôt pensé que vous feriez ressortir en image la dimension loufoque, freaky, parfois psyché et rétro-futuriste de votre musique. Quelles ont été vos directives pour la réalisation de cette pochette ?

Rebecca : Je trouve que le rétro-futurisme y est ! Il y a cette ambivalence passé/futur et en même temps cette assertion de « I’m Not Here to Save the World », il y a un truc extrêmement dans le présent mais on se situe comme ça sur cette corniche entre passé et futur. Le passé serait donc ce monde fou qu’on abandonne ou en tout cas dans lequel on ne s’identifie plus, peut-être les ruines de ce monde dans lequel on joue. Et le futur serait ce vers quoi on pointe, ce qu’on regarde, qu’on ne voit pas sur la pochette. Je pense qu’on avait très envie d’un dessin, c’est ce qui nous inspirait. En cherchant un peu autour de nous, on a trouvé le travail d’Apollo Thomas, qui nous a sincèrement parlé. Cela permettait de nous sortir de ce truc très Americana dans lequel on se situe. Lui, il est dans quelque chose de très japonais un peu trash et naïf, avec un dessin extrêmement spontané et vivant. On s’est tout de suite identifié·es à l’espèce de fragilité de son trait.

Nico : On voulait tous·tes un dessin pour symboliser l’album. Avec Apollo ça a matché, on se retrouvait vachement dans son dessin. Il a été très présent, ça a apporté une sorte de personne en plus dans l’équipe. Il s’occupe de tout l’artwork autour de l’album, dont des singles. C’est un vrai travail d’équipe. Le côté freaky, c’est plutôt sur scène.

Rebecca : C’est vrai que la pochette de l’album ne joue pas là-dessus, parce qu’on avait envie justement de poser nos identités profondes. Tous les côtés freaky sont des émanations de qui on est réellement, mais on ne se balade pas déguisé·es en monstres toute la journée. Je pense néanmoins qu’il y a toujours une part de monstruosité. La figure du monstre m’obsède un peu. Je m’en rends compte, même inconsciemment, j’amène toujours cette interrogation : « C’est quoi le monstre par rapport à l’artiste ? » Peut-être que justement, sur cette pochette, on voulait montrer notre visage humain, être là avec nos vêtements un peu déchirés, un peu à nu, et que le monstre, c’était plus le monde.

Lulu Van Trapp
Lulu Van Trapp, I’m Not Here to Save the World. Pochette de l’album © Apollo Thomas

Manu : Le dessin nous permet aussi de garder une certaine intimité, on se cache derrière.

Rebecca : Il y a aussi un peu un délire à la Gorillaz avec l’idée de faire tout un assemblage de dessins. On montre nos visages dans nos clips, mais tous nos artworks ne sont que du dessin et donc des représentations fictives qu’on a choisies. Ça contribue à toute la mise en scène, avoir un groupe de quatre personnes qui se cachent derrière un nom qui est un prénom. On est toujours dans un jeu de tomber de masques.

Nico : Mais le freaky n’a pas disparu. Ces dessins sont peut-être axés sur un côté plus sensible et esthétique, mais c’est un autre pendant. Le freaky est toujours là.

Rebecca : Oui, le freaky prend peut-être un aspect moins burlesque, et on commence à accepter que nous sommes des freaks tel·les que nous sommes et qu’on n’a plus besoin d’en faire des tonnes pour en être. De plus en plus, le monde nous contient. Maintenant tu ne peux plus tellement t’y dérober, tu es un·e freak ou tu ne l’es pas.

Manu : Il faut choisir son camp.

Vos morceaux ont beaucoup évolué entre vos derniers concerts en 2019-2020 et ce qu’on peut écouter sur l’album.

Nico : On a travaillé avec Azzedine Djelil, notre producteur et manager de Backdoor Records. C’est avec lui qu’on a enregistré l’album et il nous a permis de prendre beaucoup de recul sur nos morceaux. C’était il y a deux ans qu’on a commencé à faire l’album, il y a eu des petits switches, on a vraiment cherché une esthétique. On avait la chance d’avoir des studios qui sonnaient bien, on a voulu se faire plaisir aussi.

Je ne vais presque pas être la même personne selon la langue dans laquelle je chante. Je pense qu’il y a deux parties de moi assez distinctes à qui je donne la voix finalement.

Rebecca – Lulu Van Trapp

Je trouve les images de vos textes souvent admirablement trouvées. Pouvez-vous me parler un petit peu de votre processus d’écriture et de composition ?

Rebecca : Pour cet album, ça a émergé en grande partie de moments de fusion entre Max et moi, où l’écriture et la composition étaient vraiment l’une dans l’autre. Je ne saurais même pas dire si avant qu’un thème musical jaillisse il n’y avait pas déjà le thème d’écriture, tout était complètement combiné. En général, Max apportait la mélodie et les bases harmoniques mais en même temps c’était totalement conçu par rapport à moi qui était allongée sur son pieu en train de griffonner. Comme une partie de balle un peu. L’écriture et la mélodie jaillissaient très conjointement. Il m’est impossible d’envisager une musique si elle ne m’amène pas des images directement. Je pense qu’on a une façon de composer qui est très cinématographique en un sens parce qu’elle doit forcément invoquer un sentiment qui, avant même d’être mis à l’écrit, doit évoquer une image, une couleur, une sensation. La musique et les paroles sont inextricablement mêlées. Ensuite, les chansons arrivaient toutes dépouillées et un peu faméliques, très simples, avec seulement le squelette. Nous les avons faites fleurir ensemble, à quatre, et gagner en chair.

Manu : Rebecca écrit les paroles, il lui arrive de nous demander de trancher entre deux mots, mais sur la musique il n’y a pas de rôles définis, c’est vraiment selon l’humeur de chacun le jour où on va se retrouver. Parfois il y en a un qui se dit « Je vais prendre les choses en main aujourd’hui, je vais driver parce que je sais où je veux aller », d’autres fois c’en est un autre.

Max, tu étais bassiste dans votre ancien groupe, La Mouche. N’y a-t-il pas conflit de lignes de basse entre toi et Manu dans Lulu Van Trapp ?

Max : Non, on a un jeu très différent, Manu et moi. Ce qui est cool justement, c’est qu’il a une autre vision de l’instrument, et en même temps on a beaucoup d’influences communes que ce soit dans la musique jamaïcaine ou certains trucs cold wave qu’on kiffe tous les deux. Toutefois, on n’a pas du tout le même jeu. Il joue au pick, je jouais aux doigts. En plus, Manu fait aussi de la guitare, on s’échange des idées. On se fait tourner un peu les propositions, il a des idées de guitare que je joue sur l’album et j’ai des idées de lignes de basse qu’il joue sur l’album, mais chacun avec sa patte et son groove.

Quand je discute de votre musique autour de moi, j’entends souvent « Je préfère leurs morceaux en anglais », pour d’autres ce sont ceux en français. Que répondez-vous à ceux et celles qui se questionnent sur le bilinguisme de vos chansons ?

Manu : Je pense que si déjà ils ou elles aiment la moitié de l’album, c’est très bien et ça peut, peut-être, les amener au fur et à mesure, à force de l’écouter, à aimer l’autre moitié. Je ne vois pas cela comme un problème.

Rebecca : En fait, cet album est tellement varié et nos approches tellement uniques pour chaque chanson que n’importe laquelle peut être une porte d’entrée vers toutes les autres. Le choix de l’anglais ou du français est purement esthétique.

Nico : Il y a des tracks qui vont mieux avec des lyrics en anglais et d’autres qui vont mieux avec des lyrics en français.

Rebecca : C’est à la base un choix esthétique parce que t’as une vibe : ta ligne de chant va aller mieux avec de l’anglais, par exemple. Tu le sens, c’est assez inexplicable comme ressenti, il y a des gestes qui ne s’expliquent pas. Par contre, c’est vrai que dans un deuxième temps, une fois que la langue est choisie, cela influe sur la poésie même des paroles. Il y a un petit côté schizo, je comprends que ça puisse diviser puisque je ne vais presque pas être la même personne selon la langue dans laquelle je chante. Je pense qu’il y a deux parties de moi assez distinctes à qui je donne la voix finalement.

Nico : Ce sont des rôles et des interprétations totalement différentes.

Rebecca : Je pense que « Brazil » est une bonne chanson pour réconcilier ces deux camps. Pour moi c’est la seule chanson où je chante en français mais presque comme si je la chantais en anglais. En tout cas, les refrains me font vraiment cet effet-là et j’ai l’impression de réconcilier ces deux facettes de moi quand je chante cette chanson. Je ne peux donc que conseiller, à ceux et celles que ça dérange, d’écouter cette chanson.

Le prochain opus sera-t-il intégralement dans l’une de ces langues ou allez-vous vous essayer également à d’autres langues ou dialectes ?

Rebecca : Max aime bien toujours dire que si ça fait sens de faire une chanson en espagnol ou en hébreu, on le fera. Pour le moment, l’anglais et le français sont les deux langues que l’on maîtrise.

Manu : Nous ne parlons pas d’autres langues couramment.

Rebecca : Si je parlais japonais couramment, je kifferais trop faire une chanson en japonais. Là, j’ai commencé à apprendre le tunisien.

Manu : Si on réfléchit à la stratégie commerciale autour d’un album, comme certaines personnes que l’on a rencontrées nous l’ont conseillé, en effet, on ferait un album uniquement en français. Ça donnerait peut-être un impact plus rapide et plus fort, mais je pense que sur le long terme c’est mieux pour nous de faire ce qu’on aime.

Rebecca : Surtout, ça fait partie des gestes inexplicables de la musique, c’est complètement naturel de poser certaines paroles en anglais et d’autres en français. Personne n’a envie de freiner cela puisque ça nous fermerait la porte à certaines interprétations et à certains styles.

Nico : Si tu vas jouer en Angleterre par exemple ou dans d’autres pays anglophones avec tes chansons en anglais, il y a une dimension où tu es plus proche de ton public d’une certaine façon. Dans l’anglais il y a quelque chose d’hyper international. Quand tu fais des morceaux, si ça passe en anglais ça passe dans le monde entier, les gens pourront s’identifier et comprendront de quoi tu parles.

Rebecca : Nos références musicales ne sont pratiquement qu’anglo-saxonnes et très peu françaises. Il y a des références de bien d’autres pays, des trucs plus latins, d’autres des îles, des choses du Moyen-Orient aussi. Ça part un peu dans tous les sens mais il y a très peu de références françaises. Pourquoi se cantonner à ça ? On aime le français, on parle le français, on choisit le français pour sa poésie linguistique mais rarement parce qu’on a envie d’appartenir à la famille française du rock. Ce n’est pas vraiment notre référence.

Une nouvelle génération n’a pas besoin de marraine ou de gourou, et en tout cas, si c’était le cas, il ou elle serait de cette nouvelle génération.

Rebecca – Lulu Van Trapp

Les médias français ont beaucoup aimé vous comparer aux Rita Mitsouko dans leurs papiers. Vous évoluez dans le même pré carré que Catherine Ringer, vous avez d’ailleurs joué pour le mini-festival coorganisé avec la Philharmonie. Quelle est votre relation au final ?

Rebecca : Notre relation est très directe et presque familiale. Azzedine est aussi le producteur et manager de Catherine. On a enregistré la moitié de l’album chez elle. Il y a eu un instant de reconnaissance et d’amitié assez spontané entre nous. Après, on ne s’invite pas à bruncher, loin de là. Il y a de toute façon dans les faits une proximité, elle nous a aidé·es. Par exemple, j’ai rencontré Azzedine sur un clip de Catherine Ringer où j’étais invitée à danser.

Manu : Par contre, artistiquement, je pense que personne dans le groupe ne la citerait comme influence. Je lui reconnais plein de qualités mais je n’ai jamais tant écouté sa musique.

Rebecca : Jamais on ne citerait les Rita comme influence. Après, c’est vrai qu’en tant qu’artiste féminine française – ou non d’ailleurs –, [Catherine Ringer] est extrêmement importante et extrêmement libératrice. Elle est l’un des piliers pour les femmes dans ce style de musique. Je pense que c’est là, finalement, notre plus grande filiation avec les Rita Mitsouko : cette façon de refuser un personnage féminin préétabli dans un groupe. Et aussi cette espèce de capacité qu’ils avaient eux aussi, avec les influences de leur époque, à faire des melting-pots un peu improbables. Ce sont selon moi ces deux facteurs-là qui font qu’on nous compare beaucoup à eux, sans qu’eux-mêmes ne nous aient jamais inspiré·es. Je pense qu’on est de la même étoffe peut-être, on est le même genre de musicien·nes.

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Affiche du mini-festival organisé à la Philharmonie

Catherine Ringer est-elle la marraine ou gourou d’une nouvelle scène pop française ?

Rebecca : Non, mais je pense qu’elle a été une briseuse de chaînes et un fer de lance très important. De toute façon, une nouvelle génération n’a pas besoin de marraine ou de gourou selon moi, et en tout cas, si c’était le cas, il ou elle serait de cette nouvelle génération, sinon ce serait un kiff un peu vintage. Si tu veux faire une musique générationnelle, tu te fais ton propre chœur de ta génération en contrechamp avec les générations précédentes.

« I’m Not Here to Save the World » est devenu le titre de l’album et la chanson qui avait ce titre a été rebaptisée « Joan of Arc ». Je la trouve d’ailleurs très inspirée par le travail d’Amy Winehouse qui mêlait la soul avec le ska. Pouvez-vous me parler de l’histoire de ces intitulés ?

Max : À la base, c’était un titre en français qui a eu plusieurs vies et plusieurs refrains. Il est assez hybride, comme les Anglais aiment bien le faire, entre le rock steady avec des sons un peu dub sans aller trop dans le trip dub, mélangé avec des sonorités à la Beach House dans les synthétiseurs oniriques. Le refrain avait un côté carrément plus californien, plus Gun Club. Amy Winehouse est également une énorme influence, elle a fait plein de reprises des Specials et de ska jamaïcain.

Manu : Pour l’histoire, quand on était en studio pour finir l’album lors d’une deuxième session d’enregistrement, on n’avait pas encore la tracklist totalement établie et Azzedine voulait écouter nos dernières créations. Quand on lui a fait écouter celle-là, elle était loin d’être finie. On avait les grosses lignes mais on n’avait vraiment pas abouti le truc. Elle est vraiment née en studio et c’est là qu’on a trouvé le twist pour qu’elle devienne ce qu’elle est aujourd’hui.

Rebecca : C’est vrai qu’à la base, c’est cette chanson qui s’appelait « I’m Not Here to Save the World ». Dans les paroles, je disais « Am I a misplaced hero of another time / Some Joan of Arc lost in this very crual city », et dès le début je voulais appeler cette chanson « Joan of Arc » mais je me souvenais d’une chanson d’Orchestral Manœuvres in the Dark qui avait le même nom et je ne souhaitais pas faire un doublon – en plus c’est une pure chanson ! Surtout, on se disait que c’était con de sortir un album qui soit éponyme, parce qu’on s’imaginait que dans ce cas en interview tout allait tourner autour de Lulu Van Trapp.

L’histoire de Lulu Van Trapp ne mérite pas non plus des heures de questions. C’est un nom qui est lié à un personnage né de notre passé commun avec Max, qu’on aimait bien et qui est devenu un peu notre animal totem à tous·tes les quatre… Voilà, ça s’arrête là. On se disait que c’était dommage de freiner tout ce qu’on pourrait avoir à dire qui n’a pas forcément le même rapport à la musique. On utilise la musique comme vecteur pour nous décrire en tant que jeunes artistes de notre génération et on a mille choses à dire autres que : « On s’appelle Lulu Van Trapp et on fait de la pop. » Extraire du coup « I’m Not Here to Save the World », sans l’assumer vraiment comme un énorme titre d’album en lettres dorées, crée un fil rouge qui relie toutes nos chansons et qui nous permet de parler d’autres choses que de musique aussi. C’est surtout cela qui m’intéresse dans ce titre.

Je pense qu’il n’y a pas de neutralité possible quand on en arrive à un tel stade de fracturation sociale et de mal-être commun.

Manu – Lulu Van Trapp

Vous avez souvent publié des stories sur les réseaux sociaux lorsque vous étiez en manif ou des appels à la lutte sociale. Lulu Van Trapp est-il un groupe politique et/ou militant ?

Nico : Bah oui, ça l’est toujours.

Max : Forcément.

Rebecca : Maintenant ce serait con de considérer qu’un geste artistique n’est pas politique. Vu le monde dans lequel on vit, même ta façon de sortir de chez toi est presque politique.

Manu : C’est ce que j’exprimais tout à l’heure quand je disais qu’il faut choisir son camp. Là on est à un stade où ne pas se positionner, c’est prendre position pour ce qui est en train de se passer et qui, à nous, ne nous plaît pas trop. Je pense qu’il n’y a pas de neutralité possible quand on en arrive à un tel stade de fracturation sociale et de mal-être commun. Le fait d’en parler sur les réseaux du groupe, c’est juste un prolongement. C’est quelque chose auquel on concède beaucoup de temps, d’énergie, de discussions et de pensées, donc c’est normal que ça se retrouve aussi dans notre communication. Ce n’est pas une posture, on vit comme ça et on montre les aspects de notre vie.

Rebecca : Oui, c’est aussi un besoin d’honnêteté. Nos chansons ne transpirent pas la politique mais expriment ce que nous sommes et nos interrogations permanentes. On a juste envie de partager ça. La plupart du temps quand on partage des opinions ou des avis politiques, on les place souvent sous forme d’interrogations. On n’est jamais dans la neutralité mais on interroge le monde et ce que chamboulent en nous tous ces combats.

Nico : Je pense que c’est vachement lié au titre de l’album, il y a un truc hyper politisé et en même temps il y a juste nous. On n’est pas là pour changer le monde, on est là pour être qui on est.

Max : Tu peux être engagé·e dans la vie sans que ce soit explicite dans ta musique. Magic System, par exemple, ouvre des écoles en Côte d’Ivoire. Prôner un message d’amour et d’égalité, c’est archi politique d’une certaine façon. On n’est pas en train de critiquer le capitalisme mais ça tombe sous le sens.

Lulu Van Trapp
© Fiona Torre

Au vu de vos communiqués sur les réseaux sociaux, j’ai bien l’impression que vous n’avez pas de community manager. C’est important pour vous de vous occuper vous-mêmes de l’image que vous transmettez ?

Rebecca : Oui. C’est chiant parce qu’avant on avait un truc hyper spontané sur les réseaux et maintenant comme on travaille avec beaucoup plus de gens, il commence à y avoir des contraintes là-dessus. J’ai toujours un peu peur de perdre la spontanéité. Sur Instagram, à la base, t’avais quand même Rihanna qui parlait à ses millions de fans en live. Ce n’est pas censé être un outil lissé. C’est ce qui est énervant avec tous les algorithmes de merde et de censure qu’ils foutent là-dedans. À la base, c’était un outil qui permettait aux gens de parler à leurs fans. Lady Gaga qui est l’une des premières à avoir niqué le game d’Instagram, avec ses Little Monsters : tous les jours elle racontait sa life en stories à ses millions de fans, et c’était trop cool !

Manu : Je pense que même au-delà d’Instagram, quand la musique a commencé à arriver sur internet et que les groupes ont commencé à développer leur image à travers ça, on a eu l’impression que ça allait être le lieu de la liberté. Le lieu où tout était possible, alors qu’à la télé et à la radio tout était très cadré. Là on commence à se rendre compte que ça répète les mêmes schémas, qu’il se passe exactement la même chose, les gens s’auto-censurent : ils se formatent et commencent à avoir tous exactement les mêmes façons de communiquer. Si on peut éviter de tomber là-dedans, c’est chouette. On n’a pas de community manager et ce n’est pas en projet.

On a placé toutes les femmes extrêmement puissantes, indépendantes et féroces dans la catégorie du monstre.

Rebecca – Lulu Van Trapp

Rebecca, tu publiais sur le compte de Lulu Van Trapp le 8 mars, pour la Journée internationale des droits des femmes, une diatribe sur le traitement des femmes dans le secteur culturel, et plus particulièrement la condition féminine. Tu dis ne pas accepter le mot « féministe » puisque inventé par les hommes. Te revendiques-tu d’une pensée ou d’un courant particulier ?

Rebecca : Je ne pense pas que ma diatribe était tellement orientée sur le traitement des femmes dans l’industrie, mais visait à arrêter de placer la femme dans cette posture passive « le traitement des femmes dans l’industrie », pour interroger plutôt : « Comment la femme devrait-elle ou penserait-elle se traiter dans l’industrie ? » D’ailleurs, je n’ai pas utilisé le terme d’industrie, j’ai utilisé le terme « artiste ». C’est un sujet immense, un paysage que je ne maîtrise pas en entièreté, mais je suis femme et je suis artiste et je m’interroge parce que j’adore ça et parce que j’ai beaucoup de temps pour le faire en ce moment. Je ressentais le besoin de partager là où j’en étais dans mes pensées mais sans me revendiquer d’un courant.

Oui, le mot « femme » a été inventé par les hommes, donc le « féminisme » serait une invention des hommes. J’avais lu l’extrait d’un essai d’une pionnière italienne du féminisme, Carla Lonzi [Crachons sur Hegel : une révolte féministe, ndlr], qui disait que dans sa construction féminine, elle crache sur Hegel, sur Marx, sur Hitler, elle crache sur tout ce qui provient de ce monde-là parce qu’elle aimerait trouver ce qu’est la pensée femme. Où est-ce qu’elle prend racine ? Qu’est-ce qui la crée ? On est tellement pétrie de références complètement masculines que c’en est fascinant, j’avais un besoin d’écrire et de partager cela. Notre compte est suivi par environ 2000 personnes seulement, mais c’est tellement important que ces personnes entendent qu’en tant qu’artistes on s’interroge là-dessus, qu’on réfléchit à ça. Je pense qu’à partir du moment où tu choisis d’être une voix, tu as une telle responsabilité en tant que femme qui se produit aussi devant des femmes, avec tout ce que ça inclut d’être sur scène et de se mettre en scène. Il n’y a rien de plus merveilleux pour moi que quand des femmes viennent me voir à la fin des concerts pour me dire que j’ai représenté une figure libératrice pour elles. C’est juste tout ce pour quoi je veux être sur scène.

Peux-tu me parler de la place de ce combat dans ta vie et dans ton groupe ?

Rebecca : Quand je dis que tout acte pour un artiste est politique, j’ajouterais que tout acte pour une femme artiste est encore plus politique. La façon dont les garçons de mon groupe s’habillent, sortent, comment ils se déplacent et comment ils parlent, est déjà un acte politique et une posture qui bouleversent certains codes pour bien des gens. Quand je sors de chez moi, peu importe mon apparence, je suis dans la représentation et c’est pour ça que la figure du monstre m’importe autant. « Monstre » vient de monstrare qui veut dire « montrer » en latin. Est-ce que se montrer c’est devenir un monstre ? Une femme qui va se montrer relève-t-elle du monstrueux ? Du coup, c’est également lié à toute la mythologie du monstre, que sont aussi les sirènes, les sorcières, la méduse… On a placé toutes les femmes extrêmement puissantes, indépendantes et féroces dans la catégorie du monstre. Est-ce qu’il ne serait pas temps de dire que le monstre, c’est nous, c’est quand tu te montres, et que c’est bien d’être un monstre ?

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Tu ne crains pas de te dévêtir lors de vos concerts et pour vos photos promotionnelles. Selon toi, comment faire bouger les lignes sur les questions d’érotisation du corps féminin ?

Rebecca : C’est pour ça que dans ma diatribe je disais que je m’intéresse à la figure de l’artiste pute. C’est un terme qui a d’abord été utilisé par Orlan dans les années soixante lors d’une performance artistique. Dans le cas où la prostituée aurait des droits réels comme n’importe quel·le travailleur·se, comme elle reste une figure de l’ombre, c’est d’une certaine manière une réappropriation du corps assez fabuleuse parce que l’objet de ton oppression, tu le monnayes et tu en fais justement l’outil de ta puissance. Comment se réapproprier cet érotisme ?

Je pense que c’est un peu pareil en concert. C’est-à-dire que je choisis. Les seins qui sont littéralement une des parties de ton corps qui t’appartient le moins, qui est le plus sujet à la publicité, au tabou – même Instagram censure les seins, ce qui est quand même fou –, eh bien cette partie-là de ton corps, tu choisis en fait de n’en faire l’objet que de ton désir. S’il y a un concert où je n’ai pas envie de montrer mes seins, je ne le ferai pas. Par contre, je choisis de le faire, de la façon dont je veux le faire, et pour le moment j’aime bien choisir de les montrer presque systématiquement puisque je trouve que c’est très fort de l’affirmer soi-même. De dire : « Ils sont à moi en fait. » Je vandalise le regard que vous pourriez porter dessus avant même que vous ne le fassiez. L’érotisation est très importante et très belle mais il faut que ce soit une érotisation choisie, il faut que ce soit une auto-érotisation qu’il est important pour les femmes de se réapproprier.

Il fallait que l’album soit construit comme un film. Qu’il y ait une situation de base, un élément déclencheur, des péripéties et un dénouement.

Rebecca – Lulu Van Trapp

Qui sont vos « maîtres » à penser ?

Nico : Je n’ai pas vraiment d’écrivains qui m’ont changé, c’est plutôt la musique qui m’a fait changer. Bowie, Damon Albarn et Gorillaz. Peut-être Spielberg aussi.

Rebecca : Pour revenir à ce qu’on disait avant, la personne qui m’a vraiment éveillée dans ses écrits c’est Virginie Despentes et je pense qu’on est tous·tes d’accord pour dire qu’on aimerait qu’elle soit présidente. Sinon, on a eu une grosse phase Bégaudeau, avec Manu surtout.

Manu : En fait, je ne l’appellerais pas mon maître à penser, c’est plus de sa méthode que je m’inspire, c’est-à-dire de la façon dont il analyse les choses, le réel comme il dirait. Alain Damasio aussi. Après, je pourrais en citer quatre cents, mais en ce moment il y a des gens qui pensent de façon assez intéressante quand même. Il faut aller regarder.

Rebecca : Bégaudeau nous a éveillé·es à pas mal de schémas de pensée qui, justement, n’étaient pas enfermés dans des schémas.

Manu : C’est pour ça que je questionne un peu le côté « maître à penser », je ne suis pas trop chaud pour avoir des maîtres à penser. Par contre, s’inspirer de certaines méthodes pour ensuite réfléchir avec ces grilles de lecture ça peut vachement t’aider à trouver ce que tu penses toi-même.

Rebecca : Parfois c’est l’astrologie qui me crée des grilles de pensée qui m’emmènent ailleurs. Ce sont plus des choses qui t’ouvrent et t’éveillent.

Max : En musique, j’aime celles·ceux qui expérimentent des trucs nouveaux et voyagent. Brian Eno, par exemple, sans citer une œuvre en particulier. Je ne sais pas, je pourrais dire Mandela, Gandhi sur certains aspects. Je n’aime pas ce truc de « maître à penser », je me sentirais esclave là-dedans. Franchement, ni Dieu ni maître.

Avez-vous un slogan ?

Rebecca, Max, Manu, Nico : « Ni Dieu ni maître », c’est très bien.

Pourquoi les costumes ont-ils toujours une place majeure dans vos représentations, mais aussi finalement dans l’identité de votre groupe ?

Rebecca : Se costumer, c’est pouvoir se mettre nu·e. Il y a ce truc de strip-tease qui est super important. On est toujours dans cette idée de nudité du sentiment. Quoi de mieux pour ça que de partir d’une espèce de théâtre pour s’effeuiller ?

Nico : C’est un show total, on essaye de mettre le public dans une ambiance particulière. Je te citais Bowie qui avait justement cette dimension-là en concert.

Rebecca : C’est une volonté de créer un espace où tous les fantasmes et toutes les libérations sont possibles. Si on le fait, tout le monde peut le faire. Quand on fait nos bals, on a envie d’organiser un événement et de n’être que des ménestrels. C’est un moment pour que le public se libère, s’amuse et se déguise. Au-delà de la musique, c’est de créer un moment de libération dont on serait la BO.

Manu : Se déguiser, ça change aussi ton rapport à l’extérieur.

Rebecca : Tu te sens plus fort·e quand t’es déguisé·e. T’assumes tellement d’être un·e freak qu’il n’y a plus rien qui puisse t’atteindre.

Lulu Van Trapp
Lulu Van Trapp pour le festival Beat and Beer 2019 © Laurent Hubert

Comment avez-vous pensé l’ordre des titres de l’album ? Y a-t-il un raisonnement derrière votre choix ?

Rebecca : On avait pensé avec Manu qu’il fallait que ce soit construit comme un film. Qu’il y ait une situation de base, un élément déclencheur, des péripéties et un dénouement.

Manu : C’est le voyage du héros.

Rebecca : C’est le voyage du non-héros puisqu’il n’est là pour sauver personne, mais on avait décidé de le penser comme ça.

Pour finir, avez-vous des tips pour débloquer la situation et qu’on puisse retrouver une vie culturelle un tant soit peu normale ?

Nico : Il faut fermer les écoles.

Manu : Fermer les écoles, et je pense qu’il va falloir bientôt ne plus tenir autant compte de la légalité puisqu’elle a de moins en moins de sens, cette légalité.

Rebecca : Elle est illégale, cette légalité.

Manu : On ne va pas tarder à devoir faire des trucs, qu’on ait le droit ou pas. Rendez-vous bientôt.

Rebecca : En plus on est dans une situation où on nous infantilise de ouf, alors que si tu prends juste les gens pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pas des cons, surtout qu’ils n’en peuvent plus de cette situation, eh bien fais-toi tester avant de venir en concert, mets un masque et puis vas-y, go ! Si elles·eux sont trop con·nes pour penser qu’on est trop con·ne pour faire ça, eh bien on va le faire nous-mêmes.

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Photo en Une : © Édouard Richard


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