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Les artistes ont-elles encore besoin du féminisme en 2020 ?

Les artistes ont-elles encore besoin du féminisme en 2020 ?

Pourtant très occupé à disserter sur un énième ready-made bananier, le monde de l’art n’oublie désormais plus de célébrer ses derniers progrès en matière de parité. 

Si 2019 a effectivement marqué une accélération dans la prise en compte des inégalités femmes-hommes, les femmes artistes demeurent les premières exposées à un système en précarisation, et de nombreuses problématiques afférentes au féminisme peinent encore à troubler la bienséance des vernissages.

Un an après notre première enquête sur le sujet, comment la lutte pour la parité se poursuit-elle en 2020 ?

La situation s’est-elle améliorée depuis un an ?

Des avancées « remarquables ». C’est ainsi qu’Agnès Saal se félicitait, le 9 novembre dernier à Paris Photo, de l’évolution de la condition des femmes photographes et plasticiennes depuis sa dernière intervention, l’année précédente. Haut fonctionnaire, en charge de la Feuille de Route Égalité 2019-2022 du ministère de la Culture, Agnès Saal est évidemment en charge de porter une parole optimiste, officielle. Et contraste ces avancées par les combats qu’il reste à mener, autant que les actions mises en place pour y parvenir. 

Cet optimisme trouve pourtant un plus large écho dans le champ institutionnel et médiatique, porté par une prise de conscience accrue des enjeux et quelques coups d’éclat durant l’année passée. Doit-on se satisfaire de l’inédite (presque) parité aux Rencontres de la photographie d’Arles, obtenue sous les coups de boutoir de militant.e.s comme Marie Docher, fondatrice de La Part des Femmes ? Des 60% d’artistes femmes présentées au Salon de Montrouge en 2019 ? Évidemment non, mais ils témoignent d’une mobilisation désormais constante et visible d’une grande majorité des acteurs, publics, privés, associatifs. Lorsque même L’Express se fend d’un (excellent) article sur le sujet, c’est bien le signe d’une prise de conscience dépassant largement les cercles militants mobilisés jusqu’alors. 

« Grande cause » annoncée du quinquennat d’Emmanuel Macron, l’égalité femmes-hommes fait l’objet d’un plan d’action dans l’art, dont les avancées et objectifs sont mis à jour chaque année par Franck Riester, ministre de la Culture. En avril, à l’issue du comité ministériel pour l’égalité, le ministre mettait l’accent sur les progrès réalisés :  progression de la part des femmes à certains postes de direction d’institutions culturelles (33% de directrices en 2019 contre 24% l’année précédente), octroi par l’AFNOR (Association française de normalisation) du label Diversité à 17 établissements sous tutelle, parmi lesquels 8 sont également dotés du label Égalité ; signature par 38 écoles de l’enseignement supérieur culture d’une charte éthique.

Image de couverture : Celia Nkala, SUBLIMATIONS, 2019

La féminisation des collections des musées et autres Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) fut l’un des sujets majeurs de l’année passée. Enjeu crucial, dans la mesure où il contribue dans une large mesure à la subsistance et visibilité d’artistes femmes dont les carrières demeurent moins assurées que celles des hommes – pour rappel, 20 % seulement des artistes vivant de leur art sont des femmes. Derrière la prise de position radicale du musée de Baltimore, annonçant une politique d’acquisition d’œuvres exclusivement créées par des femmes en 2020, on constate un mouvement de fond, la part des œuvres de femmes acquises par les FRAC passant de 19 à 40 % entre 2012 et 2017. Mais la parité semble encore lointaine quand il s’agit de rattraper plusieurs siècles de politiques inégalitaires. 

Ces améliorations par les chiffres doivent ainsi être tempérées. Les actrices au long cours de la féminisation de l’art notent que cet effet de mode profite pour l’instant à une part réduite d’artistes, érigées en étendard d’une lutte et motif à ne pas poursuivre un plus large travail de visibilisation : « Quand je vois le nombre de commissaires qui se découvrent aujourd’hui une passion pour le féminisme… » déplore Sonia Recasens, elle-même commissaire et critique dont la pratique s’ancre dans le féminisme depuis plus d’une dizaine d’années. « Certes, aujourd’hui, exposer des artistes femmes est à la mode, mais on sent encore un manque de curiosité de la part des institutions, des commissaires français. Il est nécessaire de rentrer dans un travail de déconstruction de ses propres réflexes curatoriaux plutôt qu’une forme d’opportunisme à suivre cette tendance » poursuit-elle. Derrière les quelques artistes femmes dont la cote continue de s’envoler — en France, Louise Bourgeois, Tatiana Trouvé, Laure Prouvost, Camille Henrot… — la mobilisation demeure nécessaire afin de parvenir à une égalité réelle pour l’ensemble des artistes. Comme l’exprime d’ailleurs par les chiffres le rapport 2019 de l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, les inégalités demeurent en termes de rémunération, d’accès aux moyens de production, de présence dans les programmations et d’acquisitions d’œuvres. Inégalités auxquelles il faut évidemment rajouter la charge toujours démesurée que représentent la conjugalité et la maternité, ainsi que l’exprimaient déjà artistes et chercheuses dans notre enquête l’année passée.

Certes, aujourd’hui, exposer des artistes femmes est à la mode, mais on sent encore un manque de curiosité de la part des institutions, des commissaires français.

Manoela Medeiros, Déplacement de paysage, Performance, 2015

Quel.les acteur.trices pour pérenniser le chemin vers la parité ? 

Au-delà de l’actualité toujours prégnante de ces inégalités, c’est bien la mobilisation de l’ensemble des acteurs, du milieu associatif jusqu’au ministère de la Culture, qui nourrit l’espoir d’une féminisation plus pérenne du milieu artistique.

La mise en œuvre de la Feuille de Route Égalité 2019-2022 du ministère de la Culture, bien que récente, représente un changement de paradigme. L’ambition de l’action ministérielle est louable dans la mesure où elle souhaite agir sur la grande majorité des instances qui contribuaient jusqu’alors à maintenir ces inégalités. 

Dans la formation, tout d’abord, avec l’instauration de jurys paritaires en écoles d’art, là où les stéréotypes de genre jouaient encore récemment à plein : La doctorante Mathilde Provansal relevait encore en 2016 des jurys distinguant les candidat.es sur leur physique et dévalorisant des pratiques dites « féminines » ou « féministes ». Ensuite, une attention particulière a été portée au climat problématique des relations professeurs-élèves, où une génération d’enseignants aux pratiques d’un autre âge se voit aujourd’hui sanctionnée ou poussée plus ou moins délicatement vers la retraite. 

Dans les institutions culturelles, ensuite, où le recrutement, les acquisitions et la programmation tendent progressivement vers la parité. Le principe d’éga-conditionnalité, qui astreint une partie des subventions à l’augmentation relative de la part de femmes dans la programmation annuelle, est salué comme un outil prometteur. « La mise en place de dispositifs formels obligatoires permet une féminisation des champs dans lesquels ils sont mis en œuvre » explique Marie Buscatto, professeure en sociologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et chercheuse à l’IDHES (Paris 1 – CNRS) en sociologie du travail, du genre et des arts. Ne se cantonnant pas aux arts plastiques, Marie Buscatto a étudié ces « dispositifs formels » dans d’autres champs artistiques pour en noter l’efficacité. En musique classique, par exemple, l’instauration d’auditions « à l’aveugle » (derrière un paravent et sans talons pour que le bruit ne puisse différencier le pas féminin du masculin) a permis une féminisation des orchestres. L’éga-conditionnalité, sous des dehors contraignants et bien qu’il soit encore trop tôt pour en évaluer les effets sur le temps long, pourrait permettre une parité à terme au sein des institutions culturelles. Et ce, d’autant plus que les directions de ces institutions sont de plus en plus féminines, et « surtout dirigées par des femmes de plus en plus conscientisées » comme le souligne Sonia Recasens. 

La mise en place de dispositifs formels obligatoires permet une féminisation des champs dans lesquels ils sont mis en œuvre.

Marilou Poncin, Cam Girl Next Door, Installation Video, 2017

Ces mesures institutionnelles viennent s’inscrire en soutien et complément d’un maillage associatif renforcé. L’action d’AWARE, qui a fêté en 2019 ses 5 ans d’existence sous l’impulsion de Camille Morineau, poursuit son nécessaire travail de documentation d’artistes femmes « oubliées » par l’histoire de l’art. Le projet Matrimoine, dans sa cinquième année également, continue de prendre de l’ampleur afin de faire valoir la part existante des œuvres d’artistes femmes sur le territoire (et fait des émules, comme le montre la création de Feminists of Paris). La jeune association Contemporaines œuvre, quant à elle, à un travail de mise en valeur et en réseau d’artistes émergentes. Ces initiatives, récentes encore, poursuivent une action au long cours afin de faire connaître les voix d’artistes femmes passées et présentes, actualisant la place des femmes dans l’histoire de l’art.

Surtout, l’année 2019 a montré un essor sans précédent du militantisme dans le monde de l’art : l’apparition de mouvements comme Art en grève, collectif de collectifs et travailleur.ses de l’art apparu à l’occasion de la lutte contre la réforme des retraites le mois dernier, ou La Buse, réseau s’intéressant aux conditions de travail des travailleur.euses de l’art, la mobilisation continue de Décoloniser les arts à travers son blog et cycle de conférences, ou du média militant Documentations témoignent autant d’une radicalisation de la contestation d’un monde de l’art ouvertement «  néolibéral, écocide, patriarcal et raciste » que d’une prise en compte croissante de l’intersectionnalité de ces luttes, dont le féminisme est évidemment l’une des composantes. En photographie, le collectif La Part des Femmes a contribué à démontrer l’impact immédiat que ce type d’action pouvait avoir en maintenant une vigilance constante sur les programmations des différentes expositions, prix et festivals. La création, en septembre, du compte Instagram My Art Not My Ass, recensant de manière anonyme les violences sexuelles et abus de pouvoir longtemps tus dans le milieu, marque également une libération de la parole des personnes jusqu’alors invisibilisé.es.

Aujourd’hui, nous n’avons plus à argumenter pour prouver qu’il existe une discrimination genrée.

Josefa Ntjam, I am nameless, Performance, 2019

Un retour en arrière n’est-il donc plus possible ? 

Ces mobilisations pour la parité, aux formes multiples, laissent à penser que nous sommes sur la bonne voie, et sont symptomatiques d’une époque où nul ne peut faire abstraction de ces problématiques : « Aujourd’hui, nous n’avons plus à argumenter pour prouver qu’il existe une discrimination genrée » se réjouit Sonia Recasens.

Toutefois, le spectre d’un backlash, observé souvent après des années intenses de mobilisation, demeure vivace. « Cette évolution arrive dans notre société après des années voire des siècles d’invisibilisation » explique Matylda Taszycka, responsable des programmes scientifiques d’AWARE. « Le retour en arrière est toujours un risque, mais les scandales actuels et leur couverture médiatique montrent que ces prises de parole ne sont plus minimisées. La vigilance et l’éducation sont cruciales afin de ne pas retomber dans de vieilles habitudes » poursuit-elle. La quatrième vague féministe peut en effet se targuer de plusieurs attributs qui laissent à penser qu’elle ne subira pas le même retour de bâton que les précédentes.

En premier lieu, l’institutionnalisation de la lutte pour l’égalité femmes-hommes est un vecteur de pérennisation. « On n’est plus dans une forme d’impuissance car il y a le soutien d’une politique publique volontariste » note Marie Docher, photographe et militante de longue date. L’institution étant aujourd’hui la plus à même de mettre en place ces « dispositifs formels obligatoires » dont parle Marie Buscatto, l’engagement ministériel a valeur de garde-fou, dans la mesure où son effort se pérennise et continue de s’accentuer. À la manière des paravents en musique classique, les mesures contraignantes vers la parité sont, paradoxalement, celles qui permettent ensuite un changement de mentalité. « On pense souvent, à tort, qu’une génération chasse l’autre avec de meilleures intentions, des comportements plus ouverts et paritaires. Or, on observe en sociologie que ce sont les changements de cadre institutionnels qui permettent une évolution des mentalités, et non l’inverse » explique Marie Buscatto, soulignant par ailleurs l’importance du militantisme pour initier ces dynamiques politiques. 

Plus personne ne peut dire que les artistes femmes n’existent pas et n’ont pas existé. C’est certes insuffisant mais c’est une démonstration nécessaire aujourd’hui.

Marion Mounic, Angiographie, Installation, 2018 ©LEMIGPhoto

Ensuite, les efforts menés aujourd’hui pour déconstruire plusieurs millénaires d’histoire de l’art phallocentrée et redonner une juste place aux artistes femmes contribuent à endiguer un potentiel retour en arrière. « L’action d’AWARE est cruciale dans la mesure où la documentation des artistes femmes du XXème siècle, 570 notices aujourd’hui sur le site internet, est une preuve par le nombre que les femmes ont toujours eu leur part dans la création artistique » souligne Matylda Taszycka. « Plus personne ne peut dire que les artistes femmes n’existent pas et n’ont pas existé. C’est certes insuffisant mais c’est une démonstration nécessaire aujourd’hui », démonstration qui met en perspective l’histoire de l’art telle qu’elle a été jusqu’ici enseignée, et permet également de faire émerger de nouveaux modèles à même de générer d’autant plus de vocations dans le futur. 

Institutionnalisation, militantisme, documentation et formation composent donc les vecteurs d’une pérennisation. L’observation de l’Histoire invite toutefois à la vigilance. Dans une enquête portant sur la féminisation des acquisitions du Centre national des arts plastiques, la commissaire Liberty Adrien a observé comment, loin de suivre une croissance régulière au cours du temps, de 1794 à aujourd’hui, la part des artistes femmes dans ces acquisitions connaissait une évolution irrégulière : « Quand j’ai étudié la courbe d’acquisition d’œuvres réalisées par des artistes femmes, j’ai été particulièrement étonnée par la discontinuité de sa croissance. Sa moyenne mobile est sinusoïdale, irrégulière, en constante variation. Les amplitudes maximales — les années au cours desquelles les proportions d’acquisition d’œuvres d’artistes femmes ont été hautes — sont suivies de sévères décroissances » explique-t-elle lors d’une interview à Marie Chênel publiée sur le site internet d’AWARE. Cette manifestation concrète du backlash, Liberty Adrien en a fait le titre de son enquête, La Houle. Ce phénomène invite ainsi à la vigilance, comme le souligne l’ensemble des chercheur.ses et militant.es interrogé.es, dans le contexte notamment d’une récupération par des acteurs privés d’un combat devenu acceptable, voire « branché ». 

Doit-on s’inquiéter d’une récupération du féminisme par le secteur privé ?

À la suite de Marie Docher et Sonia Recasens, de nombreuses féministes engagées de longue date prennent acte d’un changement de comportement des acteurs privés vis-à-vis des problématiques d’inégalités de genre. Cette évolution se manifeste aujourd’hui sous une impulsion double. D’une part, les fondations privées dont l’apport financier aux initiatives féministes dans l’art est croissant. D’autre part, la récupération par le marché de l’art de cet intérêt « neuf » pour les artistes femmes. 

L’intérêt des marques pour le féminisme – et le renversement de sa propre représentation biaisée des femmes dans la publicité – est allé croissant au cours des années 2010. Si des marques comme Dove faisaient figure de précurseuses au début des années 2000, le femvertising prend aujourd’hui des allures de stratégie mainstream, passée la vague #Metoo et le changement de perception qu’elle a entraîné au sein d’une part importante de l’opinion. L’art contemporain, historiquement lié au secteur du luxe — vecteur de prestige plus ou moins défiscalisé — n’échappe pas à cette convergence des intérêts. À l’aura de la création vient désormais s’adjoindre la caution sociale de la cause féminine. Ainsi, les plus importants groupes de luxe français — LVMH, Kering, Chanel — se sont récemment saisi du champ de la visibilité des femmes artistes. Dior, appartenant à LVMH, récompense depuis deux ans de jeunes femmes photographes lors des Rencontres de la photographie d’Arles. Kering, par l’entremise de son programme Women In Motion, s’est associé à l’éditeur Phaidon pour publier en octobre 2019 Great Women Artists, dont les fonds récoltés seront reversés à des  associations. Chanel finance plusieurs initiatives associatives dans le champ artistique, au nombre desquelles AWARE, par l’entremise du CHANEL Fund for Women in the Arts and Culture.

Dans un contexte de baisse des subventions publiques à ces associations, rejeter en bloc ces financements privés relève d’une posture idéologique relativement contre-productive à court-terme, comme le soulignent les associations concernées : « Cette dimension institutionnelle donne de l’ampleur au projet, de l’impact. Elle permet aussi d’influer sur les autres institutions » argumente Matylda Taszycka. Crier au loup contre le grand capital ? Plutôt, faire preuve de prudence quant à de potentielles dépendances croissantes à des structures dont les intérêts peuvent se cantonner à un féminisme de bon ton, loin de l’urgence des luttes militantes. 

Les artistes femmes sont devenues bankable.

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Hélène Bertin, lauréate du prix AWARE 2019 © Hélène Bertin

Paradoxalement, cet « effet de mode » du féminisme semble avoir un impact plus grand encore sur la partie la plus dérégulée du milieu de l’art, son marché. Historiquement, ce marché constituait l’ultime maillon d’une chaîne viciée, témoignant ainsi de l’inégal accès à la subsistance, et plus encore à la consécration. En peinture, seuls deux travaux d’artistes femmes font partie du top 100 des plus onéreuses ventes aux enchères (tandis qu’elles constituent, male gaze oblige, près de la moitié des sujets des 25 peintures les plus chères de tous les temps). 

Or, entre 2012 et 2018, la maison de vente Sotheby’s observe que les prix de vente des œuvres d’artistes femmes avaient connu en moyenne une hausse de 72,9%, lorsque leurs homologues masculins voyaient leur propre hausse plafonner à 8,3%. Une prise de conscience engagée ? Plutôt le signe d’un début de rattrapage — il est plus aisé de croître lorsque l’on part de beaucoup plus bas ! — facilement mis en perspective par le nombre absolu de ventes pris en compte par cette même enquête : 2 472 ventes d’œuvres d’artistes femmes contre 55 706 pour les hommes. Plus encore, l’observation des prix de vente par médium témoigne de biais persistants quant à la dévaluation d’un art dit « féminin ». Les pratiques encore considérées comme telles (céramique, textile, dessin) demeurent ainsi jusqu’à deux fois moins valorisées que celles historiquement associées au « masculin » (peinture, sculpture, installation), selon une enquête menée en 2019 par Artsy.

Cependant, ce phénomène de rattrapage, pour marginal qu’il demeure, illustre une tendance : « Les artistes femmes sont devenues bankable » ainsi que l’exprime avec humour Sonia Recasens. Il s’appuie en fait sur un mécanisme économique simple : des pratiques et plasticiennes jusqu’alors dévalorisées représentent de nouvelles opportunités de plus-value, dans un contexte de saturation du marché autour de « places-fortes », masculines évidemment, aux cotes déjà pharaoniques. Le cynisme atteint ainsi son paroxysme avec la passion soudaine que suscitent des artistes femmes aux carrières extrêmement avancées, et dont les valeurs s’envolent. Le destin de Carmen Herrera, âgée de 81 ans lors de sa première vente d’œuvre, est emblématique de cette tendance. Loin de dévaluer la pratique de cette plasticienne, saluée pour son apport à l’abstraction contemporaine, ce cas de figure illustre un calcul simple du marché : quoi de plus séduisant que la perspective de faire s’envoler la cote d’une artiste partie de rien, considérée comme une « nouveauté » puisqu’inconnue jusqu’alors, et surtout disposant de par sa longue carrière d’un réservoir d’œuvres considérable ? Si la logique paraît sans faille, et permet par ailleurs la reconnaissance légitime de plasticiennes injustement ignorées, elle est symptomatique du risque encouru par cet apparent féminisme fait oripeau d’engagement du capitalisme : celui de conduire à une atomisation individualiste d’une lutte collective, où un petit nombre de femmes tireraient seules profit d’un combat qui doit bénéficier à toutes.

Quel rôle le féminisme continuera-t-il de jouer dans l’art en 2020 ? 

Mis au risque du consensuel, le combat des femmes artistes pour la visibilisation de leur travail devra faire face au danger de la récupération. Loin d’être une condamnation, ce constat témoigne au contraire de la nécessité accrue de l’action militante. À l’avant-garde de la lutte, le féminisme continue de porter la vigilance de tout un milieu, et met en lumière, dans un contexte de précarisation accrue, les injustices et violences qui seront un jour portées par l’institution. Surtout, l’historienne de l’art Fabienne Dumont, qui consacre son travail de recherche aux artistes féministes, rappelle l’importance du collectif de femmes artistes afin de faire émerger des solutions nouvelles. Elle rappelle que la légitimation des femmes artistes, dès les années 1970 en France et aux Etats-Unis, est passée par la sororité, l’entraide et la parole pour se donner mutuellement de la force. Face aux résidus d’une seconde vague féministe qui se nichent aujourd’hui dans le lean in de Sheryl Sandberg, croyance en l’élévation individuelle au sein d’un système inégalitaire, les militantes d’hier et d’aujourd’hui, comme Marie Docher, rappellent la nécessité de s’élever contre l’ensemble des violences et discriminations que perpétue le capitalisme patriarcal. Le développement de réseaux intergénérationnels d’artistes femmes, tel celui que devrait lancer sous peu l’association Contemporaines, apporte aujourd’hui des outils à même de renforcer cette solidarité entre plasticiennes émergentes et reconnues.

Si les manifestations de ces violences et discriminations mériteront bientôt des articles à part entière, il apparaît nécessaire d’en faire, une fois encore, écho, dans la mesure où elles continuent d’être des urgences de la lutte féministe dans l’art, parmi d’autres encore.

En premier lieu, la perpétuation des violences sexistes et sexuelles, des abus de pouvoir quotidiens presque systématiquement passés sous silence dans un milieu opaque et régi par les rapports interpersonnels. Les témoignages anonymes de My Art Not My Ass, tout comme la révélation en novembre dernier par Libération des violences commises par Christian Nègre — haut fonctionnaire au ministère de la Culture et dont les agissements, manifestement connus de tous, n’ont entraîné son éviction discrète qu’après plusieurs années — rendent compte des vicissitudes d’un milieu où nul.le n’aura malheureusement la puissance médiatique d’une Adèle Haenel pour tirer l’alarme.

Melissa Airaudi, Derniers Narcisses, Performance, 2019

De plus, l’organisation de la lutte pour la place des femmes dans le monde l’art n’échappe pas aux contradictions que l’on peut rencontrer ailleurs dans le féminisme français. Une importante part des personnes engagées peuvent encore sembler démunies dans la compréhension, voire même la conscientisation, des enjeux d’intersectionnalité. Il y a 20 ans déjà, l’historienne Joan Scott mettait en évidence le paradoxe de l’universalisme français, modèle de vivre-ensemble interdisant les revendications perçues comme « différentialistes ». 

Un échange lors d’une table-ronde organisée au Centre Pompidou, enregistré par le podcast La Poudre, l’illustre bien : à une artiste franco-algérienne qui s’inquiète des difficultés spécifiques qu’elle pourrait rencontrer en cumulant sexisme, racisme et classisme, Camille Morineau, présidente d’AWARE, conseille d’avoir confiance et « d’oublier d’où vous venez, qui vous êtes » afin d’aller de l’avant. Prenant sa suite, l’artiste Aïcha Snoussi, lui suggère au contraire de ne jamais oublier ses origines et, plus encore, d’en faire un matériau d’expression. Un décalage de perception, entre une personne engagée, dont la contribution aux femmes artistes en France est inestimable au cours de la dernière décennie, et une artiste émergente, qui atteste en partie de cette incompréhension entre les différent.es actrices et acteurs engagé.es du monde de l’art.

Si ces enjeux témoignent de la distance qu’il reste à parcourir pour faire du milieu de l’art en France un espace égalitaire, malgré la mobilisation massive et la prise de conscience que l’on observe aujourd’hui, ils démontrent également la puissance du féminisme comme force transformatrice. Le projet féministe, comme l’explique avec détermination Marie Docher, « c’est de changer le système, pas de faire rentrer des femmes dans un système vicié ». 

Samuel Belfond
avec l’aide d’Apolline Bazin, Sarah Diep et Anne-Charlotte Michaut

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