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JPEGMAFIA. Rap radical dans l’Amérique ignorante de Donald Trump

JPEGMAFIA. Rap radical dans l’Amérique ignorante de Donald Trump

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JPEGMAFIA est une nébuleuse insaisissable, un personnage aux multiples facettes. Pas de page Facebook, un Soundcloud mystérieux, un site qui l’est encore plus avec la tête dégoûtante et orange de Donald en guise de curseur de souris : qui est ce rappeur américain originaire de Brooklyn ?

Plongée dans ses sons. Les prods sont expérimentales, surprenantes. Criardes puis lentes, toujours très dark, les beats sont d’une violence délicieuse. Les sons sont industriels, organiques, mécaniques, tout sauf linéaires. Ultra productif, les morceaux défilent, les titres sont occultes, en majuscules, en minuscules, ce sont des attaques personnelles, des saillies ironiques, des références claires aux violences raciales – monnaie courante à Baltimore, où il vit désormais.

Les piques sont acides, rien n’est fait dans la dentelle, le ton est provocateur. Les textes suivent, il ne prend pas de pincettes pour dire à ceux qui le méritent d’aller se faire voir. Connu notamment pour son « I Might Vote 4 Donald Trump » où il poussait l’absurdité de sa potentielle élection à l’extrême en pleine période de campagne présidentielle, il a ensuite enchaîné sur la sortie de son album Black Ben Carson, dix-neuf titres de pure folie, de pur sarcasme, de flow parfait sur des prods démentes.

Rencontre, peu de temps avant son concert à l’Iboat à Bordeaux, avec celui qui tranche par ses textes magnifiquement brutaux, avec peut-être l’un des seuls véritables espoirs du rap contestataire dans l’Amérique ignorante de Donald Trump.

Manifesto XXI – Tu crois que l’Amérique a déjà été « great » un jour ?

JPEGMAFIA : Putain, non. (rires) Elle ne l’a jamais été. Ici en France, vous avez une culture. Une chose à laquelle vous pouvez vous identifier. Aux États-Unis, vu que les Américains sont juste des gens qui ont en gros construit un pays à partir de tout un tas de choses appartenant à d’autres gens, ils n’ont aucune culture, rien à quoi s’identifier. Donc ils sont peu sûrs d’eux, ils s’accrochent à des trucs. Quand ils disent « Make America great again », ils parlent de cette période dans les années 50 où ils pouvaient insulter les noirs. Ce qu’ils veulent dire c’est « Je veux dire ce que je veux sans aucune conséquence ». L’Amérique n’a jamais été « great ». Du moins pas pour moi. Je ne sais pas de quoi parle Trump. Ils sont délirants, ce sont juste des connards fous et xénophobes. Les armes, la suprématie blanche, ce sont des choses qui représentent la culture pour eux, parce qu’ils n’en ont aucune.

Tu es définitivement engagé dans l’antiracisme. Tu vis d’ailleurs à Baltimore, ville connue pour sa violence policière et ses crimes raciaux. J’ai lu que tu avais grandi à New York, tu penses que ton engagement aurait été différent si tu avais grandi ailleurs ?

Je suis né à Hampstead, New York, et j’ai déménagé dans le Queens, puis à nouveau à Brooklyn où j’ai vécu une grande partie de ma vie. J’ai déménagé de Hampstead parce que j’ai été exclu de l’école pour m’être battu avec un camarade blanc qui m’avait appelé le « n-word ». Ensuite, j’ai bougé de New York à l’Alabama. À New York, j’ai grandi principalement avec des noirs. J’ai grandi avec la « black pride », ils m’ont parlé de Malcolm X, Martin Luther King, etc. Je n’ai jamais eu de problèmes de confiance en moi à cause de ma couleur de peau. Ça a été fondateur pour moi.

L’Amérique n’a jamais été « great ». Du moins pas pour moi. Je ne sais pas de quoi parle Trump.

Celui que je suis maintenant est une stricte réaction à la façon dont j’ai été reçu dans le Sud. J’ai dû faire face au racisme direct, à des gens qui m’appelaient le « n-word ». Après mon premier jour d’école, quelqu’un est passé devant moi en voiture en hurlant ce mot, et s’est barré ensuite. J’avais douze ans, ça faisait beaucoup de choses à ingérer, et ma première réaction a été de réprimer ça et de l’ignorer, de faire comme si ça ne s’était pas passé. Je m’y attendais, mais je ne savais pas comment réagir. J’ai fini par réaliser que ce n’était pas normal. Du coup, quand quelqu’un m’appelait comme ça, je me battais, et ils finissaient par arrêter.

C’est comme ça qu’ils apprennent. Tout le monde aux États-Unis veut discuter, avoir des débats, mais tu ne peux pas discuter avec des gens qui n’ont pas d’empathie. Dès le début, tu ne leur importes pas, donc tu ne peux pas les convaincre de s’intéresser à toi. Pour eux, les flics ont raison parce qu’ils pensent que tous les noirs sont louches. C’est à cause de l’esclavage. On a été libérés, mais sans aucun argent, sans rien. Ils nous ont juste balancés dans le monde, sans aucun respect. Ce même manque de respect est devenu le privilège aujourd’hui, et il se transmet de génération en génération.

Tes paroles sont très radicales. Tu penses que c’est nécessaire d’être radical pour lutter contre le racisme ?

Tu dois l’être. En Alabama, les gens me disaient « Je n’aime pas les noirs, mais toi je t’aime bien, tu fais partie des bons ». C’est comme ça qu’on me le disait, donc c’est pour ça que je dis « J’emmerde les blancs », parce que je n’ai pas le temps de faire le tri entre les bons et les mauvais. Je le balance, et si tu sens offensé, c’est probablement que je parlais de toi. Et si tu le comprends, alors je n’ai rien à t’expliquer. Il y a ce comédien, Paul Mooney, qui fait la même chose, ça s’appelle le « testing ».

Je suis violent et fou, mais je n’ai pas l’impression que je dise quoi que ce soit qui n’ait pas été dit ou fait avant ; je parle juste de ma propre expérience.

Tout le monde aux États-Unis veut discuter, avoir des débats, mais tu ne peux pas discuter avec des gens qui n’ont pas d’empathie.

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De quelle manière ton passage à l’armée a affecté ta musique ?

Ça l’a beaucoup affectée. Avant que je ne devienne JPEGMAFIA, je rappais sous mon vrai nom qui est Devon Hendryx, et je rappais beaucoup à propos des mêmes trucs qu’aujourd’hui, mais ce n’était pas aussi peaufiné. J’ai écrit beaucoup quand j’étais déployé au Koweït, en Iran, etc. Sous les bombes, c’était pas mal de stress. J’écrivais juste parce que, malgré tout ce stress, je n’étais toujours pas respecté parce que j’étais noir. Mes affiliations politiques sont les mêmes qu’elles étaient déjà, mais dans l’armée j’ai pu voir ça de mes propres yeux, je l’ai vu pour de vrai. Ça a rendu ma musique plus forte. Je n’y retournerai jamais.

C’est très cynique comme ils veulent que les POC [ndlr : People of Colour] et les personnes trans, par exemple, se battent pour eux, tout en les rejetant violemment.

Quand j’étais à l’armée, c’était la politique du « Don’t ask, don’t tell ». Cette politique elle-même est stupide. Qu’est-ce que ça peut bien faire qu’un mec couche avec un autre mec ? Ça montre bien à quel point les gens sont ignorants, et maintenant ce stupide Trump essaye de la remettre en place. Ça les affaiblit. Je ne sais pas qui Trump pense que les personnes trans sont, mais ils et elles sont juste des gens normaux. Qu’une personne soit une fille avec un pénis… On s’en fiche ! S’ils peuvent tirer, ça devrait suffire à les satisfaire. Ça montre bien l’esprit américain, qu’ils sont super contradictoires. Ils veulent qu’on soit tous ensemble, mais ils nous traitent comme des citoyens de second rang.

Tu penses que ce qui unifie les États-Unis c’est l’ignorance ?

Oui. (rires) Les États-Unis sont nés avec l’ignorance. C’était une bande de gens qui se disaient « On va créer un pays libre pour tout le monde », et puis ils ont eu des esclaves et ont tué tout un tas de Native Americans. Les États-Unis sont basés sur l’ignorance. C’est avec ça qu’ils avancent.

Tu penses que les blancs peuvent être capables de comprendre ce dont tu parles dans tes sons ?

Malheureusement non. Mais je ne pense pas qu’ils le doivent. Je pense que la chose la plus intelligente à faire pour un blanc est de parler aux gens de sa communauté. Je ne pourrais jamais atteindre un vieil homme blanc d’Alabama, mais il pourrait peut-être écouter sa fille. Je pense que les blancs peuvent comprendre en surface, mais vraiment le vivre… Les choses que j’ai vécues, elles sont uniques. Tout comme les blancs ont vécu des choses qu’ils ne pourront pas m’expliquer. Ils regardent peut-être Will and Grace, et je ne le comprends pas. (rires) Je ne pense pas qu’ils puissent entièrement comprendre, parce qu’ils ne sont pas noirs. De la même façon, je ne peux pas comprendre entièrement la politique française parce que je ne suis pas français. Le problème c’est que certains prétendent pouvoir comprendre. J’apprécie, mais restez à votre place, vous n’avez pas à être noirs.

Les États-Unis sont nés avec l’ignorance. C’était une bande de gens qui se disaient « On va créer un pays libre pour tout le monde », et puis ils ont eu des esclaves et ont tué tout un tas de Native Americans.

J’ai lu qu’à propos de ton album Black Ben Carson, tu as dit « C’est pour offusquer les privilégiés ».

Je voulais que les blancs libéraux se sentent offusqués parce que j’ai l’impression qu’ils sont tout aussi racistes que les Républicains, seulement de différentes façons. Je voulais dénoncer le racisme libéral parce qu’il est vraiment déguisé, bizarre et difficile à détecter. Pour beaucoup de noirs, il est pris pour de l’affection. J’ai fait cet album pour que les noirs comprennent et fassent attention.

Je suis allée sur ton site web. Des vidéos aux paroles, le sexe est assez central. Quel rôle joue-t-il dans ta musique ?

Ce site super trash ? Je l’ai codé moi-même, il est horrible ! Je parle de sexe dans ma musique parce que c’est quelque chose de vrai, tout le monde couche avec des gens. Si je l’ai mis là, ce n’est pas dans un but précis, c’est juste une chose naturelle. Pour « I just killed a cop now I’m horny », je voulais juste raconter une histoire d’une perspective différente. Le beat était très lent, et je voulais pointer les préjugés raciaux qu’ont les flics, mais d’une manière divertissante. Si tu lis les paroles, je le raconte comme si le flic me kiffait. J’ai juste pensé que c’était intéressant. La sexualité, la politique et la colère, j’imagine que tout est entremêlé parce que je suis quelqu’un de politique, mais pas quelqu’un de moralisateur. Je paye mon loyer comme une personne normale, je paye la facture de ma voiture. Je me présente comme la perspective de n’importe quel homme, je suis comme tout le monde. C’est juste la nature : les gens sont sexuels, les gens sont politiques. Trump n’est pas trop sexuel, par contre. Tu le trouves beau, toi ?

Non. D’ailleurs, comment tu arrives à vivre avec cet homme comme président ?

Je n’ai pas le choix. J’ai l’impression que la façon dont je parle de la politique n’est pas celle de la plupart des rappeurs. Eux, ça sonne comme une excuse, ils essayent de faire en sorte que les gens dont ils parlent ne se sentent pas offensés. Mais pourquoi tu as peur de les offenser alors qu’ils t’offensent toi, qu’ils détruisent ta vie ?

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Tes prods sont assez expérimentales. D’où ça vient ?

De plein de choses. Quand j’étais plus jeune, mon père avait beaucoup de vinyles. Je les ai beaucoup écoutés. Un jour il m’a amené dehors, il a sorti tous les vinyles et il m’a dit « Tu es prêt ? ». Il a pris un marteau, il les a éclatés et les a brûlés. Il a dit un truc du genre « Voilà ce qui arrive quand tu désobéis à Dieu » (rires). Mais avant ça, j’écoutais beaucoup de musique. J’ai beaucoup d’influences, beaucoup d’expérimentations et d’instruments.

La musique c’est le plus important, je passe beaucoup de temps sur les prods. C’est mon truc, je suis aussi ingénieur du son, donc je mixe et masterise mes sons. Je fais la musique puis j’écris les textes. Ça vient de beaucoup d’écoute, d’apprentissage, de tentatives de comprendre comment tout ça se fait. J’écoute tout le monde, même ce con de Morrissey et les Smiths. Je le claquerai ce gars. Il a fait un t-shirt avec la tête de James Baldwin et ça disait « Je suis noir à l’intérieur », et je me suis dit « Tu vas être noir à l’extérieur quand je vais te casser la gueule ».

JPEGMAFIA – Polly [MUSIC VIDEO] from JPEGMAFIA on Vimeo.

Comment tu t’épanouis en tant qu’artiste aux États-Unis alors que le monde est envahi par la pop américaine ?

Ça me motive parce que plus il y a de merde pop et mainstream, plus les gens comme moi de l’underground nous rebellons contre ça. Drake c’est le summum.

Aujourd’hui, Donald Trump est président. On a touché le fond, là.

Tu parles souvent de la « Drake era ». Qu’est-ce que ça représente ?

Drake est un enfant-star canadien qui est devenu rappeur. Il se trouve qu’il a réussi, mais il y a un million de gens qui ne réussissent pas. Il y a un truc là-dedans qui me dérange. J’ai grandi en étant très pauvre. Je ne comprends pas comment Drake a grandi. Il a grandi riche, il était dans Degrassi (ndlr : série télé canadienne). Il gagnait de l’argent très jeune, et quand j’avais 16 ans je vivais dans les cafards. Je ne nie pas qu’il est numéro un, mais je n’aime pas ce qu’il représente. Il représente cet état d’esprit : « Je peux être aussi fake que possible et quand même réussir. » Et puis Drake est un con. J’aime juste parler de lui quand j’écris, c’est si facile de le mettre là-dedans. Il y a tellement de niveaux sur lesquels l’attaquer. Il représente la superficialité. Tout comme Post Malone, ce rappeur blanc, qui avait dit récemment « Si tu veux écouter des vraies paroles, des vraies émotions, n’écoute pas de rap, écoute Bob Dylan ». Et je me dis « Attends, tout ton argent s’est fait sur le dos du rap, comment tu peux dire ça ? ».

Tu es optimiste pour les États-Unis ?

Non. Penses-y. Aujourd’hui, Donald Trump est président. On a touché le fond, là. La plus grande chance que nous avons c’est 2020, et les seuls candidats que nous avons à gauche sont Dwayne Johnson « The Rock » qui est un putain de lutteur, et Kanye West, et peut-être Oprah. Donc je ne suis pas très optimiste, parce que ça ne semble pas de très bon augure. (rires)

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À propos de ton prochain album, tu as dit qu’il serait moins dur ?

Ce sera dur mais il y aura beaucoup plus de mélodie. J’ai été très influencé par des artistes féminines comme Janet Jackson ou Patti Smith. J’ai l’impression qu’elles sont vulnérables d’une manière que les hommes n’osent pas. J’ai essayé d’en tirer le meilleur. J’essaye d’être plus vulnérable. Sur Black Ben Carson, je suis en mode « Fuck you » et je ne dis rien de moi, et sur Veteran, je parle plus de moi mais je continue d’être en mode « Fuck you ». (rires)

Ça sortira vers janvier.

En concert mardi 30 octobre 2018 au Pitchfork Avant-Garde.

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