Avec un nom pareil, impossible de passer à côté de Casio Judiciaire, duo de synthpunk slash cold wave qui était de passage au Klub pour une soirée organisée par le Fauchage Collectif, avec pour intitulé très évocateur la « Flashy TAZ-Mahal ». Armés de synthés analogiques vintage qu’ils aiment bidouiller, chatouiller, triturer jusqu’à l’extase, ils balancent leurs morceaux rugueux aux paroles crues mais pleines d’une poésie aiguisée. Avant que la foule soit en délire, que les corps suintent et que les claviers s’agitent, on a pu soumettre Clément et Chris de Casio Judiciaire à un petit interrogatoire afin d’en savoir plus sur l’une des pierres angulaires de l’underground français. Avant toute chose, on vous conseille d’écouter les six morceaux de leur dernier album Demo Rose sur Bandcamp, ça vaut le détour !
Manifesto XXI – Vous avez chacun plusieurs projets musicaux, qu’est-ce qui différencie Casio Judiciaire du reste ?
Chris : C’est un peu particulier parce que ce groupe est né d’un accident. On faisait du son pour un groupe avec guitare, basse, batterie, etc. Quand on traînait chez Clément pour les répètes, on voyait des synthés qui commençaient à s’accumuler dans son sous-sol, par fétichisme. (rires)
Clément : Oui, voilà, j’ai commencé à acheter plein de vieux claviers. J’ai eu une sorte de révélation en écoutant Yellow Magic Orchestra. J’étais allé acheter le RS-09 qu’on utilise dans le groupe aujourd’hui. Sur le forum où j’avais trouvé l’annonce, le type avait un avatar John Carpenter, donc je me suis dit que ça devait être quelqu’un de pas mal. En arrivant là-bas, il me confie être fan de la marque Casio et collectionner tous les modèles. Du coup, je lui ai dit qu’on venait juste de monter un groupe qui s’appelait Casio Judiciaire, et ça lui a tout de suite parlé ! Il nous a proposé de passer sur son émission de radio. On n’était pas tout à fait prêts, c’était vraiment les tout débuts du groupe. On avait seulement enregistré des jams à ce moment-là.
Chris : On avait fait des petits enregistrements pour un fanzine que je faisais à l’époque. Tout est vraiment parti d’une envie d’utiliser tous les synthés de Clément qui s’ennuyaient dans son sous-sol.
Clément : Au tout début, c’était juste des impros au synthé, sans prétention. Ce n’est qu’après qu’on a décidé de faire des concerts.
Au moment de l’émission de radio, vous n’aviez encore rien sorti ?
Clément : On avait deux-trois morceaux qu’on avait enregistrés vraiment à l’arrache pour le blog, mais c’était bien avant la moindre démo sur Bandcamp.
Chris : On avait à peine quelques morceaux enregistrés, on avait trouvé le nom et on en était super fiers. (rires) On s’est retrouvés programmés sur une émission de radio sans rien avoir écrit au préalable. Dans la foulée, on a aussi été programmés pour un concert. Du coup, on a voulu booster un peu l’écriture. À la base, on voulait faire de l’impro, mais on a eu peur de se planter. On faisait des instrus mais les gens nous disaient que ça marcherait mieux avec du chant ; c’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire.
C’est toi qui écris tous les textes ?
Chris : Pour l’instant, oui, mais je ne suis pas fermé, ça peut être Clément aussi…
Clément : Oui, mais bon… (rires) Là, ça convient très bien. Parfois, je fais le censeur.
Ça m’étonne que les textes aient été censurés !
Chris : Il y a des morceaux que l’on a arrêté de jouer.
Vous avez eu des problèmes avec le public ?
Chris : Plutôt des discussions avec des potes. Quand j’écris, je ne prends pas forcément de recul sur les choses. Je suis un peu dans mon délire. Le premier concert où on a joué devant de parfaits inconnus, je n’étais pas serein, parce que, quelque part, il y a quelque chose de provocant dans mes textes. Justement, c’est aussi intéressant d’être confronté à des gens qui ont plus de recul sur la chose et qui viennent me dire quand je suis allé un peu trop loin. Cela dit, ça n’arrive que très rarement. J’avais écrit ce morceau par soif de vengeance, pour une sinistre histoire de censure d’un dessin sur un flyer.
Ça me rappelle une interview de Noir Boy George sur Noisey, dans laquelle il disait avoir eu des remarques négatives par rapport aux paroles de ses morceaux, après des concerts.
Chris : Il y a cet aspect qui est important dans Casio Judiciaire ; après, on n’a pas eu beaucoup de gens comme ça qui sont venus nous voir. Probablement parce que les gens ont compris le délire.
Clément : J’ai l’impression qu’on est toujours passés au travers de ce genre de critiques. Noir Boy George a quand même beaucoup de succès, il fait pas mal parler de lui. On n’est pas encore à ce niveau-là.
Chris : Je pense aussi que la plupart des gens ne comprennent pas forcément tout ce que je dis sur scène. Dans Noir Boy George, il y a aussi moins d’humour, il y a quelque chose de vraiment glauque, de sinistre. Dans Casio Judiciaire, il y a quand même une espèce d’humour qui fait que les gens comprennent plus facilement que rien de ce que l’on dit n’est sérieux. Il y a un côté très John Carpenter, qui va nous ramener à l’univers du film noir. Quelque part, les gens se disent que ce n’est qu’un film. On ne parle pas d’un vrai fantasme meurtrier… Ce n’est qu’une espèce de mise en scène.
Votre univers est très empreint de films d’horreur post-nuke des années 1980. Qu’est-ce qui vous fascine autant dans ce genre ? Vous arrivez à trouver la sensibilité dans des films considérés comme des nanars ?
Clément : Dire qu’il y a une sensibilité, c’est marrant, parce que c’est un peu le cas. Tout ces films de série B et de série Z que l’on aime bien sont souvent très mal joués mais il y a une sensibilité qui s’en dégage. Même si c’est très kitsch, c’est quelque chose qui peut fasciner et plaire.
Chris : Quand tu regardes des films classiques, tu es confronté à un cinéma qui est sérieux, un scénario qui va chercher à faire réfléchir les gens… Regarder des films de série B, c’est juste un énorme bol d’air, parce que les mecs prennent une grande liberté de forme, même si c’est mal foutu. Parfois, et c’est intéressant de le voir, il y a un côté très graphique.
La musique de ces films doit aussi être importante pour vous.
Clément : Oui, c’est ça. Comme tout ce que l’on fait est totalement synthétique, ça se rapproche forcément de ces musiques de films. Ils sont hyper cheesy mais on se dit que si c’est nul, on s’en fout. Un peu comme nous au début, on se disait qu’on faisait de la musique basique, synthétique, et que si ça ne plaisait pas aux gens, on s’en foutait.
On ressent vraiment le côté cheap assumé sur des morceaux comme « Cadavre Exquis ».
Chris : Sur ce morceau, il y a même autre chose. C’est un morceau qui est un peu particulier parce que j’ai vraiment commencé à m’intéresser à la cold wave avec un groupe picard qui s’appelle Neva. À l’époque, j’avais entendu ça sur Radio Enghien. C’était une émission goth qui passait tard le soir et c’était hyper cheap. Pourtant, de ce cheap, se dégageait quelque chose de super glauque, de super malsain. L’instru de « Cadavre Exquis » part un peu de cette influence-là. C’est presque un clin d’œil à Neva.
Clément : « Cadavre Exquis » avait été fait hyper rapidement. Le riff est venu comme ça, en deux secondes ; la boîte à rythmes, pareil.
Chris : Ça fait partie des morceaux qui vont un peu plus loin. Le côté nécrophile apporte quelque chose de malsain, ça parle aussi de la répulsion vis-à-vis de ça. Quand on la joue en concert, en général, il y a un certain malaise qui s’installe.
Clément : Je me rappelle quand on l’a joué au Buzz, il y avait un type au premier rang qui éclatait de rire. À chaque phrase, il était plié de rire, et je me demandais ce qui l’amusait autant. C’est le morceau le plus horrible, les paroles sont affreuses… Pourquoi ça le faisait marrer ? (rires)
Chris : C’est tellement abusé que ça en devient drôle. Après, il y a tous les jeux de mots, toutes les allusions qui viennent s’insérer dans le truc, ça crée un petit jeu de pistes.
J’avais vu un de vos morceaux sur des images de Frankenhooker sur YouTube, c’est vous qui l’aviez fait ?
Chris : L’histoire de ce truc, c’est qu’on s’est retrouvés à un moment programmés à la Miroiterie avec Fumo Nero et Le Death to Mankind. Fumo Nero nous avaient dit qu’ils allaient ramener un projecteur et qu’on pourrait l’utiliser. On a trouvé que ce serait une bonne idée de projeter des images pendant le live. On a commencé à trier les films que l’on aimait bien et à voir ce qui collait sur certains morceaux. Notre pote Arnaud nous a fait un petit montage à partir de ce qu’on lui disait. Finalement, les gars avaient oublié le projecteur le jour J. Comme on avait les images sur les bras, on s’est dit qu’on allait poster ça sur YouTube.
Clément : Il y avait quelques autres bouts de films qu’on a utilisés, comme Street Trash.
Vous faites souvent des projections de films durant vos lives ?
Chris : Ça nous est arrivé une fois au Petit Bain, en première partie de Felix Kubin avec Siren’s Carcass. C’était plus ou moins initié par des mecs qui sont dans la projection. Si on était programmés, il fallait qu’on ait des choses à projeter derrière. Il est possible qu’en janvier, on joue au Supersonic avec les Tigres du Futur. Chacun des groupes programmés sera dans un délire cinématographique, donc il y aura sûrement de la projection.
Clément : Finalement, ces petits montages sont quand même bien utiles. (rires)
Chris : Après, on ne se sent pas forcément obligés de projeter quoi que ce soit, ça peut aussi être une contrainte. Il y a des groupes comme Perturbator qui projettent des films à donf, et parfois je trouve que ça devient une espèce de parasite. Ça crée une espèce d’interférence bizarre, presque une fausse excuse de performance live. Nous, on ne veut pas se réfugier derrière ça. On veut que le concert ait quelque chose de brutal, que ce soit une performance dans son plus simple appareil.
Avec des groupes comme Perturbator…
Clément : Toute cette synthwave super musclée.
Chris : Oh, on ne va pas commencer à cracher.
Ah, je sens que vous avez des choses à dire dessus !
Clément : Justement, le premier morceau de Demo Rose, « Penetrator 2 », est un petit clin d’œil à Perturbator. Le morceau a une grosse rythmique bien musclée ; quand on a commencé à le faire, on s’est dit que ça faisait grosse synthwave putassière. Pour moi, tous ces groupes, c’est de la musique un peu fast-food. C’est comme au McDo, on a juste à regarder la pochette et on sait comment ça va sonner. Ce n’est pas mauvais mais c’est vite oublié.
Chris : Tu ne passes pas forcément un mauvais moment à écouter, mais j’ai l’impression qu’il n’y en a aucun qui tire son épingle du jeu. Ça manque d’un format un peu original. Ça me fait parfois un peu trop penser à des trucs comme Justice ou Daft Punk.
Clément : Toutes les rythmiques sont exactement pareilles, ça fait un peu formaté.
Chris : Les musiques des années 1980, comme ils les reconstituent, sont forcément assimilées à des films d’horreur. L’intérieur d’un film raconte aussi quelque chose. Je trouve ça important que ce ne soit pas juste un truc fait pour danser mais aussi pour raconter une histoire.
Clément : On peut faire les deux. Quand on écoute quelque chose de cette époque, c’est quand même beaucoup plus inventif.
Chris : Avec Goblin, par exemple, il y a quand même une extrême richesse. On a appris il y a quelques jours que Justice avait repris un riff sur la B.O. de Tenebre de Goblin. Tu écoutes l’original, il se passe beaucoup plus de choses. Perturbator, comme Justice, a perdu quelque chose en route.
Vous avez sorti votre EP Demo Rose en août dernier, qu’est-ce qui vous a pris autant de temps depuis le dernier EP ?
Chris : Ça fait partie des longues discussions qu’on peut avoir. Le truc, c’est qu’on a plusieurs projets musicaux en parallèle.
Clément : Il y avait aussi des moments où on avait un peu la tête à autre chose.
Chris : On s’est aussi engagés avec d’autres personnes, ce qui nous met un peu plus la pression. Clément et moi, on a une certaine souplesse et on a un peu trop tendance à mettre Casio de côté quand les autres groupes ont besoin d’être actifs. Tu perds du temps, ne serait-ce que pour écrire de nouveaux morceaux. L’enregistrement a vachement traîné, aussi.
Clément : En réalit,é les enregistrements se sont faits entre 2014 et 2015, ça a eu le temps de traîner sur mon ordi. Je pense que l’attente valait le coup, je suis vraiment content du résultat. On s’est fait aider au mixage par José Gurdulu qui nous a bien boostés.
Vous aviez un concept en tête pour cet album ?
Clément : Pas forcément. C’est vrai que la première démo, Pièce à Conviction, avait été beaucoup plus rapide, on l’avait enregistrée et mixée dans la foulée. Là, j’ai l’impression que c’est un peu une sorte de continuité. Les morceaux sont peut-être un peu plus travaillés, mieux construits.
Chris : On a toujours eu une setlist assez limitée, on écrit un peu les morceaux au compte-gouttes. (rires) On se trouve un peu comme des cons à sortir une démo maintenant de morceaux que l’on joue déjà depuis des plombes. L’idée de la démo, c’était de les mettre une bonne fois pour toutes sur le marbre. On va quand même essayer de moins traîner pour la suite.
Vous avez déjà écrit des nouveaux morceaux ?
Chris : Il y a des morceaux qui sont en état de construction.
Clément : Il y a quelques morceaux que l’on joue en live depuis un bout de temps et qui seront sûrement sur le prochain album. L’idée, c’est de faire plein de nouveaux morceaux pour avoir un maximum de matière et choisir les meilleurs. D’ailleurs, il y a un nouveau morceau que l’on va jouer ce soir. On avait aussi l’idée de sortir des petites sessions en format cassette, qui seraient plus un retour aux impros que l’on faisait au début. Du bidouillage instrumental.
Clément, tu gères le label Dégelite, tu peux m’en parler un peu ?
Clément : Ça m’est arrivé deux-trois fois d’aller à des concerts avec un petit enregistreur, et si le résultat est bon, je le propose aux groupes. Il y a eu les Spritz par exemple, mais ça, c’est juste pour Internet. Sinon, avec Dégelite, je fais des petites co-prods, comme tous les labels indépendants qui ont du mal à financer un disque tout seuls.
Sur la page de Dégelite, il est marqué que tu produis des artistes qui ne sont « pas connus et qui ne veulent pas spécialement le devenir. ». La promo, ça vous gonfle ?
Chris : Parfois, on se pose la question, et on a plutôt tendance à se dire : « On verra bien ».
Clément : On ne cherche pas vraiment à devenir connus. Quand j’ai mis cette phrase, c’était un peu une blague par rapport au fait que je ne me fais pas d’illusions… Tous les groupes sur Déguelite vont rester un peu dans l’ombre. Il y en a certains qui mériteraient d’être vraiment connus. On verra.
Ça s’achète uniquement sur Internet, les disques de Dégelite ?
Clément : J’ai créé un Bandcamp récemment, où tout est téléchargeable. J’ai aussi une distro sous cette bannière là donc je pense ouvrir un petit site, même si la plupart du temps, ça se fait à l’ancienne, à des concerts.
Quand vous faites des concerts, c’est souvent dans des lieux indépendants, autogérés, des squats… Comment avez-vous vécu la fermeture de la Miroiterie et la gentrification de nombreux lieux de concerts alternatifs ?
Chris : Ça nous a inspiré beaucoup de désolation, ça a été un choc. Bon, après, ça faisait déjà plusieurs années qu’ils disaient que ça allait fermer, donc on s’y attendait un peu, mais la façon dont ça s’est passé était quand même assez bizarre. L’accident, le mur, tout ça…
Clément : C’est un peu comme un grand-parent malade. (rires) Mais quand ça arrive vraiment, ça fait toujours un peu bizarre. Ce que je me demande, c’est qui va prendre la relève de ces lieux indépendants.
Chris : Concernant la gentrification, c’est un peu cyclique, je crois. Quand tu suis un peu les actualités de l’association En veux-tu ? En v’là !, tu vois qu’il y a eu des moments où ça marchait à fond à la cantine de Belleville, ils faisaient même des efforts pour que l’installation en bas soit de plus en plus adéquate, puis ça a rechuté quand il y a eu une baisse d’intérêt. Ils ont fait chier les orgas, qui sont donc partis ailleurs.
Clément : Il y a eu les Nautes après, c’était un peu le même cas de figure.
Chris : Quoiqu’il paraît que les Nautes recommencent à faire des concerts. Il y a du non-jazz qui se fait.
Un petit mot de la fin ?
Clément : Je suis innocent.
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