50 ans de lutte pour le droit à l’IVG : rencontre avec Annie Chemla, militante historique

50 ans après la naissance du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), je suis allée à la rencontre d’une de ses militantes, Annie Chemla. Portrait.

Annie fait son entrée à la gare, un sourire radieux aux lèvres et les bras grands ouverts, prête à m’accueillir dans le tourbillon du récit de sa vie féministe. Presque une année s’est écoulée depuis notre rencontre autour du documentaire Mécréantes consacré au MLAC. Aujourd’hui, nos chemins se croisent à l’heureuse occasion de la sortie de son livre, Nous l’avons fait. Récit d’une libération féministe, paru le 25 janvier 2024 aux Éditions du Détour. Cet ouvrage autobiographique, déployé comme un journal intime, dépeint l’engagement d’Annie Chemla au sein du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC). Alors que la constitutionalisation du droit à l’IVG est en débat, ce récit vibrant, empreint de vœux d’héritage, s’adresse avant tout à nous, la relève féministe.

Récit d’une vie de combats

Annie a grandi en Tunisie au sein d’une famille communiste et elle y vit encore au moment où la contraception, la pilule, le stérilet, et l’avortement, y sont légalisés. Son arrivée en France en 1969 est marquée par cette déconvenue : « le pays de la liberté » interdit tous ces droits qui lui étaient acquis dans son pays d’origine. Déjà syndiquée à l’âge de 26 ans, et après un divorce en 1973, elle refuse que l’accès à la contraception reste un souvenir confiné au passé. Prête à en découdre, elle plonge dans le tumulte du MLAC, un mouvement féministe mixte. Contre l’interdiction de l’IVG, il défie l’État français par la désobéissance civile en réalisant des avortements illégaux. Avec l’aide de médecins volontaires, les militantes apprennent à réaliser elles-mêmes des avortements grâce à la nouvelle méthode par aspiration, dite méthode Karman, qui consiste à aspirer le contenu utérin en faisant le vide dans un bocal, ce qui peut être fait par exemple à l’aide d’une simple pompe à vélo, et qui utilise un matériel souple et non traumatisant pour l’utérus. Une technique certes artisanale mais qui, contrairement aux curetages pratiqués dans les hôpitaux, a l’avantage d’être simple, peu chère, peu douloureuse et surtout sans risques, et peut donc être utilisée hors du milieu hospitalier. Le MLAC pratique des avortements illégaux, mais tout sauf clandestins, le message au gouvernement doit être clair :  avec ou sans vous, nous avorterons. Annie Chemla se retrouve plongée dans cet élan collectif qui ne cesse de gonfler et de s’étendre sur tout le territoire français, regroupant à son apogée 15 000 militant·e·s. La fulgurance du MLAC donne naissance à une révolution corporelle ancrée dans une militance inédite : portée par la confiance que lui apporte le travail en équipe, elle s’octroie la possibilité d’apprendre ensemble, un pied de nez joyeux au pouvoir médical. Comme on apprend à bricoler son vélo, Annie découvre son propre col de l’utérus et comment insérer soi-même son stérilet.

Dans un premier temps, Annie ne pratique pas elle-même les IVG. Son rôle est celui de tenir la main – littéralement – à celles qui ont sollicité l’aide du MLAC. L’objectif de chaque antenne du collectif est double : obtenir une autonomie corporelle et organisationnelle en défiant le pouvoir institutionnel, tout en faisant pression pour légaliser l’IVG. 

Très vite les demandes explosent, le MLAC de Paris peine à répondre à toutes les demandes, et certaines ne peuvent trouver de solution qu’à l’étranger : le MLAC organise des départs en car vers la Hollande ou l’Angleterre, après avoir négocié avec des cliniques sur place des « tarifs de groupe ». Lorsqu’il n’y a que cinq places pour une centaine de demandes, ce sont les femmes désirant avorter qui doivent elles-mêmes décider ensemble qui reste et qui part. Ces moments aussi forts qu’éprouvants, Annie ne les oubliera jamais.

Lorsque je l’interroge sur de possibles conflits au sein de son groupe, elle en évoque un marquant, celui des déclenchements : « À l’époque, certains groupes du MLAC, plus gauchistes, amorçaient l’avortement en utilisant l’aspiration pour le rendre inévitable, puis, au lieu de le conclure, ils conduisaient les femmes à l’hôpital pour exiger que le corps médical prenne la relève. » Elle poursuit: « L’objectif était de contraindre l’hôpital à prendre l’IVG en charge, et ainsi susciter un débat à l’intérieur de l’établissement hospitalier. Cette pratique m’a toujours révoltée, car la femme n’a aucun choix. Elle se retrouve seule avec le personnel hospitalier en colère, propulsée en porte-drapeau d’une lutte, alors qu’elle demandait simplement de l’aide dans un moment de détresse. » 

Malgré cette divergence, le MLAC n’a guère de temps pour les querelles internes. Son organisation est horizontale, portée par un objectif clair. Les militantes sont débordées par la demande des femmes, ce qui laisse peu de place aux conflits d’égos. 

De l’adoption de la loi Veil à #Metoo

Le 29 novembre 1974, la loi Veil est enfin adoptée ! Les militantes du MLAC célèbrent ce droit conquis de haute lutte, arraché par la force collective, et non concédé. Annie commence à pratiquer des IVG après cette avancée législative : la loi ne rembourse pas l’acte médical, qui coûte un demi-smic et est interdit aux mineures et aux immigrées. De plus, les médecins hospitaliers ignorent tout de la méthode par aspiration, alors les demandes auprès du MLAC persistent. Cependant, la motivation première d’Annie dépasse la nécessité d’aider, elle souhaite réaliser des IVG elle-même avant de perdre l’opportunité d’apprendre à les faire. Elle participe à la « reprise de la pratique » au sein du groupe MLAC Place des Fêtes et apprend le geste transmis par d’autres femmes. Cette puissance du « faire ensemble » et la manière dont elles entourent collectivement la femme en demande d’avortement la marquent profondément. Elle reste ensuite impliquée jusqu’à la fin du groupe, en 1980. Ce sont de médecins appartenant aux réseaux du MLAC que naîtront ensuite les premiers bébés éprouvettes, qui aboutiront à la légalisation de la PMA pour les couples lesbiens cisgenres et les femmes cis célibataires en 2022.

En 2011, Annie prend sa retraite et décide qu’il est temps de transmettre cette expérience de joie militante et de force du collectif qui ont tant bouleversé sa vie et lui ont permis de ne jamais baisser les yeux face aux médecins et spécialistes qui ont croisé sa route.

Elle commence alors à écrire son récit, bien que doutant d’être un jour publiée. Elle souhaite transmettre, et rappeler aux nouvelles générations féministes que si le MLAC l’a fait, nous pouvons le faire aussi. Ce nous, Annie y tient particulièrement. Son manuscrit est rythmé par les entretiens avec d’anciennes militantes et médecins, afin de rappeler que le succès du MLAC est celui de la force collective. Tout s’accélère une décennie plus tard, à l’occasion de la sortie du film Annie Colère réalisé par Blandine Lenoir. Présente à l’une des avant-premières, elle est bouleversée par la marée de jeunes féministes qui, à l’issue de la projection, s’empressent de venir la remercier. De là, l’envie de voir son texte publié se mue en urgence.

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Ravie de rencontrer cette nouvelle génération féministe, elle reste préoccupée, regrettant que l’époque post-covid ne soit pas marquée par une frénésie utopique, propice à espérer des lendemains chantants. Se gardant de tous jugements agistes, elle espère néanmoins que nous saurons faire preuve de pragmatisme, en choisissant d’élire une gauche imparfaite afin d’endiguer l’avalanche autoritariste qui ne cesse de progresser. Parfois, la peur lui noue l’estomac, lorsqu’elle imagine  partir de ce monde avec Le Pen au pouvoir. 

Elle me confie aussi sa peine devant le virage réactionnaire de certaines de ses ex-sœurs de luttes à l’instar de l’historienne Marie-Jo Bonnet. La panique morale qui sévit autour des personnes trans la dépasse, elle qui a toujours lutté pour la liberté à disposer de son corps. À ses yeux, les personnes trans militant·e·s constituent bien une forme de relève du MLAC. Elleux qui, comme leurs aînées, s’organisent communautairement pour s’entraider et reprendre le pouvoir sur leur corps, défiant les institutions autant que les normes de genre. 

Quant à la constitutionnalisation de l’IVG : « C’est un miroir aux alouettes », lâche-t-elle sans détour à France Inter. Elle me confie : « Je me méfie toujours des droits qu’on nous octroie, je préfère ceux que l’on conquiert. Les droits, on les conquiert et on les défend. Sinon, on régresse.  » Depuis #Metoo, Annie Chemla reste cependant confiante, et sûre d’une chose : la relève est assurée. 

Annie Chemla
Nous l’avons fait, Récit d’une libération féministe, Annie Chemla, Éditions du détour, 17€

Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut, Benjamin Delaveau, Costanza Spina

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