Après la publication sur Instagram d’un texte dénonçant l’agression transphobe qu’elles ont subie à l’entrée d’un club de Marseille, la DJ edna, la poétesse Luz Volckmann et leur amie Sunsiaré reviennent sur l’affaire, et sa triste banalité. Pour prolonger la réflexion, nous avons discuté washing, sécu et culture militante marseillaise.
Fin avril, edna est invitée à jouer lors d’une soirée organisée par un collectif queer dans un lieu festif d’un quartier populaire de Marseille. La DJ arrive avec deux copines, toutes les trois sont des personnes trans. À l’entrée, le personnel de sécurité commence à les mégenrer et tente de leur imposer une palpation par des hommes. Le ton monte et la situation tourne au scandale.
Pour dénoncer et rendre visible cette histoire, edna et Luz rédigent un texte : « Petite visite en transphobie ordinaire ». Publié sur leurs comptes Instagram, le post sera lu et partagé des centaines de fois, mais essentiellement dans des cercles trans et queers. Nous leur donnons ici la parole pour développer, au-delà de cet événement précis, ce que représentent les enjeux de sécurité dans les lieux festifs, et comment lutter contre la transphobie en club. Peut-on espérer être un jour safe en dehors des seules organisations en non-mixité queer ?
Si t’as l’air trop schlag, trop arabe, trop trans, la sécu est là pour faire en sorte que tu ne rentres pas, ou que tu sois juste découragé·e de venir. C’est très symptomatique de cette pensée : “On veut bien votre travail artistique, par contre ne ramenez pas vos potes !”
Luz
Manifesto XXI – D’où est partie cette nécessité de vous exprimer publiquement ? Pourquoi cette fois-ci, ça a été plus urgent qu’une autre ?
edna : On avait envie de profiter de l’occasion de visibiliser cette histoire, parce qu’en fait, c’est une histoire très très banale. Ce sont des choses qui arrivent vraiment tout le temps quand on est une personne trans et qu’on vient assister à un événement, les embrouilles avec la sécurité sont quasiment systématiques. La seule différence cette fois-ci, c’est que cette embrouille a eu lieu alors que je venais en tant qu’artiste, donc j’ai pu, au terme d’une longue altercation, refuser de présenter mes papiers pour la palpation, donc refuser la violence transphobe, mais aussi visibiliser l’histoire après coup. Tandis que quand on fait partie du public, on ferme sa gueule, on se fait palper par un homme et c’est tout.
Je me suis aussi dit que le fait de visibiliser cette histoire faciliterait le travail des orgas à l’avenir, à Marseille du moins, sachant qu’il y aurait un précédent connu. Parce que les personnes qui organisent des événements dans ce genre de lieux cherchent à négocier leurs conditions : que les toilettes soient non-genrées, que le public puisse choisir les vigiles qui les fouillent, que les artistes se fassent traiter correctement, etc. Mais la négociation n’est pas toujours facile.
Luz : Aussi, quand on est arrivées sur place, on sortait d’un mariage de personnes trans. Ça a fait un très joli contraste entre l’amour, la tendresse et la joie des personnes trans qui se retrouvent et célèbrent tout ça, et l’arrivée dans cet endroit terrible et moche, où tout ce qu’on nous propose, c’est de la violence. Le contraste nous a d’autant plus motivées à parler de cette expérience publiquement.
Quelle a été la réaction de la part du lieu ? Avez-vous trouvé ça satisfaisant ?
Luz : Le lieu a répondu quelques jours plus tard, après qu’une certaine mayonnaise ait pris, avec un communiqué qui disait en somme : « Nous sommes de gentilles personnes et nous ne cautionnons ni les discriminations, ni tout ça dans notre lieu. » En ne nommant rien, comme si rien de transphobe ne s’était passé. La discrimination n’a pas été pointée du doigt. Iels peuvent avoir le discours le plus généraliste, mais ça invisibilise encore plus l’affaire. « Quelque chose s’est produit, mais nous sommes contre les discriminations », ce qui ne veut absolument rien dire, alors qu’on désignait une agression très précise, dans un cadre très précis. Donc non, ce n’était vraiment pas satisfaisant.
edna : Après, on ne cite jamais le lieu dans le texte, même s’il est possible de retracer facilement l’information, parce que notre but n’était pas de call out ou de partir en guerre contre elleux. Ne pas le mentionner clairement, c’était une manière de montrer à quel point c’est quotidien : ça arrive tout le temps, ça aurait pu se passer partout où j’ai joué dans ma vie. À part dans des espaces autogérés, où on peut imposer nos propres sécu, nos moyens, nos staffs…
Une solution, c’est d’avoir plus de lieux, mais surtout des lieux politisés. Sans culture politique ou militante, ça devient du vent.
edna
Vous diriez que ce genre de position s’apparente à du queer washing ?
edna : Je ne sais pas si c’est du queer ou du féministe washing…
Luz : Ou juste du washing ! Leur discours, c’est « on est propre » ! (rires) Ce qui s’est passé est très symptomatique, d’autant plus que c’est l’artiste programmée qui a subi une agression transphobe. Ces lieux qui ont de la visibilité invitent des artistes trans, racisé·es, précaires, parce qu’on fait de l’excellent travail, parce que c’est classe. En revanche, il ne faut pas que ces minorités ramènent leur public. Ce lieu participe à la gentrification d’un quartier populaire de Marseille, tout est fait à l’entrée pour que le public soit uniquement composé des petits bobos du centre-ville. Et il faut que les petits bobos du centre-ville fassent la fête tranquillement. Si t’as l’air trop schlag, trop arabe, trop trans, la sécu est là pour faire en sorte que tu ne rentres pas, ou que tu sois juste découragé·e de venir. C’est très symptomatique de cette pensée : « On veut bien votre travail artistique, par contre ne ramenez pas vos potes ! »
edna : Ce que je trouve très parlant, c’est qu’il y ait écrit « sécurité » dès le début de leur page de prévention, et cette espèce de discours « on veut qu’il y ait de la bienveillance, que tout le monde soit libre de faire ce qu’iel veut, etc. », c’est une invisibilisation de tout ce qui peut se passer. Quelque chose de plus satisfaisant, ce serait : condamner les comportements homophobes, misogynes, racistes, les agressions, les viols, etc. Iels ne le font pas parce que ce serait reconnaître que ces violences existent, et qu’elles peuvent exister de leur fait aussi. Iels doivent être prêt·es à dire « on veut que tout le monde se sente bien, mais on veut particulièrement faire de la place aux personnes qui sont en danger » – parce que c’est ça qu’on leur demande de reconnaître ! Surtout avant le mois des fiertés, où on va entendre « love is love » partout, mais jamais « les personnes trans, les personnes queers, sont en danger ». Reconnaître ça, c’est reconnaître qu’il faut se bouger le cul pour nous accueillir un peu mieux que ça. Et iels ne sont pas prêt·es. Parce que ça demande 1) de se décentrer, 2) des moyens. Le queer washing paye mieux !
On fouille nos sacs pour voir s’il n’y a pas d’armes, mais si nous venons potentiellement armé·es, c’est justement pour notre sécurité quand la soirée se termine, que nous ne pouvons pas nous payer de taxi pour rentrer chez nous.
Sunsiaré
Ça soulève l’épineuse question de la sécurité dans les lieux festifs. En anglais, on a cette distinction intéressante entre « security » et « safety ». Il y a en effet des règles à accepter pour que les choses se passent bien dans une soirée. Où se trouve l’équilibre pour pouvoir être dans le lâcher-prise, l’amusement, et en même temps que ce soit safe pour tout le monde ?
edna : La sécurité, quand on la nomme si fort, c’est une « sécurité » pour qui ? Ce n’est jamais pour les corps minoritaires. Les événements où on peut effectivement se sentir bien, ce sont ceux où les orgas ont plus de pouvoir sur la sécurité s’il doit y en avoir une, sur comment le public et les artistes sont accueilli·es.
Sunsiaré : La question, c’est : pour qui la sécurité travaille-t-elle dans les lieux festifs ? Ce ne sont en général pas les organisateur·ices de ces événements qui embauchent ce personnel, mais les propriétaires des lieux. Quand on prend l’exemple des consommations de produits, iels ne sont pas là pour faire de la réduction des risques ou veiller à notre santé, mais pour s’assurer que le lieu ne risque pas une fermeture administrative. On fouille nos sacs pour voir s’il n’y a pas d’armes, mais si nous venons potentiellement armé·es, c’est justement pour notre sécurité quand la soirée se termine, que nous ne pouvons pas nous payer de taxi pour rentrer chez nous. À notre avis, c’est aux organisateur·ices de ces fêtes de penser et de former la sécurité en fonction de leur audience. Ça se faisait par exemple au Pulp à Paris au début des années 2000 avec un personnel exclusivement butch et ça fonctionnait très bien. En tant que personnes queers/trans, la non-mixité demeure un vrai gage de sécurité. Malheureusement, elle n’est quasiment jamais respectée, et on capitalise sur nos existences pour vendre plus d’entrées.
Comment faire passer nos revendications sans s’épuiser nous-mêmes ?
edna
La priorité se situe où aujourd’hui selon vous ? Une des solutions, c’est de continuer à créer ses propres lieux et événements ?
edna : Alors, il y a beaucoup d’urgences avant ça, comme le retrait de la réforme des retraites, priorité numéro 1 ! (rires) Ensuite ouvrir nos propres lieux, c’est aussi très lié à une autre problématique qui est celle de la gentrification. Il me semble important qu’il y ait une attention portée à des questions qui ne sont pas que spécifiquement queers. Par exemple, l’asso Baham, qui est focalisée sur des questions queers minoritaires, afro-queers ou trans, a une approche plus intéressante selon moi, parce qu’elle croise plusieurs problématiques. La Dar Lamifa, c’est aussi un lieu important, qui mêle plein de luttes différentes. Une solution, c’est donc d’avoir plus de lieux, mais surtout des lieux politisés. Sans culture politique ou militante, ça devient du vent. Parce que faire de vrais efforts d’inclusivité, ça demande de s’intéresser, de connaître les problématiques spécifiques à tel ou tel groupe. Ça demande de se dire : « Peut-être que je ne sais pas tout et je vais fermer ma gueule, faire le taf et écouter. » Les call-out, ça ne fait presque plus peur aujourd’hui, parce qu’il y a des community managers payé·es, spécifiquement entraîné·es à la gestion du call-out. Notre post, ça les a peut-être gêné·es, mais pas assez pour créer un vrai rapport de force.
Comment faire passer nos revendications sans s’épuiser nous-mêmes ? En ce moment, avec un collectif trans, on veut organiser un événement sur plusieurs jours et on s’en rend bien compte : trouver des lieux et pouvoir les faire se plier à nos conditions, c’est se garantir des heures et des heures de réunions qui ne vont peut-être servir à rien. C’est de l’épuisement pour des gens d’une communauté déjà épuisée par la vie et les activités militantes.
De manière générale, même à Paris, on manque de lieux. La Flèche d’Or est un lieu central pour la vie queer trans parisienne, mais sa pérennité n’est pas garantie, notamment à cause de problèmes de tunes. Donc oui, la question des lieux est centrale, mais aussi vachement complexe. Il faut prendre en compte les rapports de force avec les situations existantes.
Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut
Image à la une : © edna & Luz