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L’enterrement – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

L’enterrement – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer est peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « bien », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory. [3/8]

« Peut-être 2019 », « L’anniversaire en 2011 », « L’annonce du cancer », « Les 80 ans de Nana »… Cela fait deux semaines que Dana est aux prises avec un monologue interne. Deux semaines également qu’elle fonctionne en pilote automatique, suivant à la lettre LA to-do list. La veille de l’enterrement, elle avait prémédité de s’enfuir dans la maison familiale pour éviter les condoléances, les anecdotes sur sa défunte mère, et ces visages qui avaient disparu pendant les trois séances de chimiothérapie. Un stratagème qui s’était révélé inutile, d’abord au funérarium, et maintenant à la réception où son père est le centre de l’attention.

Déambulant entre la cuisine et le salon pour s’assurer que les invité·es ne manquent de rien, Dana, que tout le monde décrit comme une « fille à papa », rumine la rancœur qu’elle éprouve pour son père : rien n’y fait, même si le voir ainsi perdu et déboussolé dans cette maison qu’il lui faudra habiter seul après trente-cinq ans de mariage fait naître en elle un soupçon de compassion. 

Il y avait eu Dana et Dan, un duo père-fille inséparable, et Maria. Si le prénom rapprochait Dana de son père, il y avait aussi ce qui séparait Dana de sa mère Maria : la joie de vivre, comme le répétait son père. Le duo auto-proclamé « D&D » aimait rire fort, faire du vélo, manger sur le canapé en regardant la télé, les blagues des Simpson, Le Seigneur des Anneaux et la spontanéité. Maria, qu’ils appelaient entre eux « OdS », l’Œil de Sauron, était une « intello », prévisible et pas fun.

C’était son père qui lui avait offert son premier livre féministe, quand elle avait eu son premier petit ami ; c’est à son père qu’elle en avait parlé, c’est lui qu’elle appelait tous les jours lors de sa première année à l’université à 800 km de sa ville natale. Comme son père, Dana avait choisi d’être journaliste, s’éloignant avec l’âge un peu plus de Maria, la taciturne gynécologue. 

Le ressentiment avait commencé sporadiquement, mais disparaissait après de plates excuses ou une blague, puis un jour, il était resté. Le premier glissement avait eu lieu quand Dana et son unique cousine avaient dédié deux heures par semaine pendant huit mois à organiser les festivités familiales pour les quatre-vingts ans de sa grand-mère, Nana. Le jour J, son père et Nana étaient arrivés avec deux heures de retard. Pendant plus d’une heure, Dana avait appelé son père sans succès. La maison de retraite qui se trouvait seulement à quinze minutes en voiture avait confirmé qu’ils avaient bien quitté les lieux. 1h15 après l’heure de rendez-vous prévue, elle avait reçu un sms indiquant qu’ils arrivaient, qu’il avait décidé de faire « une petite surprise fun ». Il avait fait un détour pour récupérer une machine à barbe à papa. En guise d’excuses, Dana avait eu droit à des blagues sur l’incompétence du loueur, suivies d’un « relax, spontanéité ! », expression habituellement réservée à sa mère. C’était la première fois que cette réponse lui était adressée. Elle s’était souvenue qu’elle n’était pas comme sa mère. Elle, elle était fun, donc elle avait fini par en rire et profiter du reste de la soirée. Après cet épisode, de retour dans sa chambre étudiante, les appels quotidiens à son père s’étaient transformés en appels hebdomadaires.

Il y avait aussi eu son coming out. Son père, « féministe de la première heure », portait souvent son t-shirt Feminist Dad le vendredi. Ça n’avait pas été une surprise ni un secret mais elle avait demandé de ne pas en faire tout un plat, d’ailleurs elle l’avait annoncé par téléphone lors d’un de ses appels hebdomadaires. Son père, fidèle à son enthousiasme habituel, avait déroulé les anecdotes qui lui avaient mis la puce à l’oreille. Sa mère avait eu le temps de glisser des recommandations et messages de prévention concernant le consentement, les IST et MST dans les relations lesbiennes. À son retour pour les vacances de printemps, elle s’était retrouvée malgré elle dans une fête surprise organisée par son père. Là encore, face à ses protestations, il avait sorti le fameux « relax, spontanéité ! ». En y repensant aujourd’hui, elle se rappelle le sentiment de colère puis une vague de compassion inattendue pour sa mère. Cette dernière était à des milliers de kilomètres pour une conférence, totalement ignorante des projets de son mari, mais Dana savait que si elle avait été là, elle aurait empêché Dan d’organiser cette fête ou aurait prévenu sa fille. Pour la première fois, l’éventualité que toutes ces années, à de multiples occasions, elle ait été injuste vis-à-vis de sa mère et complaisante avec son père, lui était apparue.

Maria n’avait sans doute jamais su ce qui avait poussé Dana, sa « fille à papa » toujours un peu distante avec elle, à se mettre à l’appeler plusieurs fois par semaine, à lui proposer des week-ends entre filles, à discuter de son travail, et même à rire à ses blagues. La distance qui se creusait entre D&D n’avait pas échappé à Maria, cela avait commencé doucement pendant les études de Dana, puis s’était accéléré après son installation avec sa compagne. Dana s’éloignait de son père et se rapprochait de sa mère. Son père n’avait pas changé, c’était le même papa qu’elle admirait, chérissait plus jeune, mais le fun, l’enthousiasme et la spontanéité ne suffisaient plus pour masquer tous ses manquements, ses retards et son irresponsabilité. Maintenant, il n’y avait plus de rire complice lorsque Dan lançait un « okay Sauron » après une demande de Maria. 

Le cancer de sa mère avait fini par sédimenter le tout : Dana était passée de témoin, parfois victime collatérale, de la constante bonhomie ou « joie de vivre » de son père, au rôle de suppléante de sa mère. Le point de non-retour avait été atteint lorsqu’au lieu d’accompagner Maria à une séance de chimiothérapie, il avait décidé qu’une escapade surprise à la mer serait une bonne idée. Dans les derniers mois, pendant ses visites hebdomadaires, Dana s’allongeait près de sa mère et, entre deux anecdotes, s’excusait de n’avoir pas compris et de ne l’avoir pas vue. Sa mère répondait souvent que c’était normal d’être différent·es, mais Dana ne désirait plus être différente de sa mère. 

La veille de l’enterrement, assise dans sa voiture, attendant le costume que son père avait oublié au pressing, elle relisait cette to-do list qu’elle connaissait par cœur, préparée en amont six mois auparavant par Maria : « Chérie, ci-dessous deux listes, les choses déjà réglées et celles qui ne peuvent l’être qu’après. J’ai aussi mis tous les numéros utiles. J’espère que ça t’allégera un maximum ». 


Ce qu’en dit Bonnie Burstow :

Souvent, le père et la fille regardent ensemble la mère (la femme) de haut. Ils échangent des regards complices lorsqu’elle rate un point. Ils conviennent qu’elle n’est pas aussi intelligente qu’eux, qu’elle ne parvient pas à raisonner comme eux. Cette connivence ne sauve pas la fille du sort de la mère. À son grand effroi, elle découvre que son père agit petit à petit selon d’autres règles. Au fur et à mesure qu’elle grandit, elle est de plus en plus souvent assimilée à la mère (la femme) à laquelle elle se pense supérieure. Par moments, elle est furieuse contre son père, qui a cautionné ce changement de statut injuste, et il lui arrive de reporter son affection sur d’autres personnes. Plus généralement, elle reproche à sa mère de lui avoir transmis la malédiction de la féminité, tout en continuant à considérer son père (l’homme) comme un allié ou un sauveur possible.

Bonnie Burstow

Décédée en 2020, Bonnie Burstow était une intellectuelle psychothérapeute et professeure féministe canadienne, pionnière du mouvement contre la psychiatrisation, analysant ses dommages et comment celle-ci est façonnée par le patriarcat. 

Le père de Dana est l’archétype du papa cool et détendu souvent mis en avant dans les séries TV, en opposition à la mère rigide et empêcheuse de tourner en rond : Lois et Hal dans Malcolm, Tom et Lynette dans Desperate Housewives, Homer et Marge Simpson. Comme le père de Dana, ces hommes sont dépeints avec une âme d’enfant, moins stricts, un peu loufoques, alors que leurs femmes sont souvent montrées comme des espèces de castratrices. 

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Dana, qui en devenant adulte sort de l’idéalisation de son père, subit les conséquences de l’irresponsabilité de ce dernier, mais elle est aussi à même de mieux comprendre ce que signifie la vie commune entre deux adultes, à savoir que si la spontanéité est toujours bienvenue, il n’est pas possible d’en faire un mode de fonctionnement, a fortiori avec des enfants. La mère de Dana, perçue comme « l’Œil de Sauron », a sûrement dû pallier les manquements de son mari en étant « sur-responsable ».

Cette situation est assez proche de celle des travailleuses domestiques et les femmes qui les emploient : en l’absence d’engagement de l’homme, ce sont les femmes qui doivent gérer les interactions, donc les demandes, les conflits, mais c’est aussi sur elles que retombera le travail s’il n’est pas fait. Dans ce cas, l’investissement des pères dans une complicité parent/enfant contre la mère met celle-ci en situation marginale : elle est la seule responsable pour les côtés ingrats de la parentalité et la gestion du quotidien, et de fait, en incapacité de développer des couches d’identité complexes. C’est pour cela que l’analyse des relations toxiques et abusives mère/enfant·s ne peut être dissociée du patriarcat et de l’absence physique, émotionnelle ou parentale des pères. 

Ce type de relation père/fille transforme la fille en complice de l’irresponsabilité du père, tandis que la mère, étant la seule adulte responsable, se retrouve exclue. Mais cette différence de traitement, comme l’explique Bonnie Burstow, ne permet pas aux filles d’échapper au sort de leurs mères, car sitôt qu’elles sont en âge de prendre ces responsabilités ou si les mères ne sont plus là (pour cause de divorce ou de décès), elles les relaient. 


Pour aller plus loin : Bonnie Burstow, Radical Feminist Therapy: Working in the Context of Violence, p.13, traduction de l’autrice

Relecture et édition : Sarah Diep et Apolline Bazin
Illustration : Léane Alestra

Prochaine chronique le 3 juillet

Relire :
Note de bas de page [1/8]
Le dîner [2/8]

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