Dans Transvocalités, notre chroniqueur Charles Wesley sonde comment les voix enregistrées, samplées, traitées, pouvant participer d’un processus émancipatoire, s’incarnent au sein des musiques électroniques actuelles. Après un premier épisode dédié à SOPHIE, un deuxième en entretien avec Lyra Pramuk, nous abordons cette fois-ci les voix politisées coupées/collées de l’artiste et musicienne Mira Calix, qui s’est éteinte en mars de cette année à l’âge de 52 ans à Bedford au Royaume-Uni. Nous rendons hommage à son œuvre prolifique et revenons plus particulièrement sur une de ses installations réalisée à Londres en plein Brexit, la même qui alimentera son tout récent et malheureusement dernier LP, absent origin (2021).
Chantal Francesca Passamonte aka Mira Calix est née en 1969 à Durban, en Afrique du Sud alors que celle-ci n’a pas encore aboli la ségrégation raciale et célébré la fin de l’apartheid. Sa nounou zouloue à qui elle est souvent confiée lui apprend le combat pour la justice et, adolescente, elle participe à ses premières manifestations. À 17 ans, elle suit ses parents à Londres, et se nourrit de concerts et d’expositions. Plus tard, elle commence à travailler chez un disquaire, se met à mixer, et intègre la maison de disques 4AD, où elle travaille comme attachée de presse ; avant de passer chez le célèbre label anglais Warp. À ce moment, elle se met à la composition et est l’une des premières femmes à être signée sur ce même label.
À l’occasion de la sortie de l’album Kid A de Radiohead en 2000, elle tourne avec le groupe. Pour autant, être sur scène ne se relèvera pas être un grand moteur pour elle. Elle aime explorer plusieurs médiums à la fois et cherche différentes façon de communiquer l’art et de rencontrer son public. Le Muséum d’Histoire Naturelle de la Ville de Genève lui commande une pièce, elle compose alors Nunu, pour laquelle elle compose avec des sons d’insectes et l’orchestre du London Sinfonietta.
Ces deux dernières décennies, elle multiplie les projets d’installation, en pleine ville ou loin dans la nature, et continue à composer de la musique en ne s’imposant aucun format, hybridant musique de chambre, instruments classiques et expérimentations électroniques.
En 2018, Mira Calix passe le plus clair de son temps à faire des recherches sur le paysage géopolitique qui amènera à la Première Guerre Mondiale, et la période de l’entre-deux-guerres, pour une installation sonore et lumineuse à la Tower of London, Beyond The Deepening Shadow : The Tower Remembers. Celle-ci a attiré son plus grand public à ce jour : 300 000 personnes pendant sept jours. Autour du monument, sur la douve flottaient 10 000 bougies marquant le centenaire du jour de l’Armistice. Mise en musique d’un sonnet de la poète et infirmière de guerre du début du XXe siècle, Mary Borden, Calix a travaillé avec le collectif de chant Solomon’s Knot et la musicienne Laura Cannell. Lors de ses recherches, elle est frappée par cette période turbulente, la montée du nationalisme, qui est étrangement similaire à l’époque dans laquelle on vit. Les années 1910 marquent aussi le début du collage dans les arts plastiques. Les prémisses de l’album absent origin, composés pendant la conception de l’installation, s’orientent vers le collage sonore et le cut-ups. Nourrie par le mouvement Dada, et d’artistes comme Hannah Wilke, Kurt Schwitters, Max Ernst, Eileen Grey, Hans Arp, David Hockney et Nancy Spero, elle est également influencée par l’artiste contemporaine Wangechi Mutu.
À l’arrière d’une des pochettes des deux vinyles d’absent origin, Calix cite Jean (Hans) Arp d’un ouvrage sur Dada : « Tandis que les fusils grondaient au loin, nous chantions, peignions, faisions des collages et écrivions des poèmes de toutes nos forces. Nous cherchions un art basé sur les fondamentaux, pour guérir la folie de l’époque, et trouver un nouvel ordre des choses qui rétablirait l’équilibre entre le paradis et l’enfer. »
Dans une interview accordée au magazine Composer, elle dit avoir pu se concentrer davantage sur ce qui sera son ultime album en 2020 pendant le confinement, et piocher dans un disque dur qui comportait des archives audios d’années de travail. Le processus démarre d’un champ sonore erratique et résulte de la fusion de choses apparemment incompatibles. Publié l’année dernière, juste avant de disparaître, sa musique désarme par son honnêteté. Calix compose une musique oblique, parfois drôle et compliquée, tout en abordant des sujets lourds comme le viol, le repli d’une nation sur elle-même et le Brexit dans « doggeracts (between the acts) », le soulèvement contre l’oppression et pour le droit de disposer de son corps par le sampling (« mark of resistance »). Peuplées d’innombrables bruits du quotidien, d’archives sonores, de souches instrumentales, de voix : celles de manifestantes, de politiciens, de poètes ; ses compositions, apparemment légères et spontanées sont contrebalancées, marquées et incarnées par un militantisme, un féminisme. Il y a les sources qui proviennent de ses collaborations avec des musiciennes, et du sampling de vidéos, notamment des réseaux sociaux. Quand on parcourt son Twitter, ces derniers posts informent de l’invasion de l’Ukraine.
Espiègle, anti-conformiste, Calix distille un sens de l’humour par le coupé/collé des sons. Toutes les sources sont permises : c’est dense, mais pourtant absent origin garde une cohérence, en imbriquant des messages politiques de manière ludique. On peut lire sur un des collages de la couverture de l’album – qui décline 19 apparitions de la compositrice – un panneau : « No human is illegal ».
« A Mark Of Resistance », premier morceau de l’album est un anthem féministe, où de nombreuses voix transnationales se mêlent, portées par une ribambelles de rythmiques. Il capture une phrase de l‘autrice féministe Adrienne Rich (« her wounds came from the same source as her power ») et un fragment de la chanson de Las Tesis « Un violador en tu camino ». Passent aussi par là et se rencontrent des manifestant·es chiliennes, la Strajk Kobiet : All-Poland Women’s Strike, un sample de « Big Mama » de la marraine du hip-hop Roxanne Shanté et les Vagina Monologues de Eve Ensler. Un vrai melting-pot de féminisme intersectionnel. L’album croise comme ça rap, comptines, electronica abrupte, opéra, et décline autant de possibilités, habité par des voix, parlées ou chantées, aux langues et factures multiples.
Sur Youtube on peut voir une vidéo pour « A Mark Of Resistance » qui illustre la présence du collage visuel autant que sonore dans la conception de absent origin. La production s’inspire du modernisme pour offrir un moyen d’examiner de façon critique les matériaux, les images et la culture d’une époque, de questionner et d’étendre leurs limites. On peut voir des extraits de la musicienne se mettant en scène : en train de mixer, dans le métro, masquée durant la période covid. Elle n’hésite pas aussi à intégrer en superposition des images tous azimuts (moments médiatiques, peintures et photographies du XXème, vidéos amateures de manifestations…) des phrases coup-de-poing comme : « The oppressive state is a male rapist ! »
Si on parcourt les commentaires de certaines de ses vidéos sur Youtube, on peut lire des hommes déballer un sexisme décomplexé : « Si ça avait été un mec qui avait fait ça, ça n’aurait pas passé le bureau du label ». Ce type de réactions visant à décrédibiliser la musique d’une femme sont toujours courants. Comme si, un label de musique électronique comme Warp symbolisait dans la tête de certains une plateforme puriste, qui ne devrait se nourrir que de sons à la Aphex Twin et Boards of Canada. N’en déplaise à ceux qui ne percent pas, et ne dépassent pas le seuil d’un conformisme esthétique, enfin surtout celui de leur ego masculin. Mais, allons, laissons les rageux de côté, Calix les domine par la force de sa vulnérabilité.
Ce qui questionne finalement, c’est comment un des labels les plus influents de musique électronique, comme Warp, peine à rendre visible certaines artistes. Comment continuer à partager son œuvre ? À la diffuser ? Comment contribuer à défendre un art politique qui peut-être ignoré, ou remis en cause par les gardiens de la « bonne musique » ?
Une des raisons pour lesquelles elle n’était pas très visible et ne réunissait pas une large audience peut-être, c’est que Calix trouvait sa richesse et butinait à plein d’endroits, hors du champ seulement musical. Elle concevait des installations, était aussi DJ, aimait se confronter à des publics d’horizons divers. Est-ce toutes ces raisons réunies qui la rendaient moins saisissable que des artistes comme Kittin ou Cosey Fanni Tutti (qui pourtant œuvre sur la scène de l’art contemporain) ? L’anonymat étant aussi un phénomène assez propre aux musiques électroniques au tournant de ce siècle, celui-ci a surement dû insidieusement contribué à aller dans le sens contraire d’une visibilité assumée et épanouie. Bien que l’objectif de Calix n’était surement pas d’être vue et connue, mais surtout de partager avec les autres ce qui l’a passionnait et préoccupait.
Même discret, le personnage de Mira Calix, intéressé par la force subversive du collage, émet à travers son œuvre, par les mots et les sons en lutte, un soupir militant : une voix qui intègre avec passion celles des autres, une femme, une artiste qui ne pouvait se résoudre à l’inégalité, à la cruauté et à l’état du monde tel qu’il est et se reproduit.
Transvocalités (1/4) : L’élan sonique de SOPHIE
Transvocalités (2/4), le corps et son écho : entretien avec Lyra Pramuk