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L’année 2022 marquera-t-elle le comeback de la poésie ?

L’année 2022 marquera-t-elle le comeback de la poésie ?

Étude de sonnets cheesy et fleur bleue au collège, rédactions de vers libres sur les bancs de la fac ou émergence de micro-revues underground dédiées… Omniprésente dans ses formes et ses endroits d’apparition, la poésie fait son grand retour et migre en-dehors des livres pour contaminer la vie politique, la pop culture, le rap ou encore les réseaux sociaux. 

Elle est partout : du récital de la poétesse Amanda Gorman lors d’investiture de Joe Biden, la publication par Lana Del Rey d’un recueil de poèmes intitulé Violet Bent Backwards Over the Grass, ou encore le succès phénoménal d’instapoets comme Rupi Kaur et Nayyirah Waheed. L’année 2022 serait-elle celle d’un comeback de la poésie ? 

Cause ou symptôme ? Le paysage de l’édition de poésie en France s’étoffe de nouvelles jeunesses. Al Dante (et sa revue Attaques !), Blast, Vies Parallèles, Editions Terrasses, Cambourakis, Laurence Viallet, Le Castor Astral, Rotolux Press, Les Editions du Sous-Sol, ainsi que l’Iconopop (versant poésie de l’Iconoclaste aux manettes de Cécile Coulon et Alexandre Bord) sans compter la foule de fanzines et de revues dont la fureteuse M U S C L E, pensée par Laura Vazquez et Roxana Hashemi qui se fait l’écho d’un revival de la poésie bien au-delà de la scène française…. Entre l’underground des revues et le circuit des grandes maisons d’éditions se multiplient des interstices ouvrant d’autres formats pour le texte poétique, à l’instar de L’Anthologie douteuse d’Elodie Petit et Marguerin Le Louvier publiée en 2021 chez Rotolux Press après « dix années d’auto-édition, de fanzines presque tous épuisés »

Sans le livre : Extensions du domaine poétique 

La poésie d’aujourd’hui continue à étendre ses territoires : radio, performance, réseaux sociaux… Elle s’impose comme totale et s’augmente d’autres médiums pour les influencer en retour. Et dans la scène littéraire, à l’image de Laura Vazquez (qui publiait son premier roman La Semaine Perpétuelle l’automne dernier aux éditions du Sous-Sol), Marin Fouqué (dont la forme poétique contamine chaque paragraphe de son roman GAV), Jean d’Amérique ou de Simon Johannin, l’on passe du roman au poème de manière fluide. « Les deux pratiques sont intimement liées, je dirais que le squelette du roman, ce qui lui donne sa forme, c’est aussi la poésie, autour de quoi vient se tisser un récit, une histoire. La poésie serait les ossements, et dans le roman je mettrais tout ce qui constitue le corps, puis le vêtement, et enfin un paysage autour. Mais le fondement de tout, ou ce qu’il reste à la fin des ossements comme du paysage, c’est toujours la poésie » explique Simon Johannin, qui publiait en 2020 aux Éditions Allia le recueil Nous sommes maintenant des êtres chers, après la publication de deux romans. L’auteur, qui travaille avec le performeur et musicien Jardin sur une pièce hybride montrée à Montevideo, semble résumer les désirs de toute une génération qui expérimente sur le médium poésie : « on explore et expérimente de nouvelles choses à chaque étape de travail. Le but pour nous c’est de péter tous les cadres, du théâtre, de la musique, de l’image et de la lecture pour créer un objet qui nous ressemble — puisque nos deux univers s’y embrassent —, et dans lequel on veut faire passer des émotions vives. » 

Au plus on s’intéressera à la poésie, au mieux elle pourra se glisser dans les interstices d’autres formes et s’y mélanger.

Simon Johannin

Mais c’est sans doute hors des pages que la poésie trouve son écho le plus large, à la conquête d’espaces au-delà de ses bases. Si la Maison de la Poésie continue son inventaire des formes les plus contemporaines d’écritures, avec des formats revisités, on retrouve Fred Moten et son poème « Come on, get it! » chez Lafayette Anticipations, Marin Fouqué aux Synesthésies, Jardin et Simon Johannin au festival EXTRA ! du Centre Pompidou ou en résidence à Marseille, chez Montevideo, ou encore lors de lectures et de performances dans des clubs et salles de concerts comme la performance récente d’événement O / Les Enfants du Désordre au 6b ou celle de Marguerin Le Louvier à la Mutinerie. Tout comme le festival Alien She Poetry au SOMA à Marseille donne à voir la diversité des formes poétiques contemporaines dans une exposition, des performances et autres ateliers d’écriture avec Lola Levent, Léna Hager, Juliette George, Nivine Elachaoui ou encore Anna Haillot. Une façon d’exaucer les vœux de l’autrice Elodie Petit (qui vient de publier le recueil Fiévreuse Plébéienne aux éditions du Commun), selon laquelle il faut envisager la poésie comme une spectacle vivant en programmant par exemple « de la poésie entre deux concerts ». C’est en constatant cette effervescence, que j’ai commencé à préparer cet article il y a un an. Rédaction qui m’a finalement entraîné dans la programmation de Sturmfrei Festival, dont la première édition au Sample en décembre 2021 a donné une scène à des écritures poétiques hybrides, entre lecture, performance et lives machines, le tout infusé de l’énergie d’une fête techno, avec Marin Fouqué, $afia Bahmed-Schwartz, Victor Villafagne, Simon Johannin, Gorge Bataille, Alexandra Dezzi. Sur la hardtek poetry de Marin Fouqué, c’était une joie de voir la moitié du public accroupi les yeux fermés à tenter de capter le sens, quand l’autre danse furieuse, suivant les machines. 

Ainsi, la poésie vient se nourrir au contact d’autres médiums qu’elle enrichit en retour comme l’exprime Simon Johannin : « Au plus on s’intéressera à la poésie, au mieux elle pourra se glisser dans les interstices d’autres formes et s’y mélanger ». L’essor du podcast ouvre à la poésie des endroits d’expression peu coûteux à produire et facilite sa diffusion, tout en permettant à des voix plurielles de s’emparer d’un médium DIY pour faire entendre la poésie contemporaine jusque dans ses marges. Du podcast « littéraire hétérotico-éclectico-déjanté » Mange tes Mots à Mort à la Poésie d’Alexandre Bord en passant par Les Couteaux Poétiques ou encore Allô Allô Allô Daniel sur la radio StationStation, il est de belles heures à passer au casque. « Ce médium s’est imposé pour une raison simple et éclairante : la voix c’est du corps ; la radio donne sensiblement corps au politique. Immédiatement », explique Margot Mourrier à propos de ses émissions sur StationStation. Le radiophonique se retrouve dans d’autres projets hybrides comme la revue de poésie pulsée en réalité augmentée OR et la plateforme Radio.o, toutes deux initiées par la poétesse Anna Serra ou encore des labels de livres audio New Age comme Baggy de La Fontaine ou les archives en ligne de poésie sonore de Fanny Quément. « La culture du podcast a aussi ouvert le champ entre musique et poésie sous diverses formes : nous cherchons à créer des objets sonores faisant se rencontrer ces deux champs parce qu’ils répondent aussi à la façon dont nous faisons la fête, dont nous assistons à un spectacle, dont nous échangeons IRL et virtuellement, dont nous nous aimons aujourd’hui » reprend Margot Mourrier, en écho aux performances sans étiquettes du duo Namoro — avec qui elle programme l’émission Allô Allô Allô Daniel —, de $afia Bahmed-Schwartz et son Stabat Mater Furiosa ou de Kae Tempest, qui brouille de son côté les frontières entre poésie, spoken word, slam et production musicale. 

J’aime quand la langue est crue et directe, qu’elle génère des chocs. Pour moi c’est ça la poésie, c’est l’entrechoc qui créé le plus simplement possible au plus près du sensible.

Elodie Petit
Des « Langues Bâtardes » amplifiées par Instagram 

Et l’on ne peut parler des liens entre la poésie contemporaine et la musique sans évoquer le rap, à la suite de Fanny Taillandier dans la revue Audimat (« Pour une poésie saltimbanque ») qui analyse leurs liens ainsi : « comme le reste de la poésie, le rap repose sur la façon dont les sons et rythmes des mots et phrases construisent un sens autre que le strict contenu informatif du texte, une musicalité qui s’adresse aux sens plutôt qu’à l’esprit. » Lieu de torsion, de cut, de sample et de dissection de la langue, le rap est l’une des fontaines de jouvence de la poésie d’aujourd’hui. $afia Bahmed-Schwartz, qui sortait ce mois de juin son nouvel album Emo Icon, incarne à elle seule les aller-retours entre le rap et la poésie, avec sa maison d’édition Bahmed et Schwartz d’abord destinée à publier ses recueils poétiques, puis son essai Booba. L’encyclopédie du pera – célébrant, au travers de la figure du natif de Sèvres, l’inventivité de l’écriture rap. Comme le rap, la poésie est l’une de ces « Langues Bâtardes », graal d’Elodie Petit pour qui le rap est « une écriture prolo, proche du réel, expérientielle, menaçante et gouine, une langue qui cumule plusieurs strates de langage, aussi bien populaire que ténu. J’aime quand la langue est crue et directe, qu’elle génère des chocs. Pour moi c’est ça la poésie, c’est l’entrechoc qui créé le plus simplement possible au plus près du sensible ». 

Conquête de la scène et des dancefloors, regain de vitalité en se frottant à d’autres univers, mais également extension du domaine du texte jusqu’à Instagram où la poésie a peut-être trouvé le médium de son come-back ; les réseaux sociaux sont contaminés par la poésie contemporaine tout autant qu’ils lui offre une interface à même de servir une forme courte, fragmentaire, lapidaire. Avec Alien She Poetry, le collectif Alien She avait fait d’Instagram une chambre d’écho pour des poétes·ses femmes et issu·es de la communauté LGBTQ+ avec Hyphen, Cyana Djoher ou encore Lina Benayada. L’usage du feed et la forme poétique se téléscopent sur Instagram avec les success stories d’Instapoets, Rupy Kaur en tête de liste, ou les reposts massifs des poèmes de Cécile Coulon ou de Simon Johannin, qui invitent la poésie sur leurs comptes respectifs.

« Sur Instagram, j’ai une pratique plus immédiate, plus instinctive. J’écris ce qui me passe par la tête. Parfois c’est un cris, parfois un sourire, parfois une bouteille à la mer. Rien d’aussi travaillé qu’un roman, ça n’en a pas la prétention. Le post sera certainement vu entre une publication sponsorisée et une pub pour des fringues. Nous sommes toutes et tous des produits sur ce genre d’applications gratuites. J’essaie de garder ça en tête et de ne pas trop m’y perdre » explique l’auteur Marin Fouqué qui, en parallèle de son écriture romanesque avec un second roman à paraître chez Actes Sud, déploie des formes poético-graphiques sur son compte personnel @marinfouqué. En préparation de son projet d’EP Insta « Tout est Charo », Samuel Belfond a quant à lui passé plusieurs mois à chercher comment des formes littéraires pouvaient correspondre à l’interface du réseau social et à ses usages : « ce n’était pas tant une recherche vers le poétique au départ que la volonté de créer des narrations qui puissent s’insérer dans un espace-temps d’attention aussi resserré. » 

Aujourd’hui j’écris parce que le langage (m’)importe, dans ce qu’il a de performatif, de magico-incantatoire, d’émancipateur, de révolutionnaire. C’est mon outil de lutte.

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Margot Mourrier
Écritures collectives, pratiques communautaires

Poésie en présence, celle d’aujourd’hui débroussaille de nouveaux territoires d’expérience et imagine d’autres interactions avec le public, comme pour se sortir d’un cliché à la peau dure : la solitude de la création, et l’imagerie du poète maudit. Le collectif devient peu à peu le lieu ultime de la poésie contemporaine ? Il n’y a qu’à sortir un dimanche soir dans la salle bondée du Lou Pascalou pour voir défiler slammeuses, poétesses et poètes du cabaret « Manges tes Mots » s’applaudir et s’encourager réciproquement pour comprendre que la poésie n’est plus cantonnée aux mansardes et aux tours d’ivoire. Dans l’écriture tout comme dans la lecture, comme pour Laura Vazquez, qui décrypte la place des ateliers d’écriture dans sa pratique : « ça me pousse à formuler des raisonnements, des conclusions, des pistes. Je crois qu’il y a beaucoup de poésie, partout, sous différentes formes. Quand je suis allée en prison, j’ai rencontré pas mal de détenus qui écrivent. C’était un échange entre nous, de textes, de pensées, d’images. Je n’avais pas la sensation d’apporter quelque chose qui n’existait pas pour eux. J’apportais seulement de nouvelles propositions de formes. »

Pour Elodie Petit, membre du collectif d’auteur·rice·s RER Q, la poésie est une pratique communautaire : « l’idée de faire collectif autour de textes poétiques est hyper puissante, être six sur scène plutôt que toute seule avec son texte ». Des ateliers d’écriture de la Flèche d’Or au lieu de résidence de poésie et performance La Perle (initié par Anna Serra), des espaces-temps surgissent en creux des cabarets et clubs de lecture old school. Le recueil Lettres aux jeunes poétesses publié à l’automne aux éditions de L’Arche, initié par Aurélie Olivier et compilant 21 textes de poétesses femmes et personnes non binaires confirme cette dimension communautaire d’une poésie actuelle tissée de sororité, d’entraides d’adelphes, de prise de la parole et de la langue pour et par le collectif. 

Les outils que l’on prend pour écrire, collectivement ou pas, les formes choisies sont une forme de critique sociale en soi.

Elodie Petit
Outil de lutte

La véritable raison de la vitalité de la poésie aujourd’hui est sans doute à trouver dans sa proximité avec les communautés en lutte et la manière dont celles-ci la mobilise comme une modalité esthétique de déconstruction, de représentation et d’écho de ces combats en d’autres lieux. Reprendre la langue, lui donner du corps, affirmer d’autres réalités, donner de la voix à celles qui sont tues, ouvrir des espaces-temps alternatifs, assumer « des écritures déviantes, des désirs implacables » sont parmi les fonctions de la poésie, comme l’écrit Margot Mourrier : « aujourd’hui j’écris parce que le langage (m’)importe, dans ce qu’il a de performatif, de magico-incantatoire, d’émancipateur, de révolutionnaire. C’est mon outil de lutte ». L’on travaille la langue française à même son corps et ses normes intégrées, que l’on déjoue, hacke, performe, pour mettre au jour ses biais et inventer d’autres grammaires, mots et formules comme l’explique Elodie Petit : « les outils que l’on prend pour écrire, collectivement ou pas, les formes choisies sont une forme de critique sociale en soi. Ce qui constitue cette critique c’est principalement l’usage d’une langue dont on déconstruit les conventions hétéro-patriarcales, racistes et classistes (voire classiques) et des pratiques d’écriture collective qui ne cherchent pas seulement à produire du texte mais aussi et surtout des espaces inclusifs et une vie commune depuis nos marges. Finalement c’est autant une critique sociale par la poésie qu’une invention d’un social et de poétiques. » 

Elle cite ainsi la poétesse lesbienne féministe afro-américaine Audre Lorde : « j’aime comme elle rappelle que la forme poétique, courte, appartient aux pauvres et aux minorités alors que le roman et la forme longue appartient à la bourgeoisie, aux riches, aux éduqué·e·s, à celles·ceux qui ont le temps et l’argent pour se consacrer à un travail de rédaction de longue haleine. Il y a quelque chose en lien très étroit avec la voix, avec le fait de dire, et quelque part, de revendiquer. On parle par exemple de scander, de déclamer en poésie. C’est un vocabulaire que l’on retrouve dans le militantisme. Il existe une zone de porosité, un endroit où la poésie et la parole politique se touchent. » Ces endroits sont peut-être les murs des colleuses et les slogans des manifestations suggère Margot Mourrier : « c’est aussi là que je vois la poésie. »

Image à la Une : © Hervé Coutin, STURMFREI FEST, Le Sample x BLBC 

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