Passage quasi obligé des Rencontres d’Arles, la Mécanique Générale a accueilli cette année l’exposition Une avant-garde féministe, où pas moins de 200 œuvres d’artistes femmes ont été réunies du 4 juillet au 25 septembre. Issues de la collection de l’entreprise Verbund – premier fournisseur d’électricité en Autriche – ces clichés et photographies de performances racontent leur époque tout en dénonçant les structures du pouvoir patriarcal, emboîtant le pas de la deuxième vague féministe. Retour sur une exposition qui permet de (re)découvrir des œuvres profondément radicales, malgré une curation sans prise de risque.
Pour sa deuxième année à la tête des Rencontres, Christoph Wiesner place la programmation de cette 53e édition sous le signe de la « révélation ». Par un heureux hasard, la collection Verbund, montrée pour la première fois en France, aspire à rendre visible des postures artistiques qui étaient auparavant cachées. Fruit de dix-huit années de recherches, la collection rassemble des œuvres qui ont été négligées, ignorées ou minimisées par le passé, avec pour objectif de les replacer dans l’histoire de l’art et la mémoire culturelle. Par le biais de l’image, les clichés exposés à la Mécanique Générale témoignent de la condition féminine occidentale, offrant ainsi un aperçu des standards et revendications qui ont traversé les sociétés européennes et étasuniennes tout au long des années 1970.
Une chambre (noire) à soi
Médium de choix pour de nombreuses artistes, la photographie jouit d’un fort pouvoir émancipateur. Comme l’écrit la critique d’art et activiste américaine Lucy Lippard, elle agit « contre le culte du génie masculin ou l’hégémonie de la peinture pour une réinvention radicale de l’image de la femme par les femmes » ; théorisant sans le nommer le female gaze. Longtemps considérée comme un sous-médium de par sa dimension pratique et commerciale, la photographie prend un tournant radical dans les années 1970 et peut enfin prétendre accéder au rang des beaux arts. En 1973, l’essayiste et militante Susan Sontag théorise une « éthique du regard » dans Sur la photographie, son ouvrage depuis devenu culte. Elle y développe la pensée suivante : en documentant le passé comme le présent, les photographies participent à créer de nouveaux codes visuels et ainsi à élargir notre idée de ce qui mérite d’être regardé. Abondant dans ce sens, la directrice de la collection Verbund et commissaire de l’exposition Gabriele Schor affirme que « la photographie, le film et la vidéo (…) ont surtout profité aux artistes femmes, qui ont réussi par ce biais à se faire une place sur la scène artistique au-delà de la peinture dominée par les hommes. »
De la publication aux États-Unis en 1971 de Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? de Linda Nochlin à la loi Veil dépénalisant l’IVG en France en 1975, la décennie 1970 est également le berceau de nouveaux questionnements féministes. Il ne s’agit plus seulement de conquérir des droits mais de remettre en cause tout un système ancré dans des traditions misogynes. Des institutions de pouvoir aux universités en passant par le foyer, le privé est bel et bien devenu politique. C’est au cœur de cette ébullition, propre aux mouvements contestataires, que toute une génération d’artistes s’est emparé de l’outil photographique pour documenter, dénoncer et critiquer ; formant ainsi une avant-garde féministe.
Tuer l’ange du foyer
À l’entrée de la Mécanique Générale, il faut dans un premier temps s’attarder sur une longue frise chronologique avant de pouvoir découvrir les œuvres des 71 femmes exposées. Revenant sur les événements qui ont marqué la société occidentale entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, cette frise est une piqûre de rappel aussi dense que nécessaire pour situer les œuvres dans leur contexte, qu’il soit européen ou étasunien. Un contexte qui fait tristement écho à une actualité plus récente, celle de la révocation aux États-Unis de l’arrêt Roe vs Wade, donnant ainsi le droit aux états de définir leur propre politique d’avortement.
C’est donc avec une pointe de désillusion que l’on commence le parcours de l’exposition, divisé en cinq thèmes. Le premier renvoie à la sacro-sainte trinité femme au foyer-mère-épouse. Comme le rappelle le cartel d’introduction, les valeurs de la société d’après-guerre érigent l’idéal d’une femme dévouée entièrement à son foyer. À l’époque, rares sont les femmes qui vivent en toute indépendance, si bien que l’une des seules options viables pour quitter le domicile parental est le mariage. Les voix de la deuxième vague féministe s’élèvent et appellent les femmes à lutter contre cette « servitude volontaire ». En France, les militantes marxistes du MLF (Mouvement de libération des femmes) pointent du doigt la répartition inégale du travail domestique tandis qu’aux États-Unis, on se passe de mains en mains le livre The Feminine Mystique (1963) de Betty Friedan qui tente d’expliquer la tristesse ressentie par des femmes au foyer qui ont pourtant tout pour aller bien. Parmi les œuvres exposées, il y a le tablier en forme de cuisinière de la plasticienne autrichienne Birgit Jürgenssen, qui illustre le drame de la ménagère ne faisant plus qu’une avec les objets de son quotidien. Agrémentée de plaques et d’un four dont la porte est ouverte, cette œuvre suggère autant l’asservissement que la disponibilité sexuelle.
Ne les libérez pas, elles s’en chargent
Le deuxième thème abordé par l’exposition est l’enfermement, autre motif récurrent de l’art féministe des années 1970. En réaction aux diverses restrictions et oppressions vécues, les artistes filent la métaphore de la cage, en s’enroulant par exemple le visage et le corps d’une ficelle afin de rendre palpable leur sensation d’étouffement. Gabriele Schor, la commissaire, note qu’il est frappant de constater que de nombreuses artistes, sans même se côtoyer, ont recours à des outils similaires pour représenter leur sentiment d’enfermement. Si les œuvres ne présentent pas de solution concrète pour sortir de cette captivité, le fait que les artistes utilisent leurs propres corps comme médium est déjà une émancipation en soi. Dans la performance Burial Pyramid, l’artiste cubano-américaine Ana Mendieta filme son corps enseveli par les pierres du site archéologique de Yagul à Oaxaca au Mexique. Sous l’effet de sa respiration, elle parvient progressivement à faire tomber les pierres et à s’en libérer.
Vient ensuite le thème de la sexualité, partie dans laquelle il est finalement assez peu question de plaisir, de désir ou de sexe. Alors que le texte introductif annonce des œuvres censées « s’élever contre la réduction de la femme à un objet de plaisir et contre le regard masculin voyeur dont sont empreintes les représentations de nus féminins depuis des siècles », on ne verra pas autre chose. Outre les œuvres évoquant les menstruations, qui sont pour le moins hors-sujet, pas un mot ni une œuvre n’évoquent la pornographie ou le travail du sexe autrement qu’en surface, alors même que ce sont des sujets de discorde au sein des mouvements féministes de l’époque. On regrette particulièrement l’absence du travail de l’artiste britannique Cosey Fanni Tutti dont les performances transgressives vont au-delà du discours. Refusant la posture de l’artiste voyeuriste, elle s’infiltre et exerce dans le commerce du sexe afin de pouvoir créer puis racheter sa propre image.
Nos identités ne sont pas des rôles
Alors que la publicité est en plein essor, la société occidentale d’après-guerre véhicule déjà des standards de beauté inatteignables. Ces diktats, qui font l’objet du quatrième thème de l’exposition, sont l’occasion pour les artistes de l’époque de s’ériger contre les canons véhiculés par la télévision et les concours de beauté. Sur un ton légèrement redondant, elles usent de leur nudité pour prouver qu’elles sont libres de le faire. Alors que les années 1970 marquent le début d’un questionnement autour du genre et des réflexes essentialistes réduisant les femmes à leur prétendue essence biologique, l’exposition tourne autour de ces problématiques sans les adresser frontalement. Le cartel d’introduction parle de lui-même : « le corps, souvent nu, devient alors un support artistique, un moyen d’expression esthétique essentiel ». On (re)découvre cependant avec enthousiasme les œuvres d’ORLAN ou de Gina Pane, qui ont toutes deux été pionnières du travail sur le corps, sa modification et sa mutilation. Le propos de ces artistes dépasse la critique des normes établies en invoquant la monstruosité ou la douleur mais il semble avoir été poli et adapté version grand public. Bien que radical, leur propos reste accessible et il est regrettable de le voir amoindri. C’est dire combien on peine encore aujourd’hui à montrer et parler d’autre chose que de beauté lorsqu’il est question d’injonctions faites aux corps féminins.
La dernière partie de l’exposition explore les identités et d’emblée, il y a comme un malaise. On y lit que « les femmes racisées ont tout particulièrement été exclues de la scène artistique blanche principalement masculine, non seulement en raison de leur genre et de leur classe sociale, mais aussi de leur appartenance raciale ». En plus de répéter cette même exclusion en réunissant les artistes racisées à la toute fin de l’exposition, un parallèle hasardeux est tracé entre leurs œuvres et les « jeux de rôles » auxquels s’adonnent des artistes majoritairement blanches. À l’exception d’Ana Mendieta, qui est parvenue à se frayer un chemin sur la scène artistique féministe, le travail des artistes racisées fut presque entièrement invisibilisé. Elles étaient pourtant actives et engagées, à l’instar d’Adrian Piper, qui aborde dès les années 1970 les questions de genre et de race à travers ses performances. Malheureusement, dans l’histoire de l’art comme dans l’exposition à la Mécanique Générale, ses œuvres manquent à l’appel. Saupoudrer un semblant d’intersectionnalité à la dernière minute dénote d’un choix curatorial visant à répondre aux problématiques actuelles sans s’y pencher réellement. La pauvreté du travail de contextualisation empêche de prendre toute la mesure de l’effacement des artistes racisées tant dans les cercles artistiques que dans les mouvements féministes.
« Faire voir ce qui nous crève les yeux »
D’Elles font l’abstraction au Centre Pompidou à Une avant-garde féministe aux Rencontres d’Arles, on a parfois le sentiment que les expositions estampillées féministes répondent à un agenda marketing et permettent aux institutions de se donner bonne conscience. Et s’il est relativement inédit de voir autant d’œuvres radicales d’artistes femmes réunies au même endroit, le propos ne suit pas. Aussi déprimant que ce soit, les problématiques féministes actuelles sont sensiblement les mêmes qu’il y a cinquante ans. Le fait de proposer une exposition sur l’avant-garde féministe des années 1970 sans démarche réflexive ou propos un tant soit peu engagé est du même ordre que porter un tee-shirt « we should all be feminist ». D’après les mots de Christoph Wiesner, l’ambition des Rencontres d’Arles était cette année de « faire voir ce qui nous crève les yeux mais qui prend tant de temps à apparaître ». Espérons que cette apparition se traduise de manière plus concrète à l’avenir, dans les expositions comme ailleurs.
Image à la une : Francesca Woodman. Visage, Providence, Rhode Island, 1975-1976. Avec l’aimable autorisation de The Woodman Family Foundation / Artists Rights Society (ARS) / Bildrecht / COLLECTION VERBUND, Vienne.