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Porn Process : comment le collectif bruxellois Les PéPé·e·s s’empare du porno

Porn Process : comment le collectif bruxellois Les PéPé·e·s s’empare du porno

« Fissurer l’industrie hétéro-patriarcale du porno » en s’y frayant une place, par et pour les concerné·es : telle est l’ambition du Porn Process, porté depuis cinq ans par le collectif queer bruxellois les PéPé·e·s. Iels seront de passage à Paris ce dimanche pour la cinquième édition du Marché de l’Illustration Impertinente, grand messe érotique de l’automne.

Fondé en 2017 dans le cadre d’un projet d’études, le Porn Process (ex-Porn Project) regroupe une dizaine de personnes queers qui, portées par « l’urgence de créer des images de [leurs] individualités », réalisent des films porno en autogestion et sans financement. Sur les tournages, « en mixité choisie sans mec cis », l’idée est que chacun·e puisse s’emparer des images pornographiques, en se familiarisant aux différents rôles, de la performance à la technique, en passant par le scénario et le montage. Iels sont invité·es au Marché de l’Illustration Impertinente du Hasard Ludique, l’événement coquin qui réunit 30 illustrateurices érotiques et une dizaine d’animations sexy pendant le première week-end d’octobre. Le collectif y animera une projection-discussion autour de leurs films Ya personne qui nous regarde et Écoutez-moi le 2. Pour cette occasion, on a rencontré LoupKass, aurore et Hallux, trois membres du collectif.

Ce qui me trouble dans la pornographie, c’est qu’une image et des histoires puissent directement provoquer des choses sur un corps.

aurore, Porn Process

Manifesto XXI – Quelles ont été les réflexions derrière la création du Porn Process ?

aurore : En octobre 2017, dans le cadre de mes études à l’ERG [École de Recherche Graphique à Bruxelles, ndlr], j’ai organisé pendant 6 mois des réunions mensuelles sur les questions de pornographie, en invitant des gens à venir. On parlait de nos rapports aux images, de nos fantasmes, nos désirs. Et on a organisé un tournage parce qu’on ne pouvait simplement plus se satisfaire de la théorie. On a décidé de passer à l’acte, avec un tournage de 3 jours, et c’est dans ce cadre que Loup et Hallux ont débarqué. C’est-à-dire que le groupe des réunions mensuelles s’est retrouvé sur le tournage avec une autre moitié de personnes « neuves ».

Moi, j’aime raconter des histoires, je vois le monde comme ça, donc c’est à cet endroit que je me sens actant·e et politique. Au moment de la création du Porn Process, la pornographie condensait les questions que je me posais, avec les notions d’intime et de politique, de cadre et de représentation, de sexualité, de désir, de mise en relation et de manières d’être au monde. Il faut dire que ce qui me trouble dans la pornographie, c’est qu’une image et des histoires puissent directement provoquer des choses sur un corps.

2019 © PornProject

Hallux : Pour moi, la réflexion derrière les tournages, c’est comment on questionne le porno aujourd’hui. Quelles images sont véhiculées, comment on peut montrer d’autres sexualités. Tout le porno mainstream qu’on trouve sur internet est fait d’après un regard masculin, donc c’est voir comment changer la donne, en partant de nos désirs, de nos corps, de ce que nous on a envie de faire.

Le porno est figé dans cette dimension d’éthique depuis longtemps, depuis sa définition, c’est un peu épuisant.

aurore, Porn Process

Comment définiriez-vous le porno ?

aurore : Le porno est d’abord un genre cinématographique. Moi j’ai appris à faire du cinéma avec le porno. J’en ai consommé beaucoup, et il y a des pornos. Quand on en fait, il faut quand même se renseigner sur l’historique. D’ailleurs, on avait demandé à une amie de nous faire une re-situation historique du porno, que je trouve importante.

En 1832, le mot « pornographique » débarque, en 1834 « pornographe » et en 1840 « pornographie ». En français, le mot entre donc au dictionnaire en tant qu’adjectif d’abord, en même temps que « photographique ». La « pornographie », donc le sujet-même, apparaît en dernier. Il y a eu plusieurs définitions, mais au bout d’un moment ça se stabilise en « ce qui outrage les bonnes mœurs » et « la représentation sexuelle sans ambition artistique et avec l’intention délibérée de provoquer l’excitation sexuelle ». Actuellement, dans certains films, on peut voir apparaître le « à caractère pornographique ». La pornographie joue sur la notion d’obscénité, qui signifie « qui blesse ouvertement la pudeur ». Elle est donc toujours liée à la morale ou au juridique, c’est-à-dire que comme c’est obscène, il y a un tort fait à un pan de la population, il y a une victime et une espèce de crime. Et la société là-dedans a une mission régulatrice. Ce qui pose la question de comment on détermine l’obscénité. Ça dépend des époques, des cultures, des contextes qui fabriquent le regard. Voilà pour la petite définition. Après on a le post-porn avec Annie Sprinkle, etc. mais je m’arrête là.

Vous dites que vous ne vous retrouvez pas dans le concept de « porno éthique », et préférez parler de processus. Pourquoi ça ?

aurore : Le porno est figé dans cette dimension d’éthique depuis longtemps, depuis sa définition en fait, c’est un peu épuisant. L’éthique est en rapport avec la morale dans le sens courant, c’est ce qui est bien et mal, c’est dichotomique. Nous déclarer « porno éthique », ça signifierait qu’il y a du porno « pas éthique » donc ça voudrait dire qu’on est mieux que les autres. Plein de sortes de porno se jouent à des niveaux différents, dans les manières de faire, selon si c’est rémunéré, selon à qui ça s’adresse. 

Oui, on accorde une importance à la manière de faire, au processus, mais ça ne fait pas de nous un porno éthique pour autant. Parce qu’on évite jamais les erreurs, les maladresses. On vient de ce système-là, qui nous a construit·es, donc je ne vois pas pourquoi on ne le rejouerait pas. Quand on parle de processus, c’est : « On rejoue certaines choses de cette société parce qu’on n’en est pas extérieur·es, mais on va quand même essayer de les comprendre et de les désengranger, de les désamorcer. » Pour moi, un processus c’est s’attacher, fonctionner ensemble depuis nos contradictions, être responsables de nos relations, affections, images, et dans un temps qui n’est pas capitaliste. On bosse souvent à l’urgence, mais les Porn Process sont des temps longs, qui durent deux ans pour une saison, et ça, c’est assez neuf, unique.

LoupKass : Je pense qu’on nous colle cette étiquette de porno éthique parce qu’on questionne les rapports de pouvoir, il y a énormément de réflexions dans notre production. Quand on fait des films, on met beaucoup de ce qu’il se passe quand la caméra coupe, et le fait d’avoir ça nous connecte beaucoup plus à l’humain, ce qu’il n’y a pas dans le porno mainstream. Avec l’idée de porno éthique, c’est aussi comment on prend soin des performeur·ses.

Ce qui m’intéresse dans la fabrication d’un film, là où je place le politique, c’est que cette image perde cette objectivité ou neutralité contemporaine. J’ai besoin d’images qui soient incarnées.

aurore, Porn Process
Sex l’air de rien, 2019 © PornProject

En regardant Ya personne qui nous regarde, j’ai justement trouvé intéressant que porno et tournage ne fassent qu’un : on ne regarde pas simplement un objet pornographique, on assiste également à sa fabrication. En quoi c’était important pour vous de montrer les « backstages » ? Ça peut permettre de mieux comprendre le film ?

Hallux : Ça permet de comprendre ce qu’il se passe en dehors des scènes de sexualité filmées, oui. Mais filmer les backstages, introduire les caméras dès notre arrivée sur le tournage, c’était surtout important pour nous, pour qu’on s’habitue aux dispositifs. Certaines personnes, dont moi, n’avaient jamais tenu de caméra, ne savaient pas du tout comment faire. Ça nous a permis de nous familiariser avec cet objet, en filmant, dès le premier soir, à des endroits et moments où il n’y avait pas de pression du résultat. Ça permettait aussi, à l’inverse, de s’habituer à être filmé·e en toutes circonstances. À la fin, je disais : « De toute façon maintenant je peux baiser dans toutes circonstances, avec plein de monde autour, il y a pas de problème. »

Ya personne qui nous regarde est le seul film qu’on n’a pas vraiment scénarisé. Et toute cette improvisation n’aurait pas été possible sans les deux jours filmés avant.

Hallux, Porn Process

aurore : Ça peut permettre de mieux comprendre comment on fabrique une narration, parce que faire un film, c’est faire des choix en permanence. C’est une manière d’accéder au film, et ça fait notamment écho au voyeurisme, le processus même du cinéma, le male gaze, la pulsion scopique, qui peuvent exciter aussi. On est un écosystème, une équipe qui fabrique quelque chose, donc toutes les images qu’on considérerait normalement comme extérieures, elles font ici partie du tournage. C’est juste qu’on n’a pas l’habitude de les voir forcément. 

LoupKass : C’est hyper intéressant, ça nous connecte beaucoup aux performeur·ses. Mais je ne suis pas sûr que ce soit obligatoire, qu’on ait forcément besoin de comprendre le porno. Il y aussi un truc de simple objet d’excitation, qui est hyper ok.

Ya personne qui nous regarde, 2019 © PornProject

Vous expliquez qu’il est important pour vous de montrer qui filme, que l’on voie qui est derrière la caméra, pour que l’on puisse « situer » ce regard, et non pas faire comme si la caméra était « objective ».

aurore : Je suis très inspirée par Nathalie Magnan, dans son film Donna Haraway Reads ‘The National Geographic’ on Primates. C’est elle qui filme Donna Haraway, et on la voit apparaître dans un miroir, tenant la caméra. Personnellement, ce qui m’intéresse dans la fabrication d’un film, là où je place le politique, c’est que cette image perde cette objectivité ou neutralité contemporaine. J’ai besoin d’images qui soient incarnées. 

D’après moi, une des façons de faire sentir qu’elle est incarnée et pas objective, c’est de voir apparaître la personne qui filme. En tout cas, de sentir que la caméra est tenue, qu’elle est portée par un corps qui agit lui aussi. C’est un corps cyborg un peu, parce qu’il porte une caméra, et depuis ce corps il y a des prises de risque, des hésitations. C’est vrai que ça se place aussi pas mal dans les réflexions sur le female gaze et le queer gaze

Situer ce film, situer qui prend la caméra à tel moment, ça permet d’affirmer des corps et des identités qui prennent peu la parole. Nous, on fonctionne en mixité choisie sans mec cis sur les tournages, et c’est à nous de faire les récits maintenant.

Quoi qu’il en soit, mon corps n’est ici plus mon corps mais un objet politique, dans sa grosseur, dans le fait d’être racisé.

Hallux, Porn Process

La quasi-totalité des personnes sur le tournage sont passées devant et derrière la caméra. Quel effet cela a-t-il eu ?

Hallux : On a essayé de tous·tes passer par tous les rôles. La performance n’était pas un pré-requis, parce qu’on sait à quel point ça peut être difficile par rapport à nos corps. Je trouve ça intéressant, parce que des personnes qui sont arrivées pour la technique sont passées dans la performance, et inversement. Ce croisement a permis de réaliser ce que c’est de faire un film, toutes les étapes que ça engage. Moi je suis venu·e plutôt pour la performance, et le fait d’avoir la caméra en main m’a permis de me rendre compte de cette partie voyeuriste, qui m’excite.

LoupKass : C’était une grande découverte, je me retrouvais face à des personnes que je ne connaissais pas vraiment. C’est une expérience collective, et le fait d’interchanger les rôles, c’est blindé d’apprentissages. Quand je tiens la caméra, c’est moi qui maîtrise l’image, et là je n’étais pas tout le temps maître de mon image. Il y a des rapports de pouvoir entre performance et technique, là on était un peu tous·tes au même endroit. 

aurore : Quand je me suis retrouvé·e à sexer, je voyais tout le dispositif autour. Ça ne m’a pas donné du plaisir de me savoir filmé·e, mais ça ne m’a pas dérangé·e. Le fait qu’on m’ait demandé en permanence si c’était ok, qu’il y ait une conversation tout le temps, ça a fait beaucoup de bien à mon corps.

Au montage également, les personnes présentes dans les scènes avaient-elles un droit de regard ?

Hallux : Oui, on montait en binôme ou à trois, avec les personnes présentes dans les scènes, et c’était vraiment un casse-tête. Pour la plupart, c’était la première fois qu’on se voyait faire du sexe en vidéo à cette échelle. Et je pense qu’il y a eu cette confrontation difficile à nos corps, à nos complexes. Certaines personnes censuraient beaucoup les images d’elles-mêmes.

Moi, à ce stade, j’avais déjà un parcours de : « Quoi qu’il en soit, mon corps n’est ici plus mon corps mais un objet politique, dans sa grosseur, dans le fait d’être racisé. » Pour moi, il y avait déjà cette distance par rapport à ce corps, je ne me suis pas du tout censuré·e. Je me disais même : « Si là mon corps ne me plaît pas, je vais le montrer encore plus. » Parce qu’il y a sûrement quelque chose à montrer, et ça peut parler à des personnes qui pourraient s’identifier. 

Voir Aussi

Performer des rôles prédéfinis par la société, masculins ou féminins, m’a permis de soigner certains traumas, d’aller plus loin dans ma sexualité.

Hallux, Porn Process

Vous parlez de pulsion scopique, de male gaze. Pensez-vous qu’on peut aller au-delà de ce regard masculin dans le porno, ou du moins se le réapproprier ?

Hallux : J’irais dans l’idée qu’on ne peut pas trop se défaire du male gaze, parce qu’il est constamment là, il régit toute notre culture. Mais se le réapproprier, oui. C’est ça qu’on fait.

L’excitation et les désirs, le fait qu’on soit plus attiré·e par une personne grosse ou mince par exemple, c’est culturel. Parce qu’il existe des discriminations, un culte de la beauté, un esthétisme différent selon les périodes, les époques et les pays. Tout ça influence notre sexualité. L’intérêt dans ce tournage, et dans les autres à suivre, c’est qu’on questionne ça. Ça veut pas dire qu’on ne va pas retomber dedans, parce qu’on en est tellement imprégné·e, mais qu’on se réapproprie ces codes. Si on est excité·e par une levrette, très bien. Mais comment on la fait, comment on la montre ? On avait cette mixité choisie, et je pense que ça montre aussi quelque chose, le fait qu’on puisse rejouer des scénarios qui sont imprégnés du male gaze, mais sans mec cis.

Personnellement, performer des rôles prédéfinis par la société, masculins ou féminins, m’a permis de soigner certains traumas, d’aller plus loin dans ma sexualité. Et ces traumas sexuels ont pu se soigner parce que c’était fait dans une bienveillance et un consentement total. Même dans la diffusion des images, j’ai toujours accès aux images de mon corps et de ma parole, je peux choisir de comment je veux les diffuser. Et si je veux revenir dessus, ce sera respecté. C’est ça qui est important. 

Ça nous a été reproché aussi, de rejouer certains rapports dominants. J’ai envie de répondre que le fait qu’on ne soit pas de classes dominantes, ce n’est pas rejouer, c’est se réapproprier.

Chez nous, ce qui pourrait faire « des regards queers », ce serait la collectivité.

aurore, Porn Process

Vous diriez que le Porn Process met en scène un regard queer ?

aurore : Il n’y a pas un regard mais des regards. La plupart des histoires, de façon générale, c’est toujours un ou une héro·ïne qui fait des actions grandiloquentes. Chez nous, ce qui pourrait faire « des regards queers », ce serait la collectivité. Ce sont des personnes qui interagissent, qui baisent, qui ne sont pas d’accord. On ne cherche pas à résoudre des questions mais à se poser les bonnes. Celles qui font du sens pour tous·tes et dont on peut s’emparer. Faire du commun depuis là.


Retrouvez l’équipe du Porn Process pour une projection-discussion au Hasard Ludique pour le Marché de l’Illustration Impertinente, les 1 et 2 octobre. Au rendez-vous il y aura donc des dizaines d’illustrations sensuelles et un espace dédié à la micro-édition. L’artiste néerlandais·e non-binaire Hilde Atalanta qui a réalisé l’affiche de cette édition y exposera notamment sa Vulva Gallery.

Pour aller plus loin, les recos de pornos queers et féministes de Porn Process :

Films

  • Hold me tight de Leo Luna
  • When we are together we can be everywhere de Marit Ösberg
  • Too much Pussy d’Emilie Jouvet
  • Spit and Hashes de Maria Beatty
  • Yes, we fuck! d’Antonio Centeno et Raúl de la Morena
  • The Raspberry Reich de Bruce LaBruce

Performances, spectacles et acteur·ices

Poésie

  • Fiévreuse Plébéienne d’Elodie Petit


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Contact : leprnprocess@gmail.com
Image à la Une : Pussyplay, 2019 © PornProject

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