Perfume Genius a dévoilé le 15 mai Set My Heart on Fire Immediately, un cinquième album puissant dans lequel les guitares électriques frénétiques tranchent avec la douceur d’un piano. Il sonne comme le bilan musical d’une période révolue, la synthèse d’une réflexion intime sur la mélancolie amorcée depuis dix ans. L’artiste américain regarde désormais le présent avec une admirable résignation.
Ancien toxicomane avéré, alcoolique reconnu, Mike Hadreas poste ses premiers morceaux sur internet en 2007 sous le pseudonyme de Perfume Genius, après avoir tenté de soigner ses addictions. Il enregistre son premier album Learning en autonomie et obtient une publication sur le label Matador qui l’accompagne toujours aujourd’hui. Minimaliste et morose, le son d’une voix couplée à des mélodies de piano amères caractérise une première partie de son œuvre couvrant ses deux premiers disques. Son troisième disque Too Bright, sorti en 2014, posait les jalons d’une musique pop-rock resplendissante dans ses sonorités et déchirante dans les thèmes qu’elle aborde. Transpercée par la mort, souillée par la drogue, animée par le sexe, la musique de Perfume Genius sublime le mal et terrasse le vice à mesure qu’elle examine avec toujours plus d’intensité, de perspicacité, les profondeurs de l’introspection. Alors comme l’artiste, on retient sa respiration quand ce nouvel album s’ouvre sur cette phrase, « Half of my whole life is gone »…
Le rendez-vous était fixé dans le quartier de Belleville au début du mois de mars, mais c’était sans compter sur l’imprévu d’une épidémie qui pousse l’artiste américain à annuler sa venue à Paris. Deux semaines passent, je quitte Paris pour Rouen, le ciel est gris et l’air sent l’humidité. Nous convenons avec son attaché de presse d’une discussion par téléphone, à la fin d’une journée monotone. Mike Hadreas me répond depuis les États-Unis. À l’autre bout du monde la journée ne fait que commencer.
Manifesto XXI – Je souhaite commencer par te féliciter. Set My Heart on Fire Immediately est un très bon album, et j’ai déjà une affection particulière pour No Shape, un de mes albums favoris. Je me demande comment ta musique va évoluer après ce succès.
Perfume Genius : Oh cool ! Je suis content de l’entendre. Ma musique change d’album en album. Avant leur sortie, j’espère toujours que le public sera réceptif.
Le titre de l’album suggère une requête pressante, une demande urgente. Comment cette image de ton cœur sur un bûcher t’est-elle apparue ?
Aujourd’hui je suis habité par un sentiment d’avidité. J’ai l’impression d’avoir toute la vie devant moi, ce qui me procure un bonheur effrayant, un sentiment de férocité. J’ignore combien de temps cela va durer, peut-être juste une nuit, mais j’ai envie de tout posséder maintenant. D’avoir été seul pendant une longue période m’a donné envie d’apprendre à découvrir de nouvelles personnes, de me laisser habiter par des sentiments ou des énergies d’intensités différentes. En fait, j’ai l’impression de m’être réveillé et je veux posséder tout ce qu’il y avait dans mon rêve.
Avec cet album-ci je me demande comment fuir la fantaisie pour revenir vers des personnes réelles, authentiques.
Perfume Genius
On ressent cette avidité dans l’album. Contrairement à Too Bright ou Put Your Back N 2 It qui sont imprégnés d’une triste mélancolie, Set My Heart on Fire Immediately sonne paradoxalement, comme un album optimiste.
Mes albums précédents évoquaient surtout une fuite vers l’imaginaire. Je me plongeais dans des mondes que j’inventais plutôt que d’affronter le monde extérieur. J’étais à la recherche d’une transcendance existentielle. Aujourd’hui j’ai davantage l’impression que je peux trouver ce que je cherchais ailleurs dans le monde réel. Tout ce dont j’ai besoin se trouve ici.
Dans No Shape, j’essayais d’échapper à la réalité en me réfugiant dans une fantaisie, par une fuite. J’ignore ce que j’y recherchais mais j’y songe encore de temps en temps. Avec cet album-ci je me demande comment fuir la fantaisie pour revenir vers des personnes réelles, authentiques.
Je me sens utile par la musique, parce que je peux aider d’autres gens. J’essaie d’écrire et de chanter à propos de choses qui peuvent aider.
Perfume Genius
Tu sembles plus en accord avec toi-même, as-tu l’impression d’avoir débuté un nouveau chapitre ?
Chaque jour est différent. Je me sens plus connecté avec moi-même mais je suis aussi très agité, j’ai peur que tout puisse m’échapper. J’essaie d’être reconnaissant pour ce qui existe dans l’instant présent. Je sais qu’il peut encore y avoir de fortes marées mais malgré mes variations d’humeur, j’ai conscience que je peux prendre soin de moi et de mon entourage, ce que j’ignorais auparavant. Le thème principal de l’album est la solidité, c’était l’idée de départ.
Tu insistes aussi beaucoup sur les notions d’acceptation, de tolérance. Comment expliques-tu cela ?
Si je me sens aussi avide, c’est parce que les choses ne sont pas si hostiles que ça. J’ai vraiment envie d’attraper toutes les personnes auxquelles je tiens et partir ailleurs, dans un autre monde. Mais j’ai conscience qu’il faut rester et faire face, se battre pour rendre notre environnement et notre entourage meilleurs. Je me sens utile par la musique, parce que je peux aider d’autres gens. J’essaie d’écrire et de chanter à propos de choses qui peuvent aider.
Lorsque j’écoute ta musique, il y a quelque chose de libérateur, c’est comme un endroit de paix.
C’est ce que j’essaie de communiquer aux gens, sûrement parce que je n’arrive pas à trouver cette paix pour moi. J’en ai parfois des aperçus, mais je ne l’ai jamais expérimentée de manière permanente. Si je peux la trouver pour une durée de trois minutes, je cherche à la graver sur un morceau de musique.
Set My Heart on Fire Immediately rassemble tout ce que j’ai appris en grandissant, musicalement parlant.
Perfume Genius
En écoutant l’album, j’ai eu l’impression d’entendre une synthèse de toutes tes productions précédentes. On y trouve à la fois des ballades minimalistes et mélancoliques mais aussi des morceaux pop lumineux rythmés et mélodiques. As-tu l’impression de te situer à un point médian entre ce qu’il y a eu avant, comme tu l’évoquais, et aussi ce qui viendra après ?
Au départ, j’étais obsédé par l’idée d’un rendu minimaliste. J’étais très soucieux aussi d’écrire des paroles qui parlent à tout un chacun. Lorsque j’essayais de faire des choses différentes, j’avais l’impression d’en faire trop, de perdre mon propos. Quand j’ai commencé à travailler sur Put Your Back N 2 It, j’ai réalisé que ma musique ne devait pas seulement s’adresser aux autres mais qu’elle peut aussi avoir du sens pour moi. Je ressens à présent que mes différentes manières de procéder au fil des années se sont harmonisées, c’est satisfaisant. Set My Heart on Fire Immediately rassemble tout ce que j’ai appris en grandissant, musicalement parlant.
L’idée d’harmoniser tes méthodes de travail et d’arrêter de procéder par expérimentation a-t-elle été un choix conscient ?
Je pense qu’il y aussi beaucoup de confiance. Je me sens en contrôle de ma musique. C’est compliqué à expliquer. Je peux créer du « contenu » pour tous les sentiments, mais avec de la réserve, du contrôle. Je gère ce contenu. Alors qu’avant je laissais tout aller, sauvagement. J’expérimentais beaucoup. Je me demandais si j’étais vraiment un chanteur, si je pouvais faire des disques. À chaque fois que je terminais un morceau j’étais surpris, pendant des années.
J’expérimente toujours aujourd’hui mais en ayant confiance dans les outils que j’utilise, parce que je les connais. Je ne suis plus surpris quand je termine un morceau parce que je suis dans une situation de confiance par rapport à ma musique.
Tu utilises d’ailleurs ta voix sur cet album comme un outil que tu maîtrises parfaitement, tu explores sa puissance.
Je n’aurais jamais été capable de faire ça il y a quelques années. Même dans le traitement de ma voix, j’utilise de moins en moins d’effets, notamment la reverb. La distance entre ma voix et mes auditeurs s’atténue. Cela m’aurait terrifié à l’époque.
Quand tu travaillais sur No Shape, tu as confié à des journalistes que la composition de l’album avait été influencée par la musique de Bruce Springsteen. Tu as notamment été touché par sa façon de faire « de la pop brillante ». Pour celui-ci, tu as choisi de collaborer avec des musiciens qui ont travaillé sur les premiers albums de Tori Amos ou de Fiona Apple. Est-ce que la pop des années 90 a été une inspiration ?
Tous les musiciens avec lesquels je collabore ont travaillé sur mes albums préférés. C’est complètement fou de travailler avec ces musiciens que j’admire. On a enregistré en live, on était tous ensemble dans le studio et on jouait tous ensemble. Puisque l’album explore le temps présent, je voulais que les morceaux sonnent comme l’instant de l’enregistrement, qu’on puisse ressentir la pièce du studio d’enregistrement. Pour ce qui est de Tori Amos et Fiona Apple, je les écoutais durant mon adolescence, et je les écoute toujours de temps en temps. Mais ce qui m’a vraiment inspiré pour cet album, ce sont les crooners des années 50 à 60.
Pour terminer, tu as continué de collaborer avec ton compagnon, Alan Wyffels. Comment votre collaboration évolue-t-elle ? Est-ce différent de vos débuts ensemble ?
C’est très ouvert. Avant je commençais par écrire le morceau seul, une fois le morceau terminé je lui faisais lire et puis il commençait à jouer en fonction de ce que le morceau lui inspirait. On partait de ça. Aujourd’hui sa participation est différente. Il écrit et chante avec moi ; sa présence dans ma musique, autant que lors des performances scéniques, est plus importante. Même si on ne voit que moi, puisque c’est moi qui donne les interviews, qui apparais dans les clips ou sur les photos, il est une grande partie de ma musique. Je ne sais pas comment l’expliquer ; ma musique se concentre sur moi, sur mon histoire, mais le projet est nôtre.
Avez-vous déjà songé à officialiser un projet qui porterait vos deux noms ?
J’ai eu cette idée, mais je ne pense pas que je serais autorisé à le sortir. Peut-être que ça sortira un jour sous un autre nom, je ne sais pas. J’ai plus d’idées qui sont moins accessibles, et peut-être que je devrais faire un projet moins accessible. Qui sait.