Dans le cadre du festival Parallèle, l’exposition La Relève 4 – présentant les travaux de jeunes artistes diplômé·es de moins de trois ans – se déploie dans plusieurs institutions artistiques de Marseille. Retour sur une édition témoin des problématiques féministes, post-coloniales et environnementales traversant notre époque.
Veiller. Comme un rituel au coin du feu entouré des siens, comme un prodige, une éclipse, une mort et une renaissance venant percer l’obscurité de la nuit. C’est sur cette idée de base, tirée du travail du collectif haïtien The Living and the Dead Ensemble, que l’équipe Parallèle s’est appuyée pour façonner la dernière édition de son festival. Veiller comme un acte de résistance, une pulsion créative, contagieuse, un mot de passe que l’on se susurre à l’oreille et que l’on retrouve dans chacune des propositions de l’exposition La Relève 4. Car, comme depuis quatre ans, l’équipe de programmation renouvelle cette proposition d’exposition collective rassemblant les travaux d’artistes fraîchement sorti·es d’école.
L’exposition est pensée comme un circuit, créant un maillage entre différentes institutions marseillaises : la galerie art-cade, Buropolis, la compagnie en partenariat avec Coco Velten, le Centre Photographique Marseille, le Château de Servières. Chaque lieu – ateliers d’artistes et espaces d’expérimentations pour les uns, lieux de monstration pour les autres – nous happe par sa sensibilité propre, au gré d’un cheminement plongeant le·la spectateur·ice dans toutes les nuances du thème de la veillée.
Le 13 janvier, le vernissage bondé de la galerie art-cade marquait l’ouverture officielle du festival. Dès l’entrée dans le sas des anciens bains-douches de la Plaine, la proposition de Chloé Erb, qui se révèlera être le fil rouge de cette quatrième édition, vient faire la médiation. Sa cigale en céramique, chantante, placée à l’entrée de chaque site de La Relève, nous replace dans un contexte géographique spécifique et attise d’emblée la curiosité. Veille-t-elle, ou nous surveille-t-elle ?
Lorsque l’on s’enfonce dans l’espace d’exposition, l’installation mixte HormonoBotanik de Flo*Souad Benaddi nous tire dans une riche réflexion sur les liens entre botanique, médecine et transidentités. Des thématiques qui habitent le travail de cet artiste, qui se décrit comme résident sur « URanus », et qu’il décline sous différentes formes plastiques telles que la sérigraphie, la typographie, l’expérimentation du bois ou encore la céramique.
Plus loin, on se laisse intriguer par l’installation incandescente de Prune Phi, Otherworld Communication, dans une pièce recouverte de tissus satinés. La plasticienne, diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, y questionne les relations entre le monde des mort·es et celui des vivant·es à travers une vieille tradition vietnamienne consistant à l’incinération d’objets votifs. Ici, on y voit, sur un autel sculpté en bois, des appareils électroniques partir en fumée. Prune Phi interroge l’évolution de cette pratique au fil des époques, et l’intégration progressive des nouvelles technologies et de logiques capitalistes se diluant dans cette mémoire.
Penser l’œuvre comme objet
« Il y a la veille au sens d’action, de regarder le monde, de regarder sa pratique, et une veille au sens d’état » explique Raphaël Haziot, coordinateur artistique chez l’association Yes We Camp et membre du jury de présélection de La Relève. Avec sa lecture performée Grèves perlées, associée à deux installations (à art-cade mais aussi au Château de Servières), c’est plutôt ce dernier aspect, l’état de veille, qu’Eloïse Vo explore. Jouant sur un dispositif intégrant le clignement de ses yeux à la vitesse de lecture d’un texte, l’artiste chercheuse nous confronte à l’expérience de l’endormissement et d’une veille collective, empruntant aussi bien aux méditations guidées qu’aux thérapies EMDR.
Au 9ème étage de Buropolis, tiers-lieu temporaire à l’initiative de Yes We Camp non loin du terminus Sainte-Marguerite Dromel, c’est encore un autre regard que propose Gabriel Bercolano : diplômé des Beaux-Arts de Marseille et aujourd’hui résident à Artagon, l’artiste interroge l’œuvre en tant qu’objet, rendant visible son mode de production. Dans son installation créée in situ Sans titre (wall with the image of its own making), il joue sur les échelles et sur un dispositif minimaliste, en nous donnant à voir la superposition d’une trentaine de parpaings. Une action que l’artiste réalise face caméra. La vidéo est alors projetée sur le même nombre de parpaings à l’échelle 1.
Une réflexion autour de l’œuvre-objet que mène également l’artiste originaire de Haute-Savoie Leonard Rachex : dans son projet Babypainting, il a décidé de veiller sur la peinture qu’une amie lui a confiée. À travers elle, le plasticien-performeur construit toute une mythologie et dévoile aux yeux des spectateur·rices ses interrogations de jeune artiste, pris dans la tension entre le poids du discours et la production matérielle traversant l’art contemporain.
Imaginaires nocturnes et rituels
Dans le couloir grinçant qui jouxte l’espace d’exposition à Buropolis, le plasticien Corentin Laplanche Tsutsui, passé par les Arts Déco de Paris, nous transporte dans ses divagations nocturnes. Avec Ombres projetées, il met en lumière des clichés de nuit, des instants saisis au vol à travers trois continents, vidéo-projetés sur une plaque de verre en suspension. Une expérimentation plastique qui nous laisse comme hypnotisé·es par cette poésie qui se dégage dans l’obscurité silencieuse.
En écho, au Château de Servières, Xiaoke Song fait état des vues capturées de nuit autour de chez elle pendant le confinement. La jeune artiste issue des Beaux-Arts de Nantes avait entrepris de marcher le long de la côte Atlantique depuis 2018, avant d’être interrompue par les mesures sanitaires en 2020. Mais poursuivant ce travail au fil des balades dans son quartier, l’œuvre qu’elle expose aujourd’hui, D’autres longues nuits ont passées, mais nous étions tous encore éveillés, dissèque les façades qu’elle rencontre, imagine les profils, les histoires qui se cachent derrière ces murs à travers son appareil photographique. Elle travaille ensuite les clichés sous forme de dessins exécutés au stylo sur des post-it, revisitant ainsi les imaginaires nocturnes d’une façon très intime.
Suspendus au plafond de la nef centrale du Centre Photographique Marseille, treize clichés flottent dans l’espace. La série Bona Nit de la photographe Emma Tholot donne à voir des corps juvéniles qui se déploient dans l’air, auréolés de lumière. Ici, la palette chromatique est chaude, solaire, reflétant parfaitement l’environnement qu’elle documente : le territoire méditérannéen, et plus précisément l’Espagne. Un pays que l’artiste explore à travers ses rites et coutumes tout en questionnant en filigrane l’impact du tourisme de masse sur ce territoire et sur la dissolution de ces mémoires.
C’est la veillée au sens de rituel, de veillée funéraire, que l’artiste Aglaë Miguel, basée en Creuse, s’approprie quant à elle avec son installation hypnotique Candélous présentée au Château de Servières. Composée d’une vidéo de photos d’archives et de documents personnels projetés sur des blocs de cire et des pans de dentelles, cette composition enveloppe l’espace muséographique, nous donnant la sensation d’être aspiré·es dans l’œuvre.
Mémoires des corps et des cultures
Mais ce qui nous frappe peut-être le plus dans cette exposition plurielle, c’est le regard de cette génération d’artistes, témoins d’un monde en mue et qui n’hésitent pas à manifester avec force leurs engagements. « On sent qu’il y a une vraie réflexion, une histoire qui se joue en termes de post-domination, de post-patriarcat, de point de vue décolonial. Les artistes se questionnent de plus en plus sur ce qui se passe à côté de leur pratique, sur les engagements sociétaux qui entrent en résonance avec leur travail. Il y a un regard sur le système, un pas de côté vis-à-vis de l’œuvre. On rentre dans une logique, dans une période de coopération, plus que de compétition » analyse Raphaël Haziot.
Le travail de Sacha Rey – présenté par la compagnie en partenariat avec Coco Velten – cristallise parfaitement cet enjeu. Dans son court-métrage documentaire To Wander So Many Miles in Vain réalisé pendant le premier confinement de 2020 à Rio de Janeiro, l’artiste – diplômé·e des Beaux-Arts de Paris – suit la chanteuse Angelica De Paula, déclamant dans cette « ballade filmique » son quotidien de femme racisée dans le Brésil de Bolsonaro, alors englué dans une crise sanitaire ayant des répercussions dramatiques chez les communautés noires et pauvres. Cette vidéo nous saisit au vol, nous rappelant l’intrication de multiples crises n’ayant pas les mêmes répercussions d’un pays à l’autre, ni d’un corps à l’autre.
L’artiste Vehanush Topchyan, sortie de l’École supérieure d’art et de design de Toulon, nous pousse quant à elle à nous pencher sur le génocide arménien et plus spécifiquement sur le destin de milliers d’orphelin·es, laissé·es-pour-compte à l’issue de cet épisode historique. Dans son œuvre Cité d’orphelins, l’artiste projette sur un bout de tissu – le même que celui utilisé pour habiller les enfants dans ces orphelinats – une photographie de ces jeunes gens, aux regards vitreux et aux teints blafards. Autant de figures fantomatiques qui ne doivent pas être oubliées et dont la présence infuse dans ce vaste sous-sol à la lumière tamisée de Coco Velten.
Chez Nabila Halim, exposée au Centre Photographique, c’est le multi-culturalisme et ses origines marocaines qui sont invoqués à travers ses « colis du bled », comme elle les nomme. Ces paquets d’amour, remplis d’épices, de nourritures, d’objets, que l’artiste basée à Nancy retranscrit à travers des sculptures en plâtre qu’elle photographie, témoignent de la mémoire culturelle et des liens qui perdurent avec son pays d’origine.
Une mémoire qui prend une toute autre saveur chez le collectif Grapain, exposé à Buropolis : dans leurs productions, les membres placent le curseur du côté des nouvelles technologies et des déchets immatériels, imaginant quelles traces digitales seront laissées par l’être humain quand il aura disparu. Ici, nous sommes face à un objet au design futuriste mais dont on aperçoit l’intérieur filandreux, une forme fossile froide, figeant en son sein la mémoire des sociétés contemporaines dont les progrès high-tech cachent une quantité impressionnante de câblages. La pièce trône, comme sur une table d’opération, confrontant notre regard à une possible fin de l’Humanité.
Dressant une cartographie hétéroclite du paysage artistique contemporain, cette Relève tisse des fils, d’un bout à l’autre de la ville, entre les thématiques qui sont chères à une jeune génération d’artistes marquée par une quête de sens. Iels nous invitent par leurs œuvres à questionner le réel, cette société qui éclate, et à prendre pleinement part à l’objet d’art. À nous maintenant de faire de cette veille collective notre réalité.
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L’année dernière, en plein confinement des activités culturelles, nous invitions cinq artistes de La Relève à (faire) incarner leurs œuvres lors d’un concept-shooting : une journée itinérante à travers cinq lieux du festival Parallèle, menée par la directrice artistique cyber.utopianism et le photographe Robin Plus. Manifesto XXI renouvelle l’initiative pour cette édition, avec une nouvelle équipe, cyber.utopianism toujours aux manettes. Un shoot nocturne resserré cette fois autour d’un unique espace-temps, qui reprend les pièces exposées du collectif Grapain, de Léa de Cacqueray, de Prune Phi, d’Aglaë Miguel et de Claire Bouffay. À suivre…
La Relève 4
– À art-cade du 14 janvier au 12 mars 2022
– À Buropolis du 15 janvier au 26 février 2022
– À Coco Velten (en partenariat avec la compagnie) du 20 janvier au 19 février 2022
– Au Centre Photographique Marseille du 21 janvier au 26 mars 2022
– Au Château de Servières du 25 janvier au 15 avril 2022
Infos pratiques et horaires à consulter selon chaque lieu
Image à la une : Eloïse Vo, Grèves perlées, lecture performée et installation, art-cade, Parallèle 2022 © Marine Brilloit, Parallèle