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Nene H rend hommage à son père avec ‘Ali’

Nene H rend hommage à son père avec ‘Ali’

À l’occasion de la sortie de son album Ali sur le label new-yorkais Incensio, nous avons rencontré la productrice Nene H à Berlin. Artiste d’origine turque, basée entre Berlin et Copenhague, cet album est un hommage à ses différents héritages.

Nene H vit à Berlin depuis quelques années et l’énergie de la ville de la fête se retranscrit dans son travail sonore. Son album Ali, sorti le 16 juillet, se démarque des autres, par un travail de longue haleine, fait sur plusieurs années. À travers cette œuvre sonore, elle a voulu rendre hommage à son père décédé, ainsi que la multiplicité de ses héritages de vie. C’était aussi sa propre façon de faire son deuil de cet être cher et de renouer avec elle-même à travers cette expérience.

Dotée d’un apprentissage en musique classique, et ses choix musicaux sont éclectiques, nous avons voulu en savoir plus sur Nene H qui nous offre une porte ouverte sur son journal intime. On y retrouve des bribes de sa voix, pour la première fois, vagabondant entre bruits de la nuit et sonorités traditionnelles, pour une confection qui lui est unique !

Manifesto XXI – Tu as un parcours en musique classique. A-t-il impacté la façon dont tu produis la musique électronique ?

Nene H : Je dirais non, car le classique est très systématique et l’électronique est plus intuitive. Bien évidemment, ça a forgé ma compréhension de la musique : si j’écoute un titre électronique, je l’analyse plus systématiquement, mais ça ne veut pas dire que je produis mieux.

Ali est un album remarquablement divers avec des titres où tu chantes, d’autres très électroniques et enfin ceux qui penchent sur ton héritage traditionnel. As-tu appris à jouer de certains instruments ou as-tu grandi avec ?  

Pour « Lament », je suis accoutumée à ces sons depuis mon enfance, car il vient de la région de la Mer Noire, d’où vient ma mère. Je voulais utiliser ces sons comme hommage à la culture de ma mère et comment elle a dû se sentir en perdant mon père, son meilleur ami. Étant donné que tout l’album traite de son décès et je voulais lui faire une place dans cette œuvre musicale.

Photo prise par Mara Ploscaru.

Il y a également beaucoup de fragments de sons turcs parce que toute cette période s’est déroulée là-bas. Je faisais beaucoup d’allers-retours cette année-là et une dualité entre mes deux vies s’est mise en place. J’alternais entre visites à l’hôpital en Turquie pour voir mon père de 55 ans baigné dans un coma, et revenir en Europe pour mes gigs. Je ne savais plus trop où j’appartenais et ça m’a pris un bout de temps pour gérer tout ça. C’était très important pour moi de mettre en avant ces contrastes et de rapprocher sphère professionnelle et privée. J’ai espoir que cette sensation se ressente dans l’album.

Tu mêles beaucoup de genres dans cet album et on passe du contemplatif à du plus dansant. Ces contrastes sont importants pour toi ?

Les beats 4×4 font partie intégrante de ma vie donc je ne peux pas faire sans. J’ai utilisé la techno pour retranscrire quelque chose qui ne lui est pas toujours associée. La techno, dans le cas de cet album, permet de mettre en avant la communauté et les origines. 

Ce n’est pas forcément pour évoquer le “fun” mais plutôt la techno comme démarche politique et punk qui parle aux minorités. Ce n’est pas juste un mouvement hédoniste et a donc un sens plus profond. Je voulais évoquer tout ça.

Dans cet album, on capture des bribes de ta voix. Cet hommage est rendu plus fort avec l’usage de ta voix ?

Un des titres est en turque et deux sont en allemand. Je n’écris jamais de textes, mais cette phase était si émotionnelle pour moi que c’était naturel. Ce n’est pas mon fort d’habitude, mais les mots semblaient vouloir s’échapper de mon corps. Je les ai donc utilisés.

C’est la réception de ces œuvres qui importe le plus. Si on fait ces sons et que les gens les lisent de façon trop subjective, on bloque. Par exemple, si on dégrade une œuvre en la connotant de trop “orientale”, le travail de déconstruction sociale n’est pas fait.

Nene H

Tu es d’origine Turque mais navigues entre Berlin et Copenhague. Je me demandais aussi si ce sentiment de non-appartenance est un constante à analyser dans tes œuvres ?

En général oui. Je pense que c’est quelque chose d’inné, car j’ai surmonté des choses en grandissant ici. Il y a des challenges différents et il faut savoir s’intégrer constamment. J’ai souvent lutté avec ça. Mais la période que j’évoquais avant a vraiment fait ressortir toutes ces facettes différentes. 

Avant ça, j’allais en Turquie peut-être deux fois par an. Il y avait donc des dynamiques différentes entre mon pays et moi. J’avais l’impression de replonger en enfance. 

Passer tant de temps là-bas a fait ressortir celle que j’étais enfant notamment parce que tous les souvenirs remontent à la surface. Je me suis rendu compte de l’Européenne que j’étais devenue tout en ayant une famille très traditionnelle. Je suis devenue deux personnes en même temps et j’ai beaucoup grandi de cette épreuve.

Et qu’en est-il de ton appartenance dans la scène musicale ?

Je dirais que ça a beaucoup évolué ces cinq dernières années. Je me sens plus ancrée. J’ai déménagé à Berlin il y a six ans et le but était la découverte de soi et la fête. Je souhaitais me perdre en quelque sorte et je n’ai pas pu trouver de scène ou d’espace adéquat.

De plus, j’étais pianiste toute ma vie. J’ai toujours été réticente à être DJ car je trouvais qu’on n’est pas libre. Maintenant que c’est plus accepté en tant qu’art, je me sens aussi libre, car chacun peut laisser libre cours à son processus créatif et avoir son propre langage. C’est le plus important pour moi.

Ayant compris tout ça, j’ai commencé à faire des live set DJ car je voulais être libre dans mon expression performative. Je vis pour la performance.

En effet, les DJ sont de moins en moins vu‧es comme des animateur‧ices. Dans tes performances live, tu mets en avant tes connaissances éclectiques. Est-ce que l’espace dans lequel tu vas jouer influence tes choix de titres ?

C’est particulièrement important. Avec ma performance sur Hör, ou en streaming en général, beaucoup de choses ont changé. Tu es plus affranchi des attentes, car il n’y a pas de line-up et les vidéos sont publiées séparément. Je joue donc en fonction de mon humeur.

Lorsque je joue dans un club, et que je connais leur son, j’ai bien évidemment envie de leur donner ce qu’ils demandent tout en restant fidèle à mon approche.

Ce n’est pas forcément pour évoquer le “fun” mais plutôt la techno comme démarche politique et punk qui parle aux minorités. Ce n’est pas juste un mouvement hédoniste et ça détient donc un sens plus profond. Je voulais évoquer tout ça.

Nene H

Ton album détient beaucoup de sons traditionnels. C’était pour conscientiser l’algorithme tendanciel des réseaux et te l’approprier ?

Pas nécessairement, mais j’ai beaucoup réfléchi à comment j’allais combiner les deux mondes (électronique et héritage) ensemble sans que cela fasse kitsch. Aujourd’hui, des programmes sont créés pour explorer ces deux aspects. Par exemple Apotome de CTM qui permet aux artistes de dupliquer les tonalités et spécificités d’instruments traditionnels dans des systèmes électroniques.

Normalement, lorsqu’on souhaite mélanger les deux sphères, cela se fait à travers des samples; on utilise un son pré-existant et on le mixe pour en faire de la musique électronique. Grâce à ces programmes, on peut maintenant faire cette musique sans l’usage de samples, directement sur des instruments électroniques.

Le système devient plus fluide avec toutes ces différentes cultures et systèmes de tonalités. C’est une superbe façon d’entrer dans cette ère future. Jusqu’ici la création musicale avec les notes et métriques a toujours été très européenne. Maintenant, les gens veulent changer cette approche.

Le club est-il un espace plus consumériste, selon toi ?

Je n’irais pas jusque-là. J’aime surprendre et ne pas jouer en fonction des attentes, mais c’est aussi important pour moi de prendre en compte mon audience. Je veux créer un espace pour eux tout en m’intégrant pour ficeler quelque chose de très unique et personnel. Le but est de faire quelque chose qui me corresponde sans ruiner leur soirée. Je ne passerais pas abruptement de 120 bpm à des tracks très lentes. Toutefois, une ou deux fois dans le set, je vais amener l’audience quelque part d’entièrement neuf, de manière subtile.

Est-ce que ton mix évolue en fonction des réactions de ton audience ?

Tout à fait. On communique. Quand j’entends les gens s’écrier à un type de genre, je me dis que ça les touche plus; je continue plus en ce sens. Parfois, j’ai l’impression de jouer les tracks les plus cools mais ça ne fonctionne pas pour eux. Je ne vais pas les forcer.

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C’est un travail en continu de comprendre l’énergie de ton audience. Il y a tant de DJ oldschool qui adorent faire juste un truc dans leurs sets, et j’apprécie vraiment. Vu que je suis plus hyperactive, cela fait plus sens d’alterner, mais ce n’est pas une obligation.

Quelle ville, dans laquelle tu as vécu, t’a le plus inspirée ?

Je dirais Berlin, mais d’autres comme Copenhague et Kiev ont aussi leur importance. Il y a quelques années, je suis allée à Moscou et j’ai adoré la scène là- bas. C’était un safe space avec son aspect communautaire. L’existence de ces safe spaces me rend très heureuse et je crois qu’ils vont perdurer. Ils ne peuvent que se cristalliser.

Oui, s’il y a un espace pour toustes et chacun‧e et qu’il y a suffisamment de ressources pour qu’il dure, ça me semble faisable. Il y a plus de diversité de mise en avant en tout cas. De plus en plus de salles et d’évènements veulent faire place aux scènes plus expérimentales, comme CTM ou la Berlin Atonal. Comment te sens-tu face à ça ?

Ce sont les deux évènements les plus importants à Berlin selon moi. Ils permettent aux artistes d’explorer leur musicalité, mais mettent en lumière deux aspects de la musique électronique qui sont très importants : la performance et l’expérimentation.

C’est cool de voir qu’il y a autant de hype car les deux pensent en dehors des idées préconçues.

Pour CTM, tu as fait une performance avec une chorale géorgienne. Ça t’a permis d’approcher la création de façon différente ?

Cette expérience était si importante pour moi, car je rêve de la faire depuis 2017. C’est une forme de déclaration de liberté. Tant de gens veulent la jouer de façon sûre alors qu’ils ont tant de créativité qui bouillonne en eux. 

Pour moi, en tant que femme turque qui fait ça, ça démontre que tout est possible. Bien évidemment, c’est difficile et ça demande beaucoup de travail. Mais c’est un accès à la liberté et une façon de s’émanciper de la hype et des choses qui te sont demandées.

Comment peut-on bâtir une société plus inclusive, selon toi ?

Je pense que c’est déjà en cours, mais ça prend du temps. Si des projets tels que CTM Apotome voient le jour, on va dans le bon sens et on déconstruit peu à peu le système. 

Selon moi, c’est la réception de ces œuvres qui importe le plus. Si on fait ces sons et que les gens les lisent de façon trop subjective, on bloque. Par exemple, si on dégrade une œuvre en la connotant de trop “orientale”, le travail de déconstruction sociale n’est pas fait.

Nene H chez elle à Berlin, photographiée par Adélaïde de Cerjat.

Voudrais-tu ajouter quoi que ce soit sur cet album ?

L’album a pour sujet principal le décès de mon père il y a trois ans, lorsqu’il avait 55 ans. J’ai commencé à produire ces titres sur plusieurs années après cet événement. Les titres ont beaucoup changé et évolué pendant cette période.

Normalement, je ne travaille pas autant sur mes sons, mais celui-ci était particulier. Le processus était intéressant pour moi car j’ai traversé cette étape de deuil avec, c’était une forme de quête spirituelle.

Est-ce que c’est pour ça que tu as imaginé tout un monde visuel imaginaire et fantastique pour illustrer cet album ?

Nous voulions que les photos, vidéos et les titres soient interconnectés. Deux ami.es proches de moi ont eu les idées principales. Par exemple, dans l’un des clips, on centralise le tout sur la lecture dans les tasses à café turque. Après avoir fini son café, on retourne la tasse et on lit ensuite le futur dans celle-ci en la retournant  nouveau.

C’est comme si je lisais le futur de mon père dans des espaces-temps différents et cette lecture fluctue constamment selon où je suis. C’est un hommage visuel et sonore donc.


Image à la Une : © Mara Ploscaru

Photographies de Nene H chez elle : © Adélaïde de Cerjat

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