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Nécrologie émue d’une grosse pour l’ancien gros Karl Lagerfeld

Nécrologie émue d’une grosse pour l’ancien gros Karl Lagerfeld

Aujourd’hui, le soleil et la lune sont grands dans le ciel, et le Kaiser est mort. Pas le « Dernier Empereur », l’autre, l’empereur d’un empire imaginaire, aussi illusoire que les décors dont il recouvrait plusieurs fois par an les murs du Grand Palais ; avant qu’ils ne passent par tonnes à la broyeuse, avant l’incinérateur. Jusqu’à ce que plus rien ne reste. De Karl Lagerfeld ni contrebande, ni recyclage.

Globalement on est triste ou indifférent. Mais cela soulève chez moi une sacrée question, vertigineuse car c’est la question de quelqu’un qui a vieilli.

Que doit-on ressentir lorsque meurt quelqu’un qui ne vous aimait pas ?

Comment doit-on se sentir lorsque quelqu’un qui voulait vous voir disparaître de la planète finit six pieds sous terre, alors que votre poids appuie toujours sur le manteau de la surface ? Suis-je soulagée de savoir que je ne l’entendrai plus jamais expliquer que « personne ne veut voir des femmes grosses » ? Suis-je attristée par la disparition du génie qui n’a jamais totalement réussi à me mettre en colère, parce qu’il était aussi brillant dans son trait et son discours que triste et pathétique dans ses propos d’inconsolable ancien gros ?

Dois-je me sentir en colère contre un homme qui, au-delà de contribuer activement à la banalisation de mon humiliation et à un monde ouvertement hostile à la forme même de mon corps et de mon existence, m’a pendant vingt ans laissé penser que je ne pourrai jamais mériter le beau et le bon et le fier, et dois-je me sentir en colère contre moi-même pour ne toujours pas réussir à penser complètement autrement ? Et comment puis-je m’en consoler ?

Suis-je soulagée de savoir que je ne l’entendrai plus jamais expliquer que « personne ne veut voir des femmes grosses » ?

Je me rends compte de l’absurdité du questionnement en me rappelant que Karl Lagerfeld n’existait pas et qu’il le savait très bien.

Un génie existait, une caricature existait, Karl Lagerfeld n’existait pas. C’était une illusion à énormément de dollars, et l’homme n’a jamais voulu laisser quoi que ce soit qui reste. Sinon une marque homonyme à la caricature, le plus grand canular de l’histoire de la mode. Le profil décliné en millions de joggings et de coques de téléphones. Sa propre contrebande, son propre recyclage. Du meme. Il y avait l’illusion Lagerfeld et il y avait une vraie personne qui je pense n’avait cure des femmes comme elles existent. Il me semblait plutôt aimer dessiner, encore, différent, d’une ligne à une autre, d’une matière à une autre, vite. Voilà pourquoi il avait besoin de corps calibrés, millimétrés, mannequins. Comme lui qui a perdu plus de 40 kg au péril du bon sens pour devenir de ses mots « un cintre » assez fin pour se glisser dans un costume Slimane. No comment Hedi.

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La graisse, elle, est compliquée parce qu’elle est réelle. Elle est impondérable et selon les corps, elle se fixe à différents endroits, construit des paysages uniques à chacune, bouleverse le chemin du crayon en cassant son fantasme et le rappelant à la réalité de la matière. La graisse résiste. Inverse le rapport de domination de l’auto-proclamé « créateur » en lui opposant l’existant, le déjà-là. Peut-être que comme il disait, « ce sont les grosses bonnes femmes assises avec leur paquet de chips devant la télévision qui disent que les mannequins minces sont hideux. La mode, c’est le rêve et l’illusion ». C’est donc la fin du rêve et de l’illusion, la fin d’une sacrée farce. Le réveil de ce qu’on ne veut pas voir, du manifeste. Du toucher. De la tactilité des corps.

La graisse, elle, est compliquée parce qu’elle est réelle. Elle est impondérable et selon les corps, elle se fixe à différents endroits, construit des paysages uniques à chacune, bouleverse le chemin du crayon en cassant son fantasme et le rappelant à la réalité de la matière.

La lune existe très fort dans le ciel ce soir. Quand on la prend en photo avec un téléobjectif, elle devient encore plus grosse. Du coup on l’appelle une super-lune. Comme mes fesses.

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