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La randonnée – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

La randonnée – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer est peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « bien », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory. [7/8]

Fisayo avait répondu sans hésitation à Pascal quand elle avait serré la main de Jérôme. Son naturel ne laissait aucune place aux interprétations : « Oui on s’est déjà croisés. » Pascal n’avait alors pas compris l’étonnement de Jérôme. Oui, Fisayo avait bien déjà croisé Jérôme 149 jours auparavant à l’espace ping-pong de leur lieu de coworking, il lui avait alors demandé son numéro ; mais Fisayo l’avait aussi croisé il y a 129 jours lors de leur premier date, puis il y a 119 jours lors de leur second date. Par la suite, elle avait fait en sorte de ne plus « croiser » Jérôme, ce même de manière asynchrone. Elle l’avait bloqué sur WhatsApp, Instagram, Twitter et LinkedIn. 

Nous voilà, comme Pascal au milieu de cette scène de rencontre, confus·es. Pour dissiper notre confusion, faisons de Fisayo et Jérôme les participant·es d’une émission de téléréalité pour célibataires en quête d’amour. 

À l’heure des confessions, Jérôme qualifierait sûrement Fisayo de lunatique et d’irrationnelle. Son changement d’attitude après le second date était incompréhensible, et la lecture de son message de rupture (qu’il jugerait être une « pire soupe corporate ») ajouterait l’humiliation à la confusion. Il lui avait envoyé une dizaine de messages, et passé au moins autant d’appels sans réponse, puis il avait été bloqué. Même si son badge ne lui permettait pas d’accéder à l’étage où se trouvait l’entreprise de Fisayo, il avait resquillé, espérant la croiser. Elle avait tout simplement disparu, il avait pensé qu’elle était retournée au Nigéria. 

Gros plan sur Jérôme, larmoyant dans un fauteuil, entrecoupé par des images de leur date randonnée : effet dramatique garanti par les producteurs. Plan sur Fisayo au confessionnal. À l’écran, elle reste silencieuse et indifférente. À nouveau on écoute Jérôme, qui souligne  que ce genre de choses arrive toujours aux hommes qui sont plus « intéressés par la personnalité que par le physique ». À ce moment-là, vous êtes sur le point de vous ranger du côté de Jérôme, gentil, calme. Le geek tout mignon. 

Fisayo commencerait sûrement par justifier son message, affirmant que même s’ils ne travaillent pas pour la même entreprise, ils partagent le même lieu de travail et que, de fait, elle voulait mettre fin à leur flirt d’une manière non dramatique. Cette explication ferait gagner des points à Fisayo auprès de l’audience. En effet, tout le monde a eu des histoires terribles de relation romantique au travail mais ce ne serait pas suffisant pour contrer l’image de femme lunatique : nous avons vu les images, les rires, la randonnée et les fleurs. Et nous n’avons pas oublié l’épisode de présentation où Jérôme le sensible, le féministe et le romantique était le seul à discuter de sa vision d’une relation égalitaire. La voix off, aussi confuse que nous, demanderait à Fisayo : « Mais pourquoi avoir changé soudainement ? », et Fisayo de répondre : « Ma religion c’est l’opulence, je suis une maximaliste. »

Et nous voilà, encore plus confus·es. 

Il nous faut donc les vidéos non coupées au montage pour comprendre. Après un premier date prometteur dans un bar à cocktails très hype, Jérôme avait proposé un second date bobo version nature : une balade dans un parc à 2h30 de voiture de la ville. Fisayo avait prévenu qu’elle était faite pour les randonnées urbaines, marcher 4h en ville, avec de petites pauses, le café à emporter était un plaisir, mais les buissons, les chemins dénivelés, la terre, les pentes, beaucoup moins. Il lui avait assuré que ça allait être « chill ». Par précaution, elle avait quand même acheté des chaussures pour l’occasion, et elle était arrivée de bonne humeur, sa gourde dans son sac à dos et son café latte au lait d’amande à la main. 

Après 2h46 de route, ils étaient arrivés au parc, et à 8h52 exactement, Jérôme lui avait annoncé que la balade était un parcours de 4h20, annoté « expérimenté » dans la brochure mise à disposition à l’accueil. Au programme, dénivelé, pentes et cours d’eau. Devant la mine perplexe de Fisayo, Jérôme s’était écrié : « avant que tu te rendes compte, ce sera fini », « le paysage est magnifique », « on va pouvoir papoter », « j’ai fait des super sandwichs ». Malgré sa déception, Fisayo s’était laissée convaincre. Après 2h03 de marche, elle avait décidé de faire une pause, et de manger ses snacks. La promesse de « papoter » avait disparu, Jérôme marchait à une cadence de marathonien 300 mètres devant elle, et elle avait glissé deux fois dans les raccourcis en pente de Jérôme.

Il lui avait fallu 10 minutes pour se rendre compte qu’elle n’était plus à portée de vue.

« Mais tu t’es arrêtée ! 
– Oui j’étais fatiguée et je voulais manger un petit truc.
– Oh ok, mais il nous reste un peu moins de la moitié, après on aura nos sandwichs bien réconfortants. 
– Je veux quand même faire une pause, et on est là pour le paysage donc je profite du paysage.
– Ouais mais c’est un peu de gâchis. (rire gêné)
– De ? 
– C’est pas très sain ces barres. Si tu en prends deux, c’est presque l’équivalent des calories brûlées ici.
– Je pensais qu’on venait pour le paysage, je savais pas que c’était un bootcamp. 
– Mais tu vois ce que je veux dire, c’est bon pour le cardio et pour brûler des calories. Pour être en meilleure santé, même pour les articulations tu vois ?
– Ah oui je vois. » 

Fisayo avait fini la randonnée toujours à 300 mètres derrière Jérôme mais cette fois-ci en refusant ses raccourcis. Arrivés au bout, ils avaient papoté, elle avait mangé son sandwich au blanc de poulet et à l’avocat sans sauce, et sa pomme. Arrivée chez elle, elle l’avait remercié, et une fois dans son appartement, elle avait rédigé et programmé son message pour un envoi le lendemain à 9h.

Jérôme était confus, car il n’avait pas saisi que Oluwafisayo, arrivée à Londres il y a 1345 jours, avait quitté Lagos par manque de perspectives professionnelles, mais sûrement pas par manque de prospects romantiques ou sexuels, et aucun d’entre eux n’avait une passion pour les randonnées-bootcamp. 

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Ce que Da’Shaun Harrison en dit :

Au centre du complexe industriel [de la culture du régime] se trouve l’idée que les régimes permettent aux faibles de devenir forts – en associant la faiblesse à la féminité, ce qui explique que les régimes soient surtout destinés aux femmes, et la force à la musculature et à la masculinité – et qu’ils sont destinés à forcer les personnes grosses à renier leur appétit. Au sens le plus littéral, il s’agit d’un terrorisme psychologique. Depuis ses débuts, la culture des régimes a pour but de forcer les personnes grosses à refouler leurs désirs. En ce sens, la culture du régime et le complexe industriel du régime sont une prison – la même prison qui enferme [les queers] dans le « placard » et les barricades de la pureté ».

Voir Aussi

Da’Shaun L. Harrison*, Belly of the Beast. The Politics of Anti-fatness as Anti-Blackness, p.42 (extrait traduit par Fania Noël) 

La grossophobie bienveillante est le terme que Harrison utilise pour décrire le mouvement body positive, qu’iel décrit comme une mascarade proposant aux personnes grosses une illusion d’acceptation, alors qu’il s’agit en fait d’une façon de renforcer et de transformer le pouvoir de la minceur comme idéal. Pour Harrison, la minceur est un système idéologique qui vise à « assujettir et dont le but est d’éradiquer la grosseur et les personnes grosses » (p.4). Le mouvement body positive détermine quelles sont les personnes qui peuvent aimer leur corps : les personnes qui font du sport, qui mangent « sain », dont « ce n’est pas la faute ». En d’autres termes, les personnes grosses qui font preuve de contritions pour changer leurs corps.

Ainsi, la catégorie des mauvais·es gros·ses qui elleux ne peuvent pas aimer leurs corps. Harrison pointe du doigt comment les commentaires « on peut être gros et en santé » ne sont qu’une façon déguisée de délimiter qui mérite de subir la grossophobie. Ce mouvement va de pair avec les changements sémantiques opérés par l’industrie du régime, où il ne s’agit pas de perdre du poids mais d’être en bonne santé. Harrison met l’emphase sur comment le mouvement body positive investit l’amour de soi, en faisant fi de la violence systémique (p.5), et qu’aucun niveau d’amour de soi ne peut faire échapper à cette violence. L’injonction au body positive conduit à considérer le fait que les personnes qui subissent la grossophobie ne sont pas assez dans l’amour de soi, et que cela devienne dès lors un échec, la preuve d’une faiblesse de caractère, d’une faute morale qui incombe aux personnes grosses (p.19). Pour que la négrophobie et la grossophobie se maintiennent comme système de domination légitime, une opération de création de choses objectives inaccessibles pour les personnes noires grosses a été mise en œuvre. La santé est cet objet. Elle est devenue un marqueur qui définit « un statut de race, sexe et de classe » (p.37).

Jérôme se voit comme une personne qui veut aider, et selon lui, Fisayo devrait être honorée qu’il la désire. Il est demandé aux femmes grosses d’être reconnaissantes qu’un homme les désire, et que cet homme est de fait une personne non superficielle. La minceur agit de telle sorte que les personnes minces sont perçues comme ayant mérité leurs corps, car faisant preuve d’un supposé ascétisme, d’une retenue face à la nourriture, et de discipline dans l’activité sportive. 

Les personnes grosses sont à l’inverse stigmatisées comme manquant de caractère, de discipline. Et comme les un·es ont « mérité » leur corps, il va de soi que les autres doivent être puni·es. Cette faute morale s’étend aux aliments (bons/mauvais). Il est attendu des femmes grosses qu’elles maigrissent, ou à défaut qu’elles persistent à essayer, et des personnes minces/non grosses de craindre de devenir grosses. C’est cette logique qui normalise les remarques/conseils non sollicités sur les prises de poids sous prétexte d’inquiétude pour la santé de quelqu’un : grossir est perçu comme un déclin de caractère, de discipline, mincir au contraire est vu comme la capacité à se discipliner.


*Da’Shaun Harrison est essayiste non-binaire trans noir·e, militant·e abolitionniste et anti-négrophobie à Atlanta (États-Unis). Harrison est actuellement rédacteur·ice en chef de Wear Your Voice Magazine.

Relire :
Note de bas de page [1/8]
Le dîner [2/8]
L’enterrement [3/8]
Le procès [4/8]
La commission [5/8]
La poupée [6/8]

Prochaine chronique le 12 décembre

Édition et relecture : Apolline Bazin
Illustration : Léane Alestra

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