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Le procès – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

Le procès – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer est peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « bien », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory. [4/8]

Une fois tout ce cirque fini, elle va le quitter. Il le faut. D’ailleurs, elle l’aurait bien fait à cet instant, mais elle doit payer le prix de l’attente pour ne rien donner de plus à l’homme carnivore. Assise au second rang de la salle d’audience, Sonia dresse l’inventaire de ses possessions, elle se remémore des souvenirs agréables avec Adam, avec un vague sentiment de tristesse, une légère nostalgie. « C’est dommage » pense-t-elle. Adam se retourne de temps à autre pour lui lancer un sourire énamouré, il doit s’imaginer qu’un tourment intérieur la ronge, qu’elle revit ses traumatismes. Adam n’est pas au courant qu’elle a déjà quitté cette relation, elle l’a mentalement quittée à l’annonce de la plainte déposée par Jérôme C. pour « violence n’ayant entraîné aucune incapacité de travail ». 

Si l’issue du procès est incertaine, sa décision de rompre avec Adam ne souffre d’aucun doute. Elle l’avait déjà envisagée il y a six mois, après ce qu’Adam appelait « l’altercation », à savoir la gifle qu’il avait administrée à Jérôme C. à la sortie d’une petite soirée privée pour célébrer les 30 ans de carrière du metteur en scène et dramaturge. Évidemment, Jérôme C. ainsi que l’assistance avaient été saisis d’effroi par cet acte de violence inattendu en public. Qui plus est, Adam n’était pas un inconnu. Critique pour LE magazine culturel, il faisait partie de ceux qui avaient couvert #MeToo dans la grande famille de la culture. Quelques secondes après le choc, avant même que la sécurité n’ait le temps d’arriver, Adam avait lancé « Ça, c’est pour Sonia, sale porc », et le visage de Jérôme C. avait laissé paraître une inflexion, un souvenir mélangé d’incrédulité. 

Sonia qui n’était pas sortie de l’appartement depuis une dizaine de jours, bataillant contre un énième dossier de subventions pour sa dernière pièce, avait appris la nouvelle en allumant son téléphone à 5h30, pendant qu’Adam ronflait paisiblement dans la chambre mitoyenne au salon. Elle s’était surprise à murmurer « évidemment ». 

Son « Tu peux me faire confiance, je respecte ton choix » était arrivé beaucoup trop vite et trop calmement. Il n’avait pas directement feint d’être serein, non, d’abord il avait eu l’air choqué puis agité. Pourtant, cela aurait pu être une conversation des plus banales, sans mélodrame. Il lui avait proposé d’aller voir cette pièce, elle lui avait répondu qu’elle ne soutenait rien de ce metteur en scène, il lui avait demandé pourquoi, et d’un ton neutre, elle lui avait dit qu’il l’avait agressée sexuellement alors qu’elle était encore étudiante. Elle avait dit le tout d’un ton égal. Ce n’était pas un secret, elle pensait même qu’il avait fait le lien vu qu’elle était l’intervenante attitrée sur les questions de violences sexuelles dans son collectif d’artistes féministe, ou par son blog public, ou encore les références dans ses propres pièces.

Elle avait répondu à toutes ses interrogations. 

Non, elle n’avait pas porté plainte, non, elle ne voulait pas le faire, oui, c’était un événement marquant, non, elle n’était pas « morte à l’intérieur », « brisée », « traumatisée à vie », oui, ça avait été terrible pendant un moment, non, elle n’avait pas honte, non, elle n’avait pas pardonné, oui, elle pouvait en parler, oui, elle était allée voir une thérapeute, oui, c’est la raison pour laquelle elle a commencé à militer au sein d’une organisation féministe, oui, elle l’a confronté, non, elle n’a pas spécialement de problèmes avec sa sexualité, oui, elle sait comment exprimer son consentement. 

Malgré ces deux heures de conversation, Adam a pris huit jours pour décider que la « réparation », la « justice » pour le viol qu’elle avait subi douze ans auparavant était d’aller publiquement agresser un homme en citant son nom. 

Oui, elle allait le quitter, mais elle n’allait pas exposer plus d’éléments à sa voracité. Sa décision était devenue ferme il y a quatre mois quand, fatiguée de devoir esquiver plus ou moins poliment les remarques concernant « la chance » qu’elle avait d’avoir un compagnon qui l’avait défendue, elle avait postulé pour une résidence d’un an à l’étranger. Elle avait compris que tenter d’expliquer qu’elle n’avait jamais demandé ça était inutile, il semblait que seules ses camarades féministes partageaient sa révolte. En revanche, personne ne mesurait le dégoût naissant qu’elle éprouvait pour Adam. Il était devenu le défenseur de LA cause, faisant des threads sur Twitter à longueur de journée, discutant lors des dîners de ce qu’IL avait ressenti en apprenant son viol.

Assise dans cette salle d’audience quasi déserte, où l’avocat d’Adam cite son blog pour appuyer sa ligne de défense, Sonia continue de mener son inventaire. Rien dans ce cirque ne retient son attention, que ce soit les détails de son viol, la contestation de sa véracité par Jérôme C., son impact psychologique et émotionnel sur Adam ; ou les têtes d’affiche Adam, Jérôme C., Maître Stanislas DLC, Maître Jules M et Monsieur le Juge réunis pour ce procès très suivi par le petit monde des belles lettres. Au-delà du geste, le procès était un objet de conversation et d’analyses, terrain d’affrontement de clan dont les inimitiés remontaient aussi loin que la carrière de Jérôme C.

Elle allait le quitter comme lui avait géré cette situation, sans égard pour l’autre. Elle lui dira qu’un an ce n’est pas long et que leur relation est assez solide pour la longue distance, puis elle le quittera prétextant la difficulté de maintenir cette relation, rien qui puisse alimenter sa soif de trauma porn et d’héroïsme. Aucun élément de langage dont il se servira pour servir ses analyses de la « masculinité toxique », il avait déjà assez englouti, dévoré, et elle avait compris que tout finirait comme matériel. Une fin d’histoire banale.


Ce qu’en dit bell hooks :

No male successfully measures up to patriarchal standards without engaging in an ongoing practice of self-betrayal. 

Voir Aussi

bell hooks, The Will to Change : Men, Masculinity, and Love.

Considérer le viol comme monstrueux et abominable est une position facile pour les hommes, ce qui explique que nombre de violeurs ne se conçoivent pas comme tels. Cependant, se confronter au patriarcat, comme bell hooks invite les hommes à le faire, c’est refuser l’externalisation de ses émotions en utilisant les femmes comme « venting machines », ou en essayant de masquer son virilisme derrière des actes de chevalerie non demandés, non consentis, pour s’en servir ensuite comme capital sympathie et badge d’honneur féministe. 

La victime « morte à l’intérieur » et « l’homme sauveur » sont deux archétypes du système patriarcal marchant main dans la main. Présenter les victimes de violences sexuelles comme pour toujours « brisées », « irréparables », « mortes à l’intérieur » contribue à définir le viol comme exceptionnellement monstrueux et désamorce sa compréhension comme nécessité du patriarcat. De fait, le viol est associé à des agresseurs eux-mêmes exceptionnellement monstrueux, il y a donc une décorrélation entre le viol et la réalité de sa banalité. Le deuxième archétype est celui de l’homme sauveur, qui devant la monstruosité de crime subi par sa compagne, fille, sœur ou amie va mobiliser l’outil par excellence de la virilité : la violence physique… mais pour la bonne cause, lui permettant ainsi de se positionner contre les hommes monstrueux, les violeurs. 

Cet archétype se décline sous deux formes : celle ouvertement patriarcale, comme dans le cas du crime d’honneur, et celle saupoudrée de progressisme, que l’on peut voir dans la littérature, les films et séries, sous les traits du chevalier blanc (à noter qu’en même temps, lorsque les femmes se vengent et font usage de la violence contre les agresseurs, elles sont souvent jugées et condamnées). La seconde déclinaison est tout autant liée que la première à l’honneur des hommes, car Sonia ne cherche pas de nouvelle modalité de réparation ou de justice, mais Adam pense qu’il « doit faire quelque chose », et ce quelque chose ne passe pas par le respect et l’acceptation d’une situation inconfortable, de sentiments douloureux, d’empathie, mais par l’externalisation par la violence physique. Ce faisant, il trahit non seulement la confiance de Sonia, mais il méprise aussi les années qu’elle a mises à faire d’un épisode potentiellement traumatique un événement biographique qui a radicalisé sa conscience politique. Le viol de Sonia devient pour Adam tout à la fois un élément d’introspection et de réflexion sur sa masculinité et un boost pour son image d’allié à la masculinité « déconstruite ». 


bell hooks, La volonté de changer. Les hommes, la masculinité et l’amour, ed. Divergences

Relire :
Note de bas de page [1/8]
Le dîner [2/8]
L’enterrement [3/8]

Prochaine chronique le 4 septembre

Édition et relecture : Apolline Bazin et Léane Alestra
Illustration : Léane Alestra

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