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Noires et queers, comment définir sa beauté à la marge de la marge ?

Noires et queers, comment définir sa beauté à la marge de la marge ?

Être queer, c’est renverser les codes de la cis-hétéronormativité. Mais quand on est Noir·e dans une société blantriarcale et que nos corps et nos identités sont déjà hors du cadre, c’est une réalité bien différente de celle des queers blanc·hes… Comment se réapproprier nos corps, nos identités et nos esthétiques dans une société qui nous ignore ou nous fétichise ?

À leurs yeux, mon corps noir n’est désirable que s’il est objet. Dès qu’il se meut ou qu’il désire, il dérange ou indiffère. À la minute où il s’incarne, il encombre et doit disparaître. Au mieux, on le réduit en bouillie jusqu’à ce qu’il ne devienne qu’un résidu de carcasse à fétichiser. Les muscles de mes cuisses sont obscènes, mon nez épaté est obscène, mes cheveux crépus sont obscènes, mes fesses sont obscènes, mon rire est obscène, la couleur brune de ma peau est obscène, les cicatrices de mon âme sont obscènes, et par-dessus tout, la personne qui habite ce corps noir est obscène. Difficile d’imaginer qu’il puisse exister au-delà de toutes ces obscénités. Difficile d’envisager des peurs, des envies, des vulnérabilités, des colères, des doutes, des blagues grivoises, des questionnements, et des sentiments bouillonnants derrière ce voile noir dessiné d’avance. M’aimeriez-vous toujours si je ne flattais pas l’image que vous avez construite de moi ? Accepteriez-vous mon plaisir et ma nudité si iels n’étaient pas seulement commandés par votre désir ? Pourquoi ne supportez-vous ma flamboyance que sous la lumière des projecteurs que vous braquez ? Regardez au plus proche de vous, et dites-moi quelle couleur vous voyez, quelle teinte prévaut dans les rangs les plus serrés de vos allié·es ? À croire qu’il faut du courage pour aimer quelqu’un comme moi. À croire que je ne suis qu’une théorie mais qu’en pratique, je ne m’applique pas, que je n’existe qu’à l’horizontale ou en pixels dans des sextos. Si vous ne supportez pas le libre arbitre de corps opprimés, fermez les yeux. Comment faire pour montrer la lumière à quelqu’un qui refuse de voir l’obscurité ? Je n’ai plus besoin de votre validation. Il n’y a d’obscène que votre indifférence. »

Ces lignes, je les ai écrites après une énième réflexion sur ma place dans les milieux queers blancs parisiens en tant que personnes sexisée noire. Je ne suis pas out depuis très longtemps. Pourtant, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour me rendre compte que même dans la marge, il existe des dizaines d’autres franges. Les gros·ses, les handi·es, les personnes transgenres, non-binaires ou racisées y sont toujours effacé·es.

C’est aussi une réflexion que Costanza Spina a eue dans les colonnes de Manifesto XXI dans un article sur le capital beauté des personnes queers. Après sa lecture, je me suis longuement interrogé·e sur les spécificités liées au fait d’être Noir·e ET queer. Le papier en question parlait de la tendance des milieux queers à créer de nouvelles injonctions à être belleau, sexuellement actif·ve, et à prôner une sexpo [attitude sex positive] parfois toxique. Il parlait aussi de l’existence d’une esthétique queer qui dépouillerait la notion de son sens politique et excluerait les personnes qui ne jouent pas le jeu, les moches et les pauvres et celleux que la mode n’intéresse pas. 

Mais que dire de ce capital beauté et de cette injonction à une esthétique queer quand on est Noir·e, soit déjà hors des canons et parfois des codes occidentaux ? Les normes de beauté ici critiquées sont aussi et surtout eurocentrées et racistes. « Il y a énormément de choses à dire sur l’hypersexualisation du corps noir, sa fétichisation et sa libération dans les milieux queers blancs. Sur le marché de la rencontre, par exemple, les personnes sexisées noires sont les moins “appréciées” de toutes et rencontrent le moins de succès, toutes races confondues. On nous complimente pour nous “empouvoirer”, on copie nos codes esthétiques et notre vocabulaire, à la limite, on couche avec nous, mais peu de gens nous considèrent comme de potentiel·les partenaires de vie, comme des sujets de désir et de plaisir. Qu’en penses-tu ? » Par téléphone, notes vocales interposées ou avachi·es sur un canapé, Nubia, Douce Dibondo, Mariana Benenge, Lucie et Audrey W. me répondent.

Une marge dans la marge

Je ne vais pas vous mentir, j’ai mis plus de temps que prévu à rédiger cet article qui m’a donné du fil à retordre. À chaque ligne que je réussissais à extraire de ma tête et à coucher sur le document Word resté ouvert depuis quelques semaines, j’ai dû prendre de longues pauses pour me changer les idées. Je me suis forcé·e à digérer les vérités qui prenaient une forme trop tangible pour mes blessures encore béantes. Bien sûr, je n’ai pas découvert que j’étais Noir·e hier. En revanche, j’admets, avec un peu de honte, à peine commencer à prendre conscience de l’impact du regard blanc sur ma vision de moi-même et les freins que mon besoin de validation a pu mettre dans ma vie amoureuse et sexuelle.

J’enfonce une porte ouverte, mais même à la marge de la société hétéro-centrée, il existe des discriminations auxquelles les milieux queers n’échappent pas. Entre autres, le racisme suinte jusque dans les relations entre LGBTQIA+. Dans une interview donnée au média The Voice en 1984, James Baldwin expliquait comment la question sexuelle survient après la question de la couleur et comment celle-ci constitue un aspect supplémentaire auquel les Noir·es sont confronté·es : « Une personne gay noire, qui est une énigme sexuelle pour la société, est déjà, bien avant que la question de la sexualité n’y entre, menacée et marquée parce qu’il ou elle est noir·e. […] Le monde gay en tant que tel n’est pas plus prêt à accepter les Noir·es que partout ailleurs dans la société. »

Les milieux queers aussi sont pétris d’une sexualisation des corps noirs qui ne date pas d’hier. Nos corps sont hypersexualisés et fétichisés par les Blanc·hes du fait de la colonisation et de l’esclavage. Pour Audrey W., lesbienne noire de 40 ans qui travaille dans le domaine juridique, on continue encore de voir les personnes noires comme des personnes dont le corps ne leur appartient pas : « D’une certaine manière, je trouve que ça nous oblige à répondre à cette image hypersexualisée que la société nous renvoie. Moi par exemple, quand j’ai commencé à sortir avec des femmes, la sexualité prenait beaucoup de place dans ma tête. »

On doit également jongler avec le mythe selon lequel les personnes queers et racisées n’existent pas, alors même que cet effacement est étroitement lié à la colonisation, puisque la plupart des communautés afrodescendantes ne connaissaient ni la binarité de genre, ni l’hétéronormativité telles qu’on les connaît aujourd’hui, avant la suprématie blanche. Et c’est sans compter la négligence totale du rôle qu’ont joué les personnes racisées dans les luttes queers. « Il y a beaucoup d’effacements, explique Audrey W. Donc si on continue nous-mêmes à nous effacer les un·es les autres, même de façon intra-communautaire, les personnes racisées vont continuer d’être occultées des discussions. La seule manière d’éviter que ça ne se produise, c’est d’en parler tout le temps. »

Nubia, artiste non-binaire, a quant à lui remarqué une différence de traitement selon les coiffures adoptées : « Quand j’avais mon afro, les gens me fétichisaient énormément. Selon que j’aie des tresses, des locks ou le crâne rasé, je ne subis pas le même harcèlement dans la rue et ce ne sont pas les mêmes personnes qui m’approchent. Et ça, c’est quelque chose que les personnes blanches ne vivent pas. C’est comme si, à leurs yeux, il n’y avait que quelques types de Noir·es, et qu’on n’avait pas le droit d’être plus. »

noires queers beauté
© Adama Anotho


On a beau faire partie de la « grande famille » des LGBTQIA+, on ne part pas sur le même pied d’égalité en termes d’accès à la parole ou de dynamiques de relations. Nubia, qui fréquente actuellement une femme blanche, explique : « Je vois bien que la façon dont on me perçoit m’a traumatisé. Il y a des moments où j’ai peur de m’habiller de certaines façons, j’ai peur de la dégoûter, j’ai peur qu’elle me trouve bizarre ou qu’elle ne me trouve pas désirable. Ça va un peu mieux puisqu’elle me rassure beaucoup, mais cette appréhension existe. D’autant plus qu’elle ne remarque pas toujours les situations racistes que je peux rencontrer au quotidien. Et j’hésite souvent à les pointer du doigt au risque de passer pour l’islamogauchiste du coin. »

Moi aussi, lorsque j’ai fréquenté des personnes blanches, je me suis souvent auto-censuré·e jusque dans mon vocabulaire ou dans ma façon de danser par peur du jugement et de la fétichisation. Ce sont des configurations très vulnérables dans lesquelles l’envie de plaire mène à un effacement de soi et à une forme d’hypervigilance dans le cadre intime. Dans des relations polyamoureuses ou ouvertes avec des personnes blanches, beaucoup de personnes noires m’ont également confié avoir trouvé que l’autre y gagnait davantage grâce à son capital normatif…

Nos ancêtres n’avaient même pas le droit d’avoir des cheveux, leurs maîtres les rasaient parce qu’ils voulaient les éloigner le plus possible de leur humanité et/ou de leur féminité. Avoir des cheveux longs et sains peut donc être très important.

« Leurs standards ne sont pas les nôtres »

Les personnes noires et queers n’ont pas toujours le « luxe » de coller à l’esthétique queer qui joue sur les codes du moche, du bizarre et du décalé. Iels peuvent, par exemple, se sentir obligé·es d’adopter un look plus lisse pour être accepté·es et ne pas trop faire de vague. « Il faut être parfaitement maquillé·e et tiré·e à quatre épingles, car certains stéréotypes font qu’on est obligé·e de rentrer dans une case, raconte Nubia. Il y a une peur de faire “sale”. Inconsciemment, on se dit “je suis déjà Noir·e, je ne vais pas en rajouter une couche”. » 

Il n’y a pas longtemps, je suis tombé·e sur un TikTok qui soulevait justement cette question de l’accès des personnes noires à l’esthétique dite queer. La queerness est souvent perçue à travers un prisme blanc et beaucoup d’aspects qui font que les gens ont « l’air queer » sont beaucoup plus accessibles aux Blanc·hes. Même lorsque des personnes racisées ont une esthétique queer, celle-ci est toujours effacée par leur race. Nous devons alors fournir des efforts supplémentaires pour que les gens considèrent qu’il y a une possibilité que nous fassions partie de la communauté. Avoir des cheveux courts, teints ou décolorés est un exemple typique « d’esthétique queer », de manière très caricaturale. Pour de nombreuses personnes racisées, avoir de longs cheveux non teints est, au contraire, culturellement significatif. Nos ancêtres n’avaient même pas le droit d’avoir des cheveux, leurs maîtres les rasaient parce qu’ils voulaient les éloigner le plus possible de leur humanité et/ou de leur féminité. Avoir des cheveux longs et sains peut donc être très important. D’autant plus qu’en grandissant, nous n’avons souvent pas eu la chance d’apprendre à prendre soin de nos cheveux naturels et que le faire à présent peut être une opportunité de réclamer une certaine liberté et identité.

Dans le regard blanc, nos corps ne nous appartiennent pas. Mariana Benenge, chorégraphe, styliste et co-créatrice des soirées P3 entre femmes, confie : « Je ne regardais pas mon corps, je ne m’étais jamais demandé si je me trouvais belle ou pas. Dès que je suis entrée dans la mode, j’en ai pris conscience. On me disait que j’avais les épaules larges, pas assez de hanches, et on m’a masculinisée, comme on le fait avec beaucoup de femmes noires. On m’a aussi souvent dit que je ne ressemblais pas assez à une lesbienne à cause (ou grâce) au privilège que j’ai de me présenter de manière féminine, et j’ai même fini par y croire. »

Pour l’autrice et journaliste Douce Dibondo, la solution est simple : elle refuse radicalement de jouer le jeu des standards du blantriarcat : « Pourquoi on veut être accepté·e par un milieu qui ne nous correspond pas, ne nous comprend pas, ne nous aime pas et n’a pas d’empathie pour nous ? Pourquoi on s’évertue à vouloir être inclu·es, même dans les sphères les plus intimes comme dans nos sexualités, dans nos rapports à l’autre ou dans le couple ? Leurs standards ne sont pas les miens, leur esthétique n’est pas la mienne. »

Pour ma part, le milieu sexpo queer a été à double tranchant : d’un côté, je le ressens parfois comme une nouvelle injonction qui ne fait que valider ce que tout le monde attend d’une personne sexisée noire, à savoir être sexuelle et sexy ; et de l’autre, ça me permet de l’être avec un peu plus de liberté et de libre-arbitre.

« J’ai pris possession de mon plaisir et de mon désir »

Outre le fait qu’aucune représentation de couples queers et racisés n’existe et qu’il peut donc être difficile pour les personnes noires LGBTQIA+ de se projeter dans des relations au-delà du sexe, on ne nous a pas appris à parler de notre plaisir. « Je suis Congolaise, explique Mariana Benenge. Je suis une blédarde, donc parler de plaisir, de désir et tout ça, ce n’est pas quelque chose qu’on m’a appris. Dans mon éducation, c’était un sujet censé être hyper intime. » 

Pour ma part, le milieu sexpo queer a été à double tranchant : d’un côté, je le ressens parfois comme une nouvelle injonction qui ne fait que valider ce que tout le monde attend d’une personne sexisée noire, à savoir être sexuelle et sexy ; et de l’autre, ça me permet de l’être avec un peu plus de liberté et de libre-arbitre, de trouver un espace « safe » où être sujet plutôt qu’objet dans ma sexualité et mon expression de genre. C’est avant tout une reprise du pouvoir. 

En fréquentant des personnes blanches, je dois en amont actionner toute une réflexion pour savoir si cette personne est vraiment intéressée par moi ou si elle est intéressée par mon physique ou ce qu’elle peut retirer de mon image. Ça pourrait être plus simple et plus léger, et ça demande un engagement émotionnel et intellectuel important. C’est presqu’un job à part entière.

Audrey W.

Pour les personnes noires et queers, se sexualiser d’elles-mêmes peut permettre de renverser le stigmate. Nubia, qui publie de temps à autre des photos où il se met en scène de façon dénudée, explique que sur les réseaux, il est, quoi qu’il arrive, sexualisé et préfère donc décider de lui-même quand et comment cette sexualisation aura lieu : « Dans la mode, je suis souvent perçu comme un objet, pas seulement parce que je suis queer, mais surtout parce que je suis métis noir. Lors de mes premières expériences amoureuses avec des personnes blanches, je voyais qu’elles ne cherchaient souvent que du sexe avec moi et ne voulaient pas forcément que notre relation se sache. Sur Instagram, je ne me sentais pas vu pour qui je suis réellement, donc j’ai décidé de montrer le vrai moi via ce que les gens ont envie de voir, c’est-à-dire une certaine forme de sexualisation. »

D’autant plus que l’hypersexualisation des corps et de la nudité découle d’une vision occidentale et coloniale. La nudité, surtout chez les personnes sexisées, n’a pas toujours été vue comme quelque chose de sexuel, pré-colonisation. « Parfois, on a envie de se mettre à poil, et ce n’est pas pour autant qu’on s’hypersexualise, raconte Nubia. En tant que personne perçue comme une femme noire, j’ai l’impression d’avoir été beaucoup sexualisée, et le fait de pouvoir le faire quand j’en ai envie et comme j’en ai envie, c’est de la réappropriation de moi-même. »

Selon Lucie, une ingénieure lesbienne de 24 ans, pour les personnes noires et queers, la sexualité peut aussi être un moyen détourné d’accéder à des personnes quand on n’a pas les clés de la vulnérabilité : « Dans le milieu queer et noir que j’ai côtoyé, j’observe qu’il y a pas mal de précarité émotionnelle et une difficulté à se sentir en sécurité pour entrer dans la vulnérabilité, notamment en raison de traumas et d’insécurités. La société nous violente tous les jours et nous fragilise, cela peut créer une barrière humaine, des craintes et des appréhensions dans notre rapport intime à l’autre. »

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Pour elle, le sexe peut être communément vu comme quelque chose de primaire, d’accessible ; l’endroit parfait pour donner à la fois accès à une relation humaine et indirectement à une relation émotionnelle. En revanche, les discussions autour de la sexualité et de notre rapport au corps ne sont pas accessibles à toustes. « J’ai l’impression que tout le monde est à la recherche d’intimité, de connexion et d’espace pour être soi-même librement, ajoute-t-elle. Mais c’est difficile de légitimer ses besoins émotionnels auprès de soi et auprès des autres, alors que l’envie de sexe, elle, est plus communément acceptée et encouragée. »

Black love

Les Blanc·hes ont tendance à avoir une vision unilatérale et réduite de ce qu’est une personne racisée ou encore une femme noire queer. Iels nous voient rarement au-delà de nos corps comme objets, de notre identité, et de nos luttes liées à cette identité. Iels ne comprennent pas que nous sommes multiples.

Audrey W. se confie : « En fréquentant des personnes blanches, je dois en amont actionner toute une réflexion pour savoir si cette personne est vraiment intéressée par moi ou si elle est intéressée par mon physique ou ce qu’elle peut retirer de mon image. Ça pourrait être plus simple et plus léger, et ça demande un engagement émotionnel et intellectuel important. C’est presqu’un job à part entière. » Pour elle, la solution se trouve donc dans le fait de ne fréquenter presque qu’exclusivement des personnes noires et queers. « Le milieu parisien auquel je me sens appartenir, c’est le milieu queer noir lesbien. Au départ, ce qui m’a aidée à naviguer dans ces identités, c’est d’avoir intégré certains groupes, des associations ou d’aller à certains événements ou manifestations. Ça a été le premier canal en matière de rencontres avec des personnes queers et noires, comme moi. »

Nubia aussi remarque que fréquenter des personnes qui lui ressemblent lui évite d’être confronté à davantage de discriminations : « Quand ce ne sont pas des personnes queers et racisées, même s’il n’y a pas forcément de mauvaises intentions, il y a toujours des questions ou des remarques. Au contraire, si je suis avec quelqu’un qui vit un peu la même chose que moi d’un point de vue racial, sexuel et de genre, c’est plus facile. Je n’ai pas à me justifier ou à devoir expliquer qui je suis. »

« Je me tourne vers des inspirations d’autres gens noirs qui ont une esthétique qui me correspond, autant dans la spiritualité que dans la dissidence ou dans l’amour communautaire, renchérit Douce Dibondo. Je ne me mêle pas au milieu queer blanc : je les vois de loin, je les côtoie, mais je n’ai pas un besoin fondamental d’être acceptée par elleux, parce que je prône l’amour noir. Je date des personnes noires. Ainsi, je suis protégée. C’est fini la remise en question perpétuelle de mon identité, de mon esthétique ou de ma légitimité. » Quand elle n’est pas dans un espace avec des personnes qui peuvent la comprendre, Mariana Benenge avoue avoir peur qu’on invalide ses ressentis : « Je me suis donc vite entourée de personnes qui ont le même vécu et les mêmes croyances. »

Pour ma part, faire communauté avec des personnes à qui je n’ai pas besoin d’expliquer le b.a.-ba de mon identité et avec qui je n’ai pas peur d’être moi-même, dans toute ma complexité et mes insécurités, m’a sauvé·e. Entre autres, le fait d’avoir rejoint la chorale afroféministe Maré Mananga a ouvert la porte à cet amour communautaire guérisseur et libérateur. Et donc, même si je côtoie toujours des personnes non-noires, me retrouver en non-mixité choisie m’apporte un repos, une force, une joie et un amour que je ne retrouve pas ailleurs. Les relations mixtes et les rapports inter-communautaires ne sont pas impossibles, mais ne peuvent se construire sainement que si les personnes à qui la norme profite prennent conscience de leurs privilèges et de leurs biais.

Comme James Baldwin l’a expliqué, former une coalition sur le seul critère de la préférence sexuelle n’est pas solide. Faire partie d’une communauté en non-mixité noire et queer a l’avantage d’offrir un espace plus sûr dans lequel on n’a pas à se battre pour être intégré·e. D’ailleurs, quand on parle d‘intégration ou d’inclusivité, cela signifie bien qu’on réfléchit encore à partir d’un regard blanc. On serait hors norme, différent·e, et on devrait dire merci quand on nous donne voix au chapitre ou qu’on nous regarde comme des humains.

Bien sûr, même le cocon de l’entre-soi racisé et queer n’est pas exempt de violences et de discriminations intra-communautaires, comme le remarque Lucie. Entre autres, l’âgisme, le colorisme et l’hyper-valorisation des personnes qui répondent aux critères de beauté occidentaux résistent encore, même dans les rangs les plus serrés. Malgré la persistance de certaines normes et violences dans les espaces en non-mixité choisie, j’y vois l’espoir et la possibilité de façonner des esthétiques et des codes hors des modèles dominants, mais aussi de construire nos propres dynamiques à la marge, sans l’aval du centre. En tant que personne noire et queer, j’ai souvent été contrainte de jouer un rôle et de montrer au monde une version jouée ou surjouée de moi-même pour tenter de passer entre les mailles des violences. Aujourd’hui, avec l’aide des mes adelphes, je m’attache à découvrir chaque jour quelles parts de mon identité, de ma personnalité et de mes goûts sont authentiques, et quelles sont celles que j’ai forgées pour me protéger. Le chemin est long et fastidieux, mais il vaut le coup.


Image à la Une : © Adama Anotho

Audrey Couppé de Kermadec est artiste, journaliste et militant·e.

Relecture et édition : Apolline Bazin, Clément Riandey et Sarah Diep

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