« Est-ce qu’elle bave ta petite limace quand je te parle ? », « Je te prendrais bien en levrette dans les vignes de Bordeaux », « Il m’a viré pour un tweet sur #MeToo », « Si tu parles t’es morte », « Il a dégraffé mon soutien-gorge avant de rentrer en réunion »… Dans la nuit du 5 au 6 juin, les femmes de l’association Les Lionnes ont collé des affiches avec des témoignages de sexisme et d’agressions devant des agences de publicité. Récit d’une colère en passe de changer les règles d’un secteur.
Lancées par la publicitaire féministe Christelle Delarue après le tourbillon de la Ligue du LOL, Les Lionnes sont réunies pour éradiquer le sexisme des agences. Le seul licenciement de Baptiste Clinet (directeur de la création chez Herezie) pour harcèlement sexuel après une enquête du Monde et les quelques sessions d’excuses dans les autres agences, avaient laissé un goût amer de travail pas fini. Mais cela aura suffit à enclencher une nouvelle dynamique, un électrochoc auprès d’une petite fraction. Pour la première fois, Les Lionnes sont entrées en groupe dans l’arène.
Mardi 5 juin, 22h. Il pleut des cordes, sale temps pour prévoir une action. Au dernier étage d’un immeuble élégant du IIIème arrondissement, cinq femmes sont réunies à peine leur journée de travail terminée, et se préparent pour une nuit blanche. Trois Lionnes, une réalisatrice pour filmer l’action et Christelle Delarue qui accueille chaleureusement malgré l’heure tardive et une journée déjà bien remplie. Sur une grande table en bois vernis, pinceaux, seaux, colle s’entassent. En tout, 39 citations différentes imprimées en A3, témoignages de harcèlements résumés en une phrase choc.
« Il y en a 28 », ce soir Manon* fait le chauffeur. Elle a préparé un itinéraire avec les principales agences parisiennes. Le périple commence par la zone de Sentier pour ensuite se déplacer sur les Champs-Elysées. Les agences Ubi Bene, Romance sont les premières sur la liste. Viennent ensuite Dare.Win, Buzzman, Rosaparks… « On va dans toutes celles qui sont les plus créatives, et soi disant les plus sympas. » insiste Christelle Delarue. « BABEL on ne le lâche pas ». Sur les Champs-Elysées, la plus grosse unité de Publicis, un lieu et une agence particulièrement symboliques. « Une fois que tu touches Publicis, tu touches le coeur du réacteur » résume la Présidente de l’association, formée par des actions du collectif 52. Éclats de rire, approbation générale. On ne décollera pas du bureau avant minuit, le temps que les derniers employés en charrette partent des entreprises. Certains sympathisant.e.s des Lionnes ont déjà commencé à afficher des citations en internes. Pour les trois Lionnes déjà présentes, c’est leur toute première action militante. L’atmosphère est enthousiaste, presque euphorique. « Regarde mon pote Antoine*, il en a collé partout chez BETC. 10 par toilettes mecs ! » jubile Anne* membre du bureau de l’association.
Si le but de cette action est de faire savoir que le temps de l’impunité est fini, cet événement a aussi un autre but : Recruter. L’association compte plus de 200 adhérentes, et 20 sont vraiment actives. « On a eu la chance que Christelle connaisse très bien le milieu militant féministe. Tout s’est fait très rapidement. » résume Anne. « Beaucoup de femmes, puissantes dans l’industrie trouvent que c’est très bien ce que l’on fait. Mais personne ne le dit publiquement. On a besoin de ça ! » insiste-t-elle. Dans le pack de cette première action, des casquettes. « Je cherche du travail en ce moment, j’aimerais bien revenir dans le game. » confie Anne. En attendant que les grands changements s’opèrent, assumer de faire partie d’une association féministe qui mets les points sur les i de l’industrie, n’est pas évident.
Au moment du brief, la chef des Lionnes insiste — professionnalisme oblige — sur les images qui doivent être faites pour le film de l’action. « On doit avoir une composition visuelle et une équipe hyper agile. Si on fait 10 minutes par agence, on est des winneuses. » L’action coup de poing est accompagnée d’un volet digital : les Lionnes mettent le générateur de citations à disposition de toustes.
Les pizzas arrivent, pause. Commence ensuite le tri des affiches. C’est un florilège morbide. Sexisme ordinaire, violence verbale, harcèlement sexuel, agressions… Les citations glauques jonchent le parquet. « Les chauffeurs de Uber à Cannes disent qu’il n’y a pas plus dévergondé et harceleur que la pub. Pire que le cinéma ou le porno. C’est la honte. » raconte Christelle Delarue, dépitée. « Celle-là c’est moi. Celle-ci aussi, et celle-ci. » Jusque-là joyeux, le visage de Caroline* s’assombrit quand son regard tombe sur la dernière citation qu’elle me désigne :
Je me cachais dans l’agence pour qu’il ne me frappe pas encore.
Toutes n’ont pas vécu les mêmes situations horribles, toutes ne se disent « pas 100% féministe » comme dit Manon ; mais Les Lionnes partagent au moins toutes la rage brûlante de voir leurs mérites mieux reconnus dans toutes les branches de l’industrie. « Longtemps j’ai suivi mon mari dans sa carrière, et maintenant je suis contente de me révéler et d’agir. »
« L’héritage c’est la parole des victimes. Si on ne l’écoute pas ce sera impossible de visibiliser les talents féminins. » Pourquoi les Mad Men de la pub française ne sont-ils pas tombés au moment de la Ligue du LOL ? « Parce qu’ils sont validés par leur direction » selon la chef des Lionnes qui évoque un système de Boy’s club généralisé et des femmes conditionnées pour le maintenir. Seul visage connu des Lionnes aujourd’hui, Christelle Delarue reçoit des menaces. « On a identifié qu’il y a 10 hommes à sortir, et derrière chacun, il y a 12 femmes victimes au moins. » Au moment de #MeToo la publicitaire reçoit 223 appels et messages de femmes qui ont besoin de parler. « Au début, j’ai reçu le samedi matin chez moi. Je prenais des notes sur un carnet à la Homeland. Puis j’ai recoupé les informations. » Les Lionnes est divisé en cinq comités exécutifs, dont celui d’aide aux victimes en collaboration avec l’ONG Women Safe. « Il faut qu’il y ait des hommes et des femmes dans la salle qui ne rient pas du sexisme ordinaire. » La chef d’agence et présidente de l’association compte cette première année d’existence comme une année 0, et entend bien mettre en place un suivi de l’évolution de l’égalité dans l’industrie.
Parce que la publicité est une forme de représentation subie, on a une responsabilité encore plus grande.
« Il faut qu’on ait finit à 7h, je dois emmener mon fils à l’école. » rappelle Manon. Après le test colle, le tri des affiches, plusieurs rappel des consignes et quelques selfies, la petite troupe se met en route, avec armes et bagages. « J’ai une réunion à 9h30, ça va être tendu. » anticipe Caroline. A 00h45 le petit groupe s’entasse dans un seul véhicule, un peu à l’étroit mais déterminé. A 01h00 la première agence est placardée. Christelle Delarue rappelle les règles : « On ferme bien le coffre. Les colleuses toujours sur le côté jusqu’à ce qu’on vous appelle. » L’équipée euphorique de cette première session se met en route pour sa nuit. 3h30, Rencontre avec la police. Fin de la virée. Les affiches imprimées sont stockées. Prêtes à être utilisées.
*Les prénoms ont été changés.