De Costanza Spina, Apolline Bazin, Bérénice Cloteaux-Foucault
Nous sommes en février 2019, et les bases d’un bastion journalistico-culturel tenu par un club ultra sélect de vieux mecs viennent de trembler. Et pour une fois, les conséquences ne se résument pas à des indignations de 24h. Pour une fois, les victimes connaissent en partie réparation. Pour une fois, les vieux mecs ne baigneront pas dans leur jus d’impunité, le pouvoir dans une main et l’obscénité dans l’autre. #metoo avait parfois laissé un goût amer d’inachevé en France : cette fois-ci, c’est le fondement même des représentations et des imaginaires communs qui frémit, ces médias qui passent tant de temps à façonner l’opinion publique et capitaliser sur nos luttes.
Les faits : vendredi 8 février, le journaliste Robin Andraca qui travaille pour la rubrique CheckNews de Libération, répond à la question d’un internaute “La Ligue du lol a-t-elle vraiment existé et harcelé des féministes sur les réseaux sociaux?”. Un titre de scandale qui sonnerait presque absurde s’il ne cachait pas une réalité et des problématiques allant bien au-delà d’un simple groupe Facebook. Il résume : le journaliste Vincent Glad crée en 2009 un groupe Facebook privé où il invite ses amis d’alors et connaissances du Twitter français naissant. La clique regroupe des journalistes et des publicitaires, une grande majorité d’hommes et quelques femmes, pour “loler” – comprendre partager des piques et des blagues sur des collègues, des twittos. Le groupe est particulièrement actif entre 2009 et 2012, et après enquête et remontée des historiques, il s’avère que la nébuleuse est à l’origine de plusieurs cas de cyberharcèlement. Sévères.
Ce premier article de Libération consacré à ce gang de “caïds” autoproclamés d’Internet, libère vite la parole des victimes. Le #Liguedulol reste en trending topic tout le week-end de ce 10 février. L’affaire lève enfin le voile sur un malaise souvent dissimulé dans le milieu médiatique et culturel : les mécanismes de domination exercés par une caste d’hommes – faussement progressistes – sur toute autre identité pouvant remettre en question leur position privilégiée. L’existence, en somme, d’un esprit de camaraderie qui s’apprend et se solidifie au sein même des écoles.
Du lol aux “excuses”
Un des nombreux faits dérangeants dans l’existence de cette virulente ligue, c’est que les journalistes la constituant sont depuis quelques années en poste dans des médias culturels de “gauche”. Enfin plutôt “étaient” car ce lundi 11 février, Alexandre Hervaud a été mis à pied par Libération qui a ouvert une enquête interne, tout comme Vincent Glad qui est aussi écarté de Brain, Stephen des Aulnois (le Tag Parfait) a annoncé qu’il se retirait de ses fonctions de rédacteur en chef, Nouvelles Écoutes a suspendu sa collaboration avec Guilhem Malissen… Face à l’impunité rageante de précédents harceleurs dénoncés – Roman Polanski, Johnny Depp et autres Luc Besson, pour une fois, il semble que les harceleurs subissent les conséquences de leurs actes passés, et surtout, que les structures agissent enfin sur des faits qui étaient probablement en partie connus.
Parmi les victimes de la Ligue, on compte la Youtubeuse et vulgarisatrice Florence Porcel (tombée dans un canular tendu par David Doucet, désormais ancien Rédacteur en Chef des Inrocks), Daria Marx (militante de Gras Politique), Mélanie Wanga (le Tchip podcast), Léa Lejeune (présidente de Prenons la 1), Capucine Piot (blogueuse)… Insultes, photomontages, canulars : les témoignages sont accablants, les procédés sont vicieux et les preuves quasi systématiquement effacées.
Certains auront vite compris que cette affaire va prendre une ampleur inédite dans une France post #metoo… D’autres pas. Les excuses d’Alexandre Hervaud, Sylvain Paley, Vincent Glad sont longues, très longues – des captures d’écrans postées sur Twitter qui font trois kilomètres. Elles se ponctuent de “mais”, de “j’étais jeune” ou de “personne n’est parfait”. On notera une récurrence ironique dans ces messages : les justifications sont souvent bien plus détaillées que les excuses. Et que l’on s’entende bien, ne rien dire d’un comportement de meute c’était aussi en être complice. Caroline De Haas explique d’ailleurs très bien ce processus nommé de “culpabilité inversée”, qu’on retrouve typiquement chez les maris violents n’arrivant pas à faire face à la honte. Mais surtout, que sont des excuses de quelques dizaines de ligne face à des années de décrédibilisation professionnelle et d’atteinte psychologique impunies ?
Encore une triste histoire d’egos masculins fragiles
L’aisance avec laquelle certains collègues occupent des places de relief dans des grandes rédactions tout en cultivant une attitude corporatiste machiste digne d’un gang de pré-pubères, en dit long sur leur sens de la légitimité. Ces prototypes de gars issus des écoles censées former “l’élite de la nation” ne sortent en fait jamais de l’esprit de “déconne entre couilles” que le BDE – bureau des élèves, association le plus souvent destinée à instaurer une ambiance bien corporatiste au sein des grandes écoles – leur a insufflé.
Un certain nombre des membres de la Ligue se sont connus à l’ESJ et cette information n’est pas banale : elle montre que le problème prend ses racines au cœur de l’école de journalisme la plus reconnue, voire même, de manière générale et comme l’explique Amandine Gay dans un thread sur son expérience à l’IEP de Lyon, dans les grandes écoles. Cela fait singulièrement écho au fameux canular dont a été victime la journaliste Nassira El Moaddem à la fin de ses études, un coup fomenté par ses camarades Martin Weill et Hugo Clément. Le malaise, les conditions de développement de ces comportements néfastes sont tolérés voire encouragés par les structures mêmes de la culture, des rédactions où sévissait déjà un sexisme old school, et des élites laxistes, de ceux qui forment et informent. Des élites trop uniformes, blanches, masculines et cis-hétéro. Le témoignage du publicitaire et blogueur Matthias Jambon-Puillet (aka @LeReilly), fait apparaître un autre ressort, celui de l’homophobie latente dans ce groupe de personnes, sans doute un peu confuses par les avancées des sciences sociales et l’idée de devoir se mettre à la page, un prolongement somme toute inévitable d’un sexisme bien ancré.
Cette affaire prouve donc encore une fois, s’il était besoin de le répéter, que ce n’est pas parce qu’on a fait des études que l’on est protégé de la connerie. Et surtout, que cela ne marche plus de se réfugier derrière des préoccupations en apparence progressistes et une fausse subversion tout à fait politiquement correcte pour s’acheter une aura de journaliste fréquentable – poke Hugo Clément et Martin Weill, avoir fait le Petit Journal ne sera pas une caution d’immunité sociale éternelle. La journaliste et critique de série Nora Bouazzouni a dit “C’était le forum 18-25 jeuxvideo.com avant l’heure”. Cette affaire de la Ligue du lol met à jour ce qu’est la fameuse “masculinité toxique”, au nom d’un “cool” à sens unique, d’un rire partagé uniquement par un petit groupe d’initié.
Une culture du LOL journalistique qui n’est pas toujours fruit d’un cynisme éclairé, et suit parfois la logique répandue parmi les collégiens du : “Je suis intelligent, mais intelligent c’est pas sexy pour choper les filles, je vais être intelligent et lol histoire de protéger mon ego fragile et cacher mes feelings de fillette”. Une attitude qui dérape, à l’âge adulte, dans une quête acharnée de gloire numérique. Un comportement abject qui fabrique ce genre de journalistes qui se masturbent en lâchant des vannes dans des médias “cool”, voyez-vous. Avec ses messages en 140 caractères et sa structure publique favorisant la viralité, Twitter, érigé au début de la décennie comme le réseau social de référence pour les aspirants journaleux, était bien sûr la cour de récré idéale.
Cependant, il faut reconnaître au moins un talent à ces individus : dans un contexte économique franchement bancal pour la profession, eux, ils auront trouvé le temps de jouer à Gossip Girl au lieu de se taper des nuits d’insomnie à tapoter sur des claviers comme des connards pour finir des piges. Ils n’auront de toute évidence pas utilisé ce temps pour lire des bouquins de gender studies, ou cultiver une décence. C’est d’ailleurs peut-être ce sentiment d’avoir été mis de côté qui aurait pu enclencher une telle frustration.
Épargnez-nous les “on peut rire de tout”
Pour être claires avec certains de nos collègues désormais plus loleurs que journalistes, le harcèlement, l’acharnement, l’insulte, la discrimination, ne sont pas des instruments du LOL. On l’a tous appris en maternelle. Alors non on ne peut pas “rire de tout”, cette histoire ne fait pas rire grand monde, et ce n’était pas “mieux avant”. Avant, les boucs émissaires restaient peut-être isolés, mais magie des réseaux, les victimes aussi peuvent maintenant s’unir et échanger.
Comment les femmes journalistes, militantes, collègues des loleurs ont-iels pu poursuivre leur carrière malgré les attaques et surtout les séquelles laissées par un climat malsain de défiance ? Loler est toujours facile pour ceux qui le peuvent, pour ceux qui, depuis leurs dix-huit ans et leur entrée en école, savent que leur derrière masculin s’assoira un jour sur un fauteuil de rédac chef. Les mécanismes d’autocensure sont tellement puissants pour “les autres”, que se confronter à de l’animosité de la part de ses pairs a de quoi briser des carrières.
Les derniers soubresauts du vieux monde, la fin des boys’ club
On ne le répète pas assez : la crise des médias, avant de venir du modèle économique, vient du vide idéologique et du conformisme d’une caste de vieux journalistes incapables de s’adapter non seulement à des nouveaux outils mais aussi à des nouveaux publics. À des audiences grandissantes en manque de représentation qui amènent un lot de nouveaux concepts, mots, références, qui ne sont déjà plus une niche. Ils auront tenté de se les ré-approprier, de capitaliser dessus, de renaître sur un socialisme factice : mais vos lecteurs ne sont pas dupes, et ni Internet ni les victimes n’oublieront vos horreurs.
Si les nombreux cas de harcèlement sexuel vérifiés en 2017 chez Vice US auraient pu alerter quant à cette culture du «boys’ club», le licenciement de David Doucet des Inrocks, sonne comme l’un des chapitres finaux d’une histoire particulièrement triste. Celle d’un grand journal dont le public a pu apprécier le vrai positionnement éthique suite à une dérive misogyne atterrie en couverture (cf. le malaise Bertrand Cantat, dont nous vous parlions dans une précédente tribune). Un titre de presse à qui il aurait probablement fallu un peu moins de couilles et un peu plus d’audace, et dont les tentatives de résister au délabrement reflètent toute la névrose de l’époque.
Nous voulons dire à nos collègues, collègues de loleurs dont le travail est entaché par cette histoire, camarades aîné.e.s, victimes, notre soutien et notre admiration la plus profonde. Les traumas causés s’effacent malheureusement plus lentement que leurs historiques. Aux tortionnaires d’hier, vous n’êtes déjà plus, vous appartenez à un monde vieux dont la vitesse de notre temps ne fera qu’accélérer la chute. Une chute vertigineuse qui entraîne à sa suite des cas similaires de dérives sexistes structurées dans des rédactions parisiennes, comme chez le Huffington Post et Vice France, et qui s’étendra bientôt aux rédactions de presse régionale et sans doute aussi aux agences de publicité.
De Costanza Spina, Apolline Bazin, Bérénice Cloteaux-Foucault