Les éditions du remue-ménage publient en français Palestine. Un féminisme de libération, un recueil de textes et une interview de la professeure et militante Nada Elia. Nous en publions ici un extrait, avec l’aimable autorisation des éditeur·ices.
Palestinienne de la diaspora née en Irak, la militante et professeure Nada Elia vit aux États-Unis, où elle enseigne les études culturelles et arabo-américaines au Fairheaven College de l’Université Western Washington. Elle est notamment l’autrice de Greater than the Sum of Our Parts : Feminism, Inter/ Nationalism, and Palestine (Pluto Press, 2023).
Les éditions du remue-ménage ont publié en français deux de ses textes initialement parus en 2017 et 2020, accompagnés d’une interview de l’autrice réalisée en mars 2024. Déconstruisant les associations fallacieuses entre antisionisme et antisémitisme, Nada Elia rappelle la place des femmes et des personnes queers dans la lutte pour la libération de la Palestine. Dans l’extrait que nous partageons ci-dessous, l’autrice soulève la question du silence des « féministes du Nord global » face à l’occupation et au génocide vécus par le peuple palestinien.
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La sororité est… sélective ?
Dans le Nord global, les points de vue divergents concernant la Palestine ont tendance, de manière générale, à suivre les démarcations raciales et socio- économiques. Cependant, de nombreuses femmes de couleur défavorisées et progressistes du Nord global ont également intégré le discours hégémonique, avec le récit sioniste en toile de fond, et ont mis du temps à traiter de la question de la Palestine en considérant son contexte colonial. Comme l’écrivent Simona Sharoni et Rabab Abdulhadi dans leur texte publié peu de temps avant le vote historique de la NWSA en 2015, et 30 ans après la rencontre entre al-Saadawi et Friedan :
Pendant des années, les féministes du Nord global ont échoué à comprendre pourquoi les femmes palestiniennes insistaient pour lier l’atteinte de l’égalité des genres à la libération nationale. Par conséquent, les femmes palestiniennes ont été les bénéficiaires d’initiatives bien intentionnées, mais malavisées, ignorant leur agentivité, leurs besoins et leur résilience, et fondées sur une compréhension étriquée des « questions des femmes » et des critiques du patriarcat et du nationalisme. […] Ce qu’il manquait à la réponse féministe à la crise en Palestine, c’était une reconnaissance de ses causes profondes, à savoir l’occupation illégale, par Israël, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, sa violation des droits palestiniens et ses politiques de type apartheid.
En effet, pendant de nombreuses décennies, le féminisme hégémonique du Nord global a été dominé par des femmes de classe moyenne d’ascendance européenne, confrontées au traumatisme incommensurable de la Shoah. Pensons à Betty Friedan, autrice de l’un des manifestes féministes les plus influents du XXe siècle, La femme mystifiée, qui a tenté de censurer Nawal al-Saadawi lors de la Conférence mondiale sur les femmes ; à Robin Morgan, coordonnatrice du livre Sisterhood Is Powerful et cofondatrice du Sisterhood Is Global Institute ; à Gloria Steinem, fondatrice de Ms. Magazine ; à Shulamith Firestone, autrice féministe radicale de The Dialectic of Sex ; et à d’autres femmes de cette envergure qui ont été soit élevées comme juives immédiatement après la Shoah, soit éduquées à dénoncer l’antisémitisme et d’autres formes de racisme comme le mal absolu. Pour ces femmes blanches, le discours européen et la souffrance européenne sont au-dessus de toute autre souffrance. Dans ce discours, on ne reconnaît toujours pas que l’impérialisme européen a entraîné la mort violente de dizaines de millions d’Africain·es en Afrique, et la mise en esclavage de millions d’autres en Europe et dans les Amériques.
La lauréate du prix Nobel de littérature Toni Morrison a tenté d’inscrire cet épisode horrible dans la conscience nationale des États-Unis lorsqu’elle a dédicacé son best-seller, Beloved, aux « soixante millions et plus » d’Africain·es ayant péri dans la traite des esclaves. Mais ce rappel a été relégué au second plan, par cette façon tout étasunienne de s’intéresser à l’individu plutôt qu’au collectif. Malgré les atrocités largement documentées qu’il a commises au Congo, le roi belge Léopold II n’est jamais qualifié de dirigeant meurtrier, contrairement à des non-Occidentaux tels que Pol Pot, Idi Amin ou Gengis Khan. Malgré tous les ravages commis par les Européens au fil de l’histoire moderne, le seul Européen unanimement considéré comme un monstre est Adolf Hitler, dont les victimes sont principalement européennes. Pour le dire autrement, quand les Européens ravagent des pays non européens, leurs crimes sont généralement présentés de manière atténuée et fallacieuse, comme des « découvertes » (dans le cas de la conquête espagnole des Amériques), des « mandats » (dans le cas de la décision cavalière de la Grande-Bretagne concernant le sort de la Palestine) ou des « missions civilisatrices » (dans le cas de la colonisation dévastatrice de la France en Algérie, au Maroc et en Tunisie). Les États-Unis ont même inventé ce qui doit être l’un des plus grands euphémismes de tous les temps, en décrivant l’esclavage brutal de millions d’Africain·es et de leur descendance comme une « étrange institution ». Dans ce que nous appelons aujourd’hui « les États-Unis d’Amérique du Nord », 90 % des populations autochtones ont été tuées durant les 150 années ayant suivi l’arrivée de Christophe Colomb. Celui-ci est pourtant célébré comme un découvreur, et non comme un conquérant meurtrier. Les génocides de l’ampleur de celui que Colomb a entrepris contre les peuples autochtones d’Amérique du Nord, ou de celui que les Européens ont perpétré contre les Africains en esclavage, ne sont pas considérés au même titre que celui qui a ciblé les communautés juives européennes. La raison est simple : les victimes n’étaient pas européennes. En effet, la déclaration selon laquelle six millions de Juif·ves ont péri dans la Shoah, ou plus précisément l’omission du fait qu’un nombre presque égal de membres de communautés ont également péri en raison d’un processus d’altérisation, montre que la souffrance juive est plus grande que celle des autres – les Roms, les gays et lesbiennes, ainsi que les Africain·es. Pourtant, Hitler souhaitait aussi « purifier » l’Europe de ces « indésirables », souvent oublié·es.
Dans un tel contexte, il est pour le moins surprenant de lire Gloria Steinem affirmant que son féminisme a toujours été redevable au féminisme noir. « J’ai appris le féminisme surtout des femmes noires », déclare Steinem dans une interview de décembre 2015, ajoutant que, selon elle, le féminisme a toujours été intersectionnel, car il a toujours été conscient de la classe et de la race. Elle va jusqu’à dire que les femmes noires « ont inventé le féminisme ». Or reconnaître ainsi une dette envers les contributions noires aux États-Unis ne se traduit pas nécessairement par une compréhension critique des oppressions structurelles vécues par les personnes de couleur, même si on doit admettre que le féminisme de Steinem a effectivement pris la race et la classe en considération. Trop souvent, il ne s’agit que d’une reconnaissance factice de la « diversité », une tentative d’atténuer sa culpabilité blanche en professant qu’on a été « influencée par », et d’éviter d’admettre qu’on a exploité les expériences des personnes de couleur. Cette exploitation est particulièrement évidente dans l’industrie musicale, qui reconnaît les contributions afro-américaines fondamentales au rock, au jazz, au hip-hop et au rap, mais continue de récompenser de manière disproportionnée les artistes blancs s’appropriant ces genres.
Extrait tiré de Nada Elia, Palestine. Un féminisme de libération, traduction par Liza Hammar et Francis Dupuis-Déri, Éditions du remue-ménage, 2024, pp. 57-62.
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