Israël-Palestine : contre le double standard, pour la liberté d’expression

Manifesto XXI publie cette tribune rédigée par Claire Touzard & Léane Alestra, signée par plus de 700 personnes dont 200 personnalités, notamment Michèle Sibony, Didier Fassin, Rony Brauman, Guillaume Meurice, Nesrine Slaoui, Arnaud Valois et Rachida Brakni.

Depuis le 7 octobre 2023, le traitement politique et médiatique français de la situation tragique en Israël et en Palestine est, pour nous, plus qu’alarmant.

Nous essayistes, universitaires, humanitaires, acteurs et actrices de la scène culturelle, journalistes, militantes et militants et collectifs de gauche, condamnons la prolifération des discours d’extrême droite, le double standard à l’œuvre dans les médias, la censure de manifestations de penseuses et penseurs pour la paix par nos élus et notre exécutif par les voies de préfectures. Nous invitons les citoyens et citoyennes à lutter à nos côtés.

Deux poids, deux mesures : vers la fin de la liberté d’expression ?

Le mercredi 6 décembre 2023 dernier au Cirque Électrique (Paris 20e), devait se tenir une conférence intitulée « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation et pour la paix révolutionnaire en Palestine », avec la philosophe américaine juive d’envergure mondiale Judith Butler ainsi qu’une intervention vidéo de la militante humaniste Angela Davis. Ce rendez-vous a été interdit par la Mairie de Paris sous prétexte d’éventuels « troubles à l’ordre public ». Une décision inédite, que Judith Butler a elle-même décrite comme une « farce » dans un article de Mediapart. Cette ingérence politique de la Mairie est d’autant plus incompréhensible que la préfecture de police avait approuvé l’organisation de ce rendez-vous. Cette dernière est pourtant prompte à interdire les rassemblements décoloniaux (rassemblements pour la Palestine, marches des familles des victimes de violences policières…).

Cette interdiction est pour nous le résultat d’une escalade vertigineuse dans le double-standard en termes de liberté d’expression.

Car en effet, pendant ce temps-là, le Rassemblement national, parti politique aux racines et à la trame politique profondément antisémites, est considéré comme légitime à une marche contre l’antisémitisme organisée par le Sénat. Et des groupes d’extrême droite tels que le GUD et Génération identitaire, aux idéologies nationalistes dangereuses, sont autorisés à manifester au Panthéon à Paris, quitte à fermer des lycées pour leur laisser battre le pavé. Leur dangerosité étant dès lors clairement établie, pourquoi leurs manifestations ne sont-elles pas interdites ?

Ce « deux poids, deux mesures » qui consiste à criminaliser les mouvements progressistes et humanistes mais à fermer les yeux sur la montée de groupuscules extrémistes, devrait toutes et tous nous questionner. Aujourd’hui l’heure est à la confusion, à l’inversion des réalités, et nous nous inquiétons de voir notre pays sombrer dans l’obscurité.

Les rassemblements pour la liberté des Palestiniens et Palestiniennes ne devraient pas être remis en question : ils participent à une réflexion globale contre toutes les formes de violences et les systèmes d’oppression.

De la même façon qu’il faut condamner les actes criminels du Hamas perpétrés le 7 octobre, et se mobiliser pour la libération des otages israéliens et palestiniens, il est nécessaire de dénoncer « la catastrophe humanitaire » (terme employé par le Sécrétaire général de l’ONU) vers laquelle mène l’opération militaire massive et criminelle menée par Israël.

Des millions de personnes dans le monde, des artistes, intellectuels et militants renommés, des organisations juives pour la paix, des mouvements de gauche rassemblant Israéliens et Palestiniens, appellent au cessez-le-feu et à la fin de l’occupation de la Palestine. Cet élan pour la justice sociale d’ampleur internationale œuvre à trouver une solution de paix et de sécurité pour les civils palestiniens comme israéliens. C’est un mouvement qui ne s’attaque à aucune religion mais dénonce les conséquences désastreuses de la colonisation. Et si certains militants et militantes diffusent des propos antisémites, nous le condamnons, ils et elles n’incarnent en rien ce combat.

Aussi nous demandons que cessent la criminalisation, la caricature et la censure de ces évènements. En revanche, nous appelons à ce que les regroupements néonazis et fascistes, qui rappellent les heures les plus sombres de notre pays, soient proscrits et condamnés fermement par nos élus et notre gouvernement.

Une médiatisation déséquilibrée : le piège des amalgames

Nous pensons que certains médias français participent à montrer une vision tronquée de la situation. Ils installent des récits binaires, des raccourcis dangereux, des amalgames dramatiques, qui ont une influence néfaste sur l’opinion publique. Sur des chaînes de grande écoute : BFMTV, Europe 1, CNews, règne une véritable asymétrie dans la façon de traiter la situation en Israël-Palestine. Double standard, désinformation, propagande, déshumanisation des Palestiniens… De nombreux éditorialistes discréditent la parole palestinienne et ciblent la communauté musulmane. Des paroles très graves appelant à hiérarchiser des vies civiles sur des plateaux TV ont été proférées.

Jamais les éditorialistes d’extrême droite n’y ont été autant représentés. Parallèlement, très peu de penseurs progressistes israéliens ou palestiniens sont invités à s’exprimer. Les seuls militants, essayistes ou chercheuses et chercheurs qui se sont pliés à l’exercice en sont ressortis traumatisés. Ainsi la militante franco-palestinienne et juriste Rima Hassan, lors d’une conférence organisée par l’AJAR (Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s) a annoncé préférer retourner dans un camp de réfugiés palestiniens et quitter la France, car elle ne s’y sentait plus en sécurité.

Nous sommes consternés de voir la douleur être instrumentalisée par des éditorialistes à des fins racistes. Nous sommes perplexes de constater à quel point le récit d’une « guerre de religion » fictive, créée de toutes pièces par certains journalistes, est en train de créer une fracture irréparable au sein de notre société. Nous nous demandons pourquoi les faits et les termes comme « apartheid », pourtant véhiculés par des rapports d’Amnesty International et des enquêteurs de l’ONU, sont écartés des débats français.

Nous demandons de regarder la situation à Gaza et en Cisjordanie avec lucidité et objectivité. Les civils palestiniens n’ont pas accès aux télécommunications. Nombre de journalistes sur place ont dû cesser d’exercer leur métier au vu des conditions dangereuses (au moins 87 journalistes palestiniens ont été tués depuis le début du conflit selon la International Federation of Journalists). Ce déséquilibre informationnel doit être pris en compte et il est d’autant plus important de relayer correctement les voix palestiniennes, de bannir la propagande, et de s’en tenir aux faits et non aux allégations.

Une attaque contre tous les citoyens et citoyennes

Nous déplorons plus largement les attaques contre les citoyennes et citoyens diffusant des sources d’informations fiables sur la situation en Palestine. De nombreux militants, journalistes, intellectuels, artistes et personnalités publiques ont subi des menaces en ligne, du cyberharcèlement, des agressions à caractère raciste sur leur lieu de travail. Plusieurs universitaires traitant de la Palestine font également face à des pressions voire de la censure, tandis que les mouvements progressistes sont ensevelis par des propos diffamatoires les accusant de soutenir le Hamas. Le grand rassemblement du 25 novembre contre les violences faites aux femmes a été attaqué par des journalistes qui, avant de vérifier les faits, ont porté des allégations graves envers des activistes luttant pour des droits essentiels. Les violences sexuelles sont considérées comme une arme de guerre (Amnesty International), un problème tragique et structurel qui touche tous les civils et particulièrement les femmes dans le monde entier. Nos luttes sont collectives, contre toutes les violences, et pour toutes les femmes.

Les actes d’intimidation qui se démultiplient, éteignent des voix nuancées et laissent les discours les plus dangereux s’y substituer. Aussi nous appelons tous les citoyennes et citoyens à conserver un esprit critique dans ce climat saturé de tensions et d’intérêts contradictoires.

Nous préconisons de combattre les deux racismes de l’antisémitisme et de l’islamophobie d’une même voix. Ces luttes sont étroitement liées et méritent des marches, des tribunes, qui les unissent.

Nous invitons à dissocier les groupes et partis politiques des civils, pour éviter les raccourcis biaisés et dangereux. Mais aussi à refuser les altercations en ligne, la haine dans les médias, et à privilégier le dialogue.

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Enfin nous souhaitons que les luttes féministes, antiracistes, décoloniales, cessent d’être instrumentalisées.

Nous pensons que s’attaquer sans relâche aux défenseurs et défenseuses des droits, dans une période aussi fragile pour nos démocraties, représente le plus grand des dangers. De nombreux débats sont encore à mener au sein de nos mouvements. Les partis de gauche qui nous représentent doivent être les premiers à se remettre en question. Il sera nécessaire de se réapproprier tous les combats pour mieux les faire converger.

Mais pour cela, il faut créer des ponts et non des oppositions imaginaires, qui ne font que servir certains intérêts politiques ou économiques et participer à un grand basculement vers la haine et l’intolérance.

Les temps sont graves. Il y a urgence. Notre priorité est d’interpeller nos gouvernements pour mettre fin au massacre en cours en Palestine et sauver la vie de tous les civils. Le danger serait de s’enfermer dans le silence face à l’horreur.

S’élever pour la liberté, contre l’injustice et l’oppression, voilà qui devrait être notre combat à toutes et tous, et des notions au cœur de notre démocratie.

Aussi, ne nous trompons pas d’ennemis.


Note de fin : Dès le 13 décembre nous avons proposé cette tribune, volontairement accessible et nuancée, à la presse généraliste. Elle touche d’autant plus juste que par la suite, nombre d’intellectuel·le·s comme Masha Gessen, ou des artistes comme Mykki Blanco, ont elleux aussi vu certains de leurs événements ou nominations annulées. Bien que ce texte soit signé par près d’une centaine de grands noms – universitaires, artistes, militant·e·s – aucun journal n’a voulu le diffuser. Ce refus de publication pose de nombreuses questions. Autocensure, peur, pressions économiques… Quels enseignements tirer de cet exemple concernant la situation actuelle de la presse française ? C’est le point de départ d’une réflexion plus grande que nous partagerons bientôt. En attendant nous sommes déjà nombreux·ses à nous élever face à l’obscurantisme qui s’abat sur notre pays. Une note d’espoir dans un paysage bien sombre. Merci à tous·tes celleux qui ont porté ce texte avec nous. – Léane Alestra & Claire Touzard

Premières signatures :

Claire Touzard, écrivaine et journaliste
Michèle Sibony, militante pour la paix et membre de l’Union juive française pour la paix (UJFP)
Didier Fassin, anthropologue et médecin
Rony Brauman, médecin, essayiste, et ex-président de Médecins sans frontières
Guillaume Meurice, humoriste et chroniqueur de radio
Nesrine Slaoui, journaliste et écrivaine
Rachida Brakni, actrice et metteuse en scène française
Anne Cissé, réalisatrice
Eyal Sivan, auteur et cinéaste
Léonie Pernet, musicienne
Arnaud Valois, acteur
Anna Toumazoff, militante féministe et présentatrice radio
Morgane Ortin, écrivaine
Samah Karaki, neuroscientifique et autrice
Camille Teste, essayiste
Rozenn Le Carboulec, journaliste
Nathalie Sejean, écrivaine, créatrice de podcast
Ylias Nacer, directeur artistique
Naima Ghermani, professeure d’histoire moderne
Aysam Rahmania, producteur de musique
Claire Roussel, journaliste société et féminisme
Nicolas Framont, rédacteur en chef de Frustration magazine
Léa Chamboncel, éditorialiste et fondatrice de Popol Média
Manifesto XXI, média
Hanneli Victoire, journaliste
Elvire Duvelle-Charles, essayiste, réalisatrice et activiste féministe
Lucie Barette, chercheuse en littérature et en sciences de l’information et la communication
Nathanael Jeune, chercheur et vulgarisateur en sciences de l’éducation
Sébastien Carrassou, astrophysicien et vulgarisateur scientifique
Juliette Todisco, enseignante et créatrice de contenus (@macho.boulot.dodo)
Léa Chamboncel, journaliste et fondatrice de Popol
Elsa Kedadouche, directrice éditoriale On ne compte pas pour du beurre
Soantinforme, militant et vulgarisateur sur les questions LGBTQIA
Louise Morel, essayiste
Pauline Ferrari, journaliste et essayiste
Mulov, artiste
Gaetane Rosell, artiste
Joyce Rivière, poète et écrivaine juive
Alice Plane, senior fellow, Brown University
Bérénice Hamidi, enseignante chercheuse
Thomas Vescovi, chercheur indépendant
Chloé Wary, autrice de bande dessinée
Loïc Sécheresse, dessinateur
Anaïs Bourdet, militante et essayiste féministe
Floralie Resa, militante queer et chrétienne
Margorito, créatrice de contenus de revues littéraires
Aline Laurent-Mayard, essayiste
Aaliyah Xpress, drag queen et médecin
Clémence Allezard, documentariste radio
Mélie Boltz Nasr, autrice
Racisme invisible, média
Jamal de JINS Podcast, auteur-réalisateur, podcasteur, conférencier
Daisy Letourneur, essayiste et membre du collectif « Toutes des Femmes »
Florence Rivières, écrivaine et scénariste
Stéphanie Latte Abdallah, historienne et anthropologue du politique, directrice de recherche au CNRS
Irène Jouannet, réalisatrice et militante historique du MLAC
Babouchka Babouche, drag queen
Jacqueline Ménoret & María Laura Ribadeneira, cofondatrices et corédactrices de Version Originale
Lou, fondateurice de THE FBC PARIS
Tienstiens, auteur de bande dessinées
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire
Najet Zammouri, vice-présidente de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme
Myriam Benraad, politologue, docteure en science politique de l’Institut d’études politiques de Paris
Chakib Ararou, doctorant en littérature arabe, Aix-Marseille Université
Olivier Neveux, maître de conférences en arts du spectacle à l’université Marc-Bloch, Strasbourg
Eva Anna Maréchal, écrivaine, éditrice et libraire
Siduzl, créatrice de contenus
Hugo Amour, peintre, poète et militant
Gaëlle Décombes, formateur.ice/éducateur.ice genre et sexualités
Sande Thommen, auteur-illustrateur
Camille & Justine, duo comique et féministe
Jean-Michel Aubry Journet, manager d’artistes, éditeur
Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique, université de Lausanne
Sam Leter, programmateur de films
Aurélie Faure, commissaire d’exposition et autrice
Alexandre Tabaste, photographe
Chafiaa Djouadi, chercheure à l’Université Toulouse II
Alexia SOYEUX, essayiste et podcasteuse
Marianne Zuzula, éditrice
Juliette Touzard, militante
Dean Grace, créateur de Écho révolutionnaire
Fanny Vella, autrice et illustratrice

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