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Le Uber – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

Le Uber – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer est peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « bien », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory. [8/8]

17 minutes. Charley, les yeux rivés sur l’application, monitore l’avancement du véhicule vers sa destination. Bien sûr, elle connaît le trajet par cœur, depuis le cinéma où Timothée, Armand et elle avaient leur soirée cinéma mensuelle depuis 16 ans. La voilà nostalgique de l’époque où, étudiants en école de journalisme fauchés, ils ne partageaient pas de taxi mais se faisaient leurs adieux aux arrêts de bus.

12 minutes. Le regard du chauffeur dans le rétroviseur est interrogateur, un silence de plomb règne sur la banquette arrière. Si les trois passagers sont chacun rivés sur leur téléphone, le corps de Charley essaie clairement de mettre une distance.

10 minutes. Timothée est le premier à craquer. Il a toujours été mal à l’aise avec le silence, y compris le sien. « Écoute, on peut parler quand même, ou tu vas juste bouder ? » Son corps entame un mouvement, mais Charley le contredit. Sans se détourner de la fenêtre, elle répond simplement : « La seconde option. » Parler, elle devait être encore celle qui parle, celle qu’ils appellent « Professor X », bien qu’elle n’ait pas de pouvoirs. Elle a passé plus d’une décennie à leur tirer les vers du nez, à ne pas se contenter des « ça va » dans le groupe WhatsApp, à faire la médiation, à les pousser à exprimer leur frustration, remarquer les tapements de jambe de Timothée quand son anxiété devenait menaçante, le verre de trop d’Armand. Elle a été thérapeute, conseillère matrimoniale, agente immobilière, coach professionnel, tutrice. Lui faudrait-il aussi être parleuse

Parler, de quoi pouvaient-ils bien parler ? Les 9 minutes restantes ne suffiraient pas à parler des 4 ans de terrorisme émotionnel et psychologique qu’elle a subi dans sa relation avec M. Parler, il y a 7 mois de ça, quand Timothée avait dû venir la libérer de son propre appartement où M. l’avait enfermée pour éviter qu’elle sorte « habillée comme une catin », n’avait-il pas été suffisant ? Parler, pendant les 3 semaines où elle avait squatté le canapé d’Armand, recevant chaque jour des messages  de chantage au suicide de M. n’était-ce pas assez ?

Peut-être que Thimotée et Armand auraient dû se décider à parler, le faire il y a 4 mois, quand ils avaient décidé qu’il était temps de « passer à autre chose » et commencer à entretenir une amitié avec M. Comme c’est pratique de vouloir parler quand on est pris la main dans le sac, après que Charley ait vu s’afficher un message concernant une partie de poker sur le téléphone de Timothée.

S’en était suivi 5 minutes d’explications laborieuses. Elle n’avait rien dit. Pas que les mots lui manquaient, au contraire, ils étaient trop nombreux. Elle revisitait ces derniers mois, où ils avaient soigneusement caché que deux fois par mois ils se réunissaient avec cet homme qui avait presque eu raison de son âme. Les mots étaient d’abord trop nombreux, et ensuite ils étaient devenus violents, quand à court d’arguments, ils avaient tenté de lui expliquer que c’était du passé. Charley ne sait pas ce qu’est le passé, quand M. se sert à demi-mot de leur relation comme matériau pour ses chroniques sur la radio publique nationale. Qu’est-ce que le passé, quand elle a dû changer de quartier, d’emploi, de salle de sport, quand elle réfléchit toujours à deux fois avant de porter du rouge ? Et s’il faut parler du passé, il leur faudrait parler de leurs 11 ans d’amitié, des 2 ans à soutenir Armand après sa séparation, des 5 mois à aider Timothée à s’ajuster à la garde alternée, des 4 mois à mentir par omission.

2 minutes. 17 minutes ou 20 jours, il n’y aurait pas eu assez de temps pour passer en revue toutes les strates de trahison, de blessure et d’incompréhension, pour faire les comptes et les calculs sur ce que, au final, vaut son amitié, ses sentiments face à deux nuits de poker par mois avec quelqu’un dont, comme a voulu le souligner Timothée, « On est même super proche en-dehors du poker. » Il aurait fallu discuter de règles non dites, que Charley découvrait, que 3 mois étaient un délai convenu par une autorité qui lui était inconnue, pour que les choses soient du passé. Après trois mois, le délai pour demander de la solidarité à ses amis était expiré. À 91 jours, elle avait rejoint la catégorie des femmes pas cool, des aigries, des rancunières, des incapables de passer à autre chose, des boudeuses.

1 minute. Elle a encore le temps de leur rappeler que pendant toute sa relation avec M., ils n’ont cessé de lui reprocher de manquer de courage, qu’ils l’appelaient le « petit merdeux ». Mais Charley, anciennement lâche, préfère rester une boudeuse.

0 minute. Enfin, le trajet arrive à sa fin, comme cette amitié. À 38 ans, Charley se dit qu’il est peut-être temps qu’elle devienne une girl-girl.

Ce qu’en dit Ellie Anderson :

Lié au travail émotionnel mais distinct de celui-ci, le travail herméneutique est la tâche fastidieuse qui consiste à a) comprendre ses propres sentiments, désirs, intentions et motivations, et à les présenter de manière intelligible à autrui lorsque cela s’avère nécessaire ; b) discerner les sentiments, les désirs, les intentions et les motivations des autres en interprétant leurs signaux verbaux et non verbaux, y compris lorsque ceux-ci sont peu communicatifs ou carrément évitants ; et c) comparer et contraster ces différents ensembles de sentiments, de désirs, d’intentions et de motivations à des fins de résolution des conflits. Le travail herméneutique est lié au travail émotionnel car il porte sur les émotions et, plus largement, sur le domaine émotionnel de la vie interpersonnelle. Cependant, il se distingue du travail émotionnel parce qu’il se réfère à des processus explicites d’interprétation des émotions (ainsi que des désirs, des intentions et des motivations) par le biais de processus cognitifs, tels que la réflexion et la rumination. L’appellation « travail herméneutique » nous permet de distinguer ses effets néfastes de ceux des formes apparentées au travail de soins. Mon analyse se concentre sur la prévalence de l’exploitation du travail herméneutique dans les relations intimes entre hommes et femmes. Ce n’est pas le seul type de relation dans lequel une division sexuée du travail herméneutique est évidente, mais la dynamique du travail herméneutique est particulièrement saillante dans ce contexte. Suivant l’affirmation de Bartky selon laquelle les féministes doivent s’intéresser à la « micropolitique » de la vie quotidienne en plus d’autres axes d’oppression, j’utilise le point de vue selon lequel « nous devons localiser notre subordination non seulement dans les processus occultes de la psyché, mais aussi dans les tâches que nous sommes satisfaites d’accomplir et dans ce que nous pensions être les plaisirs innocents de la vie de tous les jours » (Bartky 1990, 119). Mon récit reprend également la position de Sara Cantillon et Kathleen Lynch, qui considèrent que les inégalités dans les relations affectives relèvent de la justice sociale (Cantillon et Lynch 2017, 181). 

Anderson, Ellie. « Hermeneutic Labor: The Gendered Burden of Interpretation in Intimate Relationships between Women and Men. » Hypatia 38.1 (2023): 177-97. Print p .178 [traduction de l’autrice]

Ellie Anderson est professeur adjointe de philosophie au Pomona College de Claremont (Californie). Elle est spécialisée dans la philosophie européenne du XIXème et XXème siècle, en particulier la phénoménologie, le poststructuralisme et la philosophie féministe de l’amour. Elle a obtenu son doctorat en philosophie à l’université Emory.

Voir Aussi

Loin d’un cliché sexiste qui présente les amitiés d’hommes plus simples que celles entre femmes, le trio formé par Timothée, Armand et Charley repose sur le travail herméneutique de celle-ci Souvent on décrit à tort ce travail comme travail émotionnel, mais ce concept de la sociologue Arlie Hochschild est fait spécifiquement pour le contexte du salariat et du rapport capitaliste au travail. Le travail herméneutique de Charley se déploie ici même dans un moment où ses deux amis sont en tort. Il lui est demandé de les libérer de l’inconfort et de ne pas être une boudeuse. 

Dans le film Gone Girl, le personnage principal a un monologue sur les filles cool. Charley est une fille cool, c’est la fille du groupe de garçons. Le long-métrage est une adaptation du roman Les Apparences de Gillian Flyn, voici ce qu’elle écrit : « Pour les hommes, c’est toujours le compliment définitif, non ? C’est une fille cool. Être la Fille cool, ça signifie que je suis belle, intelligente, drôle, que j’adore le football américain, le poker, les blagues salaces, et les concours de rots, que je joue aux jeux vidéo, que je bois de la bière bon marché, que j’aime les plans à trois et la sodomie, et que je me fourre dans la bouche des hot dogs et des hamburgers comme si c’était le plus grand gang bang culinaire du monde, tout en continuant à m’habiller en 36, parce que les Filles cool, avant tout, sont sexy. Sexy et compréhensives. Les Filles cool ne se mettent jamais en colère ; elles font un sourire chagrin et aimant, et laissent leurs mecs faire tout ce qu’ils veulent. Vas-y, traite-moi comme une merde, ça m’est égal, je suis une Fille cool. » 

Ce qui est demandé à Charley c’est la suppression de ses émotions, le passage sous silence de la persistance des conséquences de la violence subie dans sa précédente relation pour permettre à ses amis d’avoir une relation superficielle avec son ex. Dans un article paru sur Harper’s Bazaar en 2019 intitulé « Men Have No Friends and Women Bear the Burden », la journaliste et essayiste Melanie Hamlett explique comment la prise en charge, le traitement, et l’analyse des émotions des hommes sont prises en charge par les femmes de leur entourage (compagne, amie ou membre de leur famille) et que les groupes amicaux d’hommes ne sont pas moins compliqués mais s’engagent moins dans l’intimité et peuvent durer très longtemps du fait de la relative superficialité de la relation.

Comme le cite Ellie Anderson dans son article, « les féministes doivent s’intéresser à la ‘micropolitique’ de la vie quotidienne en plus d’autres axes d’oppression », et ce que demandent implicitement ses deux amis à Charley fait écho à ce que la société demande aux femmes pour leurs relations : « get over it », ou du moins il faut pouvoir présenter une figure courageuse. Mais dans le même temps les femmes sont jugées responsables si elles restent dans des relations abusives ou de mauvaises relations, et une fois séparées, ce qui s’est passé dans ces relations devient comme un crime sans coupable. Il ne s’agit pas ici de dire que toute relation qui se termine est un lieu d’abus et qu’il faut choisir un camp, mais dans le cas présent, même Armand et Timothé ont reconnu que l’histoire avec M. était une relation abusive. Le fait qu’ils puissent entretenir une relation avec un homme qu’ils savent abusif montre la limite de leur sens de l’amitié, mais aussi de leur sens éthique. Que signifie pouvoir passer du bon temps avec un individu que vous savez abusif ?

Notons l’ironie : la société, la famille est organisée autour du pardon des hommes après la fin d’une relation, mais la punition et la surveillance des femmes qui veulent faire leur vie, le jugement du pourquoi-comment elles sont restées, la rapidité (ou non) avec laquelle elles passent à autre chose.


Relire :
Note de bas de page [1/8]
Le dîner [2/8]
L’enterrement [3/8]
Le procès [4/8]
La commission [5/8]
La poupée [6/8]
La randonnée [7/8]

Édition et relecture : Apolline Bazin
Illustration : Léane Alestra

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