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« Extérioriser son intériorité » avec Mickey van Seenus

« Extérioriser son intériorité » avec Mickey van Seenus

L’artiste californien·ne Mickey van Seenus signe son premier EP Creature Comfort sur le label bORDEL (Mathilde Fernandez, Scratch Massive, Peter Dallas). Les sept titres de l’EP sont troublants et envoûtants, dansants et planants, et illustrent la dualité de l’artiste.

Issu·e d’une formation classique et jazz, Mickey van Seenus a d’abord collaboré avec Delroy Edwards sous le nom de Earth from Mickey, et posé sa voix sur leur EP Brace and Bits. En déménageant à Los Angeles, iel a trouvé son inspiration dans la dance music et les sonorités industrielles. Entre trip hop, ambient house, trance et pop expérimentale, l’EP nous plonge dans l’univers de Mickey défiant les frontières des genres. Nous l’avons rencontré·e début mars, et iel nous a partagé ses réflexions dans un vertige d’émotions. 

© Sébastien Chenut

Manifesto XXI – Le clip pour « Under My Skin » est sorti hier et ton album sort à la fin du mois, comment vas-tu ?

Mickey van Seenus : Ça va bien. L’album a mis du temps à sortir, surtout du fait de la pandémie. Une année supplémentaire s’est écoulée avant sa sortie, mais c’est tout aussi bien comme ça. J’ai gardé pour moi certaines de ces chansons pendant cinq ou six ans, d’autres sont nouvelles, donc ça fait du bien de juste les laisser s’éloigner de moi.

Quand est-ce que ton processus de création musicale a commencé pour cet EP ?

J’étais dans un groupe féminin de punk quand j’avais 22-23 ans. Quand on s’est séparé·es, j’étais tellement frustré·e de n’avoir rien sur quoi travailler que j’ai finalement décidé de me lancer seul·e. J’écrivais notamment au piano depuis un moment, et j’ai fini par me dire : « Je dois être autonome, être mon·ma propre producteur·rice et ne pas compter sur les autres. » Je pense que c’est vers 24-25 ans que certaines de ces chansons ont émergé, comme « What If » et « Creature Comfort », qui sont en quelque sorte le début de l’histoire. Je vivais dans un tout petit studio à Glendale. Il était vraiment si petit… mais j’en ai fait mon propre studio. La moitié de l’album a été enregistrée là-bas et l’autre moitié ici, à L.A.

J’adore les vieilles machines, les vieilles boîtes à rythmes. C’est comme si elles avaient leur propre vie, leurs propres sons et idées, et qu’elles n’étaient pas parfaites ; c’est ce qui me réconforte.

Mickey van Seenus

Peux-tu m’en dire plus sur l’EP Creature Comfort ? Comment décrirais-tu ton style musical sur ce projet ? 

Mon art est encore en gestation, particulièrement dans la façon dont la musique a d’être expressive en elle-même ou dans la façon dont on peut être expressif·ve à travers un simple son. Quand j’ai commencé à m’intéresser à cette question et la première fois que je me suis considéré·e comme un·e musicien·ne, je n’étais encore qu’un·e adolescent·e qui faisait de la chorale et du chant. La façon dont on apprend à utiliser sa voix comme un instrument est vraiment fondamentale. Plus tard, j’ai découvert Meredith Monk qui est une chanteuse et performeuse. Elle utilise sa voix comme un instrument à part entière, sans utiliser de mots. J’ai été vraiment inspiré·e par ça et par l’espace que ça offre pour l’expérimentation. Il y a donc beaucoup d’influences issues de la musique chorale et de l’improvisation.

J’adore aussi les vieilles machines, les vieilles boîtes à rythmes. C’est comme si elles avaient leur propre vie, leurs propres sons et idées, et qu’elles n’étaient pas parfaites ; c’est ce qui me réconforte. On finit alors par être associé·e à des groupes comme Suicide, qui utilisent les mêmes machines. C’est beau, c’est un honneur aussi, mais je ne sais pas comment nommer le style associé. J’ai récemment découvert qu’il y avait un genre appelé vaporwave.

© Sébastien Chenut

Comment se sont déroulées la création et la composition de cet album ? As-tu tout fait seul·e ?

Pour « Under My Skin », un ami m’a aidé·e à mixer le titre pour que le son ait plus d’ampleur et que ce soit plus professionnel. Sinon, j’ai tout enregistré, c’était seulement moi et moi-même. Je suis nul·le à la basse, donc parfois je demande aux gens de faire ce que je souhaite dix fois plus vite que moi. Pour ce projet, c’était très fastidieux mais dans le bon sens du terme, car parfois lorsqu’on fait quelque chose seul·e, on a l’impression que l’expérience est différente. J’adore collaborer, travailler avec d’autres personnes, je pourrais le faire jour et nuit sans m’arrêter. Quand je suis seul·e, c’est comme une bataille absolue. J’aime aussi la souffrance. Donc oui, tout a été enregistré à la maison.

J’essaie de réapprendre à vivre le moment présent, à ne pas considérer le sexe comme quelque chose de mauvais, et au contraire à considérer la positivité sexuelle, la positivité de la perversion, et le fait de laisser libre cours à ses désirs et à ses plaisirs.

Mickey van Seenus

Tu as écrit certaines chansons il y a quelque temps maintenant, peut-être à un moment difficile pour toi. Cet album semble très personnel, comment abordes-tu l’écriture ?

Je pense que c’est différent à chaque fois. Pour beaucoup de ces morceaux c’est parti de l’improvisation, que ce soit « What If », le plus personnel, ou « Pretty Good So Far » où on entend la voix de ma mère. J’ai commencé sur la boîte à rythmes, je les ai mis sur le micro et j’ai commencé à superposer et à chanter tout ce qui me venait. Je pense que c’est intéressant de voir ce que tu trouves quand tu fais ça, toutes ces choses qui viennent et qui n’auraient pas été calculées. Je suis devenu sobre à l’âge de 21 ans ironiquement, donc ces difficultés commençaient à être un peu plus éloignées. C’était il y a trois ou quatre ans, mais ça prend beaucoup de temps pour se reconstruire et de recréer une nouvelle version de soi. J’étais définitivement encore en train d’essayer d’accepter ma bipolarité et son impact sur mon art. Parfois, il suffit d’extérioriser son intériorité et de laisser couler.

Quels sont les thèmes et l’énergie que tu as cherché à transcrire, à partager à travers cet album ?

La musique industrielle est très liée à la communauté BDSM/cuir et à la drogue. Creature Comfort, c’est pour dire « ne me fais pas avoir honte de consommer de la drogue, it’s not so evil, it’s just some leather ». J’essaie de réapprendre à vivre le moment présent, à ne pas considérer le sexe comme quelque chose de mauvais, et au contraire à considérer la positivité sexuelle, la positivité de la perversion, et le fait de laisser libre cours à ses désirs et à ses plaisirs. Même si certaines choses étaient déjà libres, ça cachait parfois des répressions très profondes et, en travaillant dessus, j’ai pu y trouver la guérison de traumas sexuels. La communauté BDSM/kink m’a appris à communiquer, à exprimer mes envies et mes limites, à guérir et à traiter ces choses difficiles dans un espace safe. Au-delà de l’exploration et des questions comme « qui sommes-nous ? » et « que sommes-nous ? », il y a aussi le fait d’avoir du plaisir.

Considères-tu l’art et la musique comme thérapeutiques ? Comme une forme de résilience ?

Oui, absolument. J’aime les mots et la poésie. Récemment les choses ont fait que je me suis vraiment rappelé·e que la musique était un exutoire thérapeutique pour moi. Ça peut être difficile parfois lorsqu’on fait des allers-retours entre la création pour les autres et la création pour soi-même, ou du fait de ces tiraillements de l’ego. L’état de flow est le moment le plus spirituel que j’aie jamais connu, c’est comme si l’on n’était plus là. Ça semble tellement absurde, mais c’est vraiment un soulagement pendant 45 secondes de ne plus avoir à exister et d’avoir le sentiment d’être à part. Ce sont dans ces moments que je me sens ailleurs, comme en orbite.

Parfois, il suffit d’extérioriser son intériorité et de laisser couler.

Mickey van Seenus
© Sébastien Chenut

Il y a une sorte de compromis entre quelque chose de dansant et quelque chose de plus planant et psyché, tu mélanges plusieurs genres pour mieux exprimer ce que tu ressens ?

Oui, j’en suis sûr·e. J’ai l’impression que je suis tellement dans ce processus-là, que je n’ai jamais eu à me demander à quel genre j’appartenais, dans quelle boîte me ranger. Tout ça arrive un peu par accident mais il y a clairement des influences et des choses que j’essaie de rassembler. Tout ce que tu as vu et vécu entre en jeu dans ce que tu veux créer, et personne d’autre ne pourrait le créer à ta place. Les influences musicales en font partie, il y a la dance c’est sûr, j’adore l’electronica et la dance music. J’ai aussi beaucoup plus appris sur la house et la techno et leurs origines quand j’ai commencé à travailler avec Delroy. C’est vraiment fondamental, mais je ne pensais pas être en droit d’aller vers ces genres-là par respect pour leurs origines. Il y a aussi cette empathie non pas de faire un pas de plus, mais plutôt un pas dans ta propre direction, celle que tu choisis, quelle qu’elle soit. 

L’une des choses que j’ai vraiment apprises et que je dois encore travailler, c’est de tenir plus d’une vérité à la fois : la joie et l’horrible tristesse peuvent exister ensemble.

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Mickey van Seenus

Certains morceaux sont grondants, troublants, envoûtants, ça donne le sentiment que quelque chose nous hante…

Je pense beaucoup au fait d’être hanté·e, j’ai d’ailleurs des tatouages qui y font référence. Il y a une période de ma vie où j’ai eu l’impression d’être hanté·e par moi-même, par ma propre ombre. En faisant ce travail, c’est comme si tu devais le partager pour laisser partir tout ça. C’est comme s’il y avait de la beauté et de l’obscurité à la fois, et surtout après l’année qui vient de s’écouler. L’une des choses que j’ai vraiment apprises et que je dois encore travailler, c’est de tenir plus d’une vérité à la fois : la joie et l’horrible tristesse peuvent exister ensemble. Parfois, il y a des moments où l’on se demande : « Est-ce que j’ai le droit de passer une bonne journée en ce moment ? » L’une des beautés de cette année a été d’apprendre à respecter la tragédie qui existe mais aussi d’accepter la joie. J’espère que je pourrais le transposer dans mon travail ou même dans ma vie.

Quelle a été l’inspiration derrière le clip de « Under My Skin », réalisé par Louise Fauroux ?

On était en pleine pandémie, à son point culminant, donc l’animation semblait être notre seule option. Aussi, j’aime l’animation et particulièrement l’animation 3D. Il y avait toutes ces personnes qui faisaient des choses très intéressantes en prenant des formats qui existaient déjà, comme Second Life ou d’autres jeux vidéo, et utilisaient cette plateforme pour les recréer ou les déformer et en faire quelque chose de nouveau. Il y a aussi toutes ces cassettes VHS de strip-teaseurs dans les années 80, ils étaient si drôles, si beaux et si bizarres, leurs tenues et la musique. Je me disais « mais quel est ce monde ? » Donc je lui ai envoyé [à Louise Fauroux] un tas de références et quelques autres images étranges. Nous voulions vraiment quelque chose qui pouvait être connecté aux paroles mais qui l’emmènerait aussi ailleurs à travers sa propre aventure. J’ai travaillé comme assistante pour un peintre, et on avait eu cette discussion sur le fait que lorsqu’on fait une peinture, son propre petit univers se crée, il y a un ensemble de choses qui n’existe que dans ce monde, les règles de l’amour n’existent qu’à cet endroit, de même que son propre petit ego. J’ai vraiment aimé faire ça pour ce clip, en laissant Louise expérimenter, elle a créé ce petit monde qui à la fois n’a pas réellement de sens, tout en en ayant un quand même.

J’ai aussi lu que pour Louise, la ville de Los Angeles est une source d’inspiration majeure en raison de la dualité entre paradis/enfer, utopie/dystopie. On retrouve beaucoup cette question de la dualité dans tes compositions… 

Duality is sexy. Je pense que c’est vraiment l’esprit de L.A. On le retrouve dans « Babylon », avec d’un côté l’apparence flamboyante, mais aussi ces gens tristes qui n’ont pas fait carrière dans le cinéma. Il y a beaucoup de tragédie dans cette ville selon moi, mais je ne considère pas L.A. comme tragique – bien que je me sente mal pour ces personnes qui n’ont jamais obtenu de rôle. Comme quand on parle de la disparité des richesses, de voir des villas de multimillionnaires à côté de la communauté de sans-abri la plus peuplée du monde. C’est ce genre de dépression économique qui a rendu l’endroit vraiment déroutant pour moi au début. Ça va faire presque dix ans que j’ai emménagé ici, très peu de temps après être devenu·e sobre et m’être reconstruit·e en tant que personne. Je suis très protecteur·rice de cet endroit, tout le monde parle de L.A. en mal (rires). Il y a une réputation qui la précède et qui n’a rien à voir avec la ville. Je pense que j’ai trouvé un moyen de me sentir vraiment à l’aise dans la solitude de cette ville. Venant d’un endroit rural minuscule, je me suis senti·e vraiment à l’aise ; c’est comme si tu étais seul·e tout en étant entouré·e, tout est dans la dualité.

Comment la scène et la communauté queer de Los Angeles t’inspirent-elles ? 

Honnêtement, je pense que la communauté queer inspire tout ce qui est bon dans l’art (rires). C’est vraiment culturellement incroyable. Mes deux parents sont gays, séparément. Ma mère est gay et a une compagne, et mon père est gay et marié ; donc j’ai grandi en me disant « tu es gay, je suis gay, tout le monde est gay, n’est-ce pas juste une chose comme une autre ? » C’est clairement ce que je suis aujourd’hui et c’est si beau. La famille que l’on choisit est belle. Il y a aussi la dualité de cette douleur, la douleur générationnelle, et comment on devient fort·e, à quel point on peut créer des formes artistiques magnifiques à partir de ça. Mais aussi toutes celles disparues dans les années 80 à cause des personnes qui nous ont quitté·es. Ça représente tout pour moi, c’est ma famille.

Un dernier mot ?

C’est toujours un cadeau déroutant lorsque quelqu’un souhaite écouter quelque chose que tu as créé. Cette fois-ci c’était vraiment différent, de le faire seul·e par rapport au dernier projet avec Delroy. Tout d’abord parce qu’il avait fait une grande partie du travail, cette fois-ci je me suis dit « wow, c’est beaucoup de travail ». Le fait de travailler à deux m’avait aussi permis d’avoir beaucoup plus facilement foi en ce qui a été fait ; c’était vraiment différent cette fois-ci, c’était beaucoup plus vulnérable. Le truc avec la musique, c’est qu’à la seconde où tu la donnes, elle n’a plus rien à voir avec toi et chacun·e s’y connectera différemment. Je me suis accroché·e pendant si longtemps à certaines de ces chansons que c’est un grand soulagement d’être capable de faire de la place pour de nouveaux morceaux aujourd’hui, et de passer à autre chose.

Crédit photo : © Sébastien Chenut

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