L’Eden est un bar queer historique de Marseille. Situé en bas de la rue Curiol, il est tenu et fréquenté majoritairement par des personnes trans, queers, travailleur·ses du sexe, racisé·es… Aujourd’hui, sa gérante cherche quelqu’un pour le reprendre. Erika Nomeni et Paulo Higgins de l’association culturelle queer Baham Arts ont décidé de se lancer dans le rachat du fonds de commerce afin de préserver l’identité du lieu et imaginer sa réouverture : celle d’un espace associatif unique qui défende et représente des communautés cruellement en manque d’endroits à elles.
Portée par une femme lesbienne noire et un homme trans gay blanc, l’Eden veut représenter des publics à l’image de ses initiateur·ices : les personnes trans, les personnes queers racisées, afro, les femmes, les TDS (travailleur·ses du sexe), les personnes qui n’ont pas voix au chapitre…
« C’est parce que nous sommes concerné·es par ces questions que nous portons un projet pour toute notre communauté et plus particulièrement pour les personnes ayant des difficultés à trouver leur place au sein de celle-ci. Aujourd’hui, nous souhaitons pérenniser nos espaces et permettre à tous et toutes de trouver chez nous un refuge, des moments d’expression artistique, de ressources associatives et de rencontres. »
C’est le moment donc de contribuer ici à la cagnotte mise en place par Paulo et Erika pour l’ouverture de ce lieu en plein cœur de Marseille.
Manifesto XXI – Bonjour Erika et Paulo, pouvez-vous d’abord vous présenter ?
Erika : Je m’appelle Erika, 27 ans, je suis née au Cameroun. Paulo et moi on s’est rencontré·es à Paris en 2015. Je suis une rappeuse, beatmakeuse et compositrice. Mon nom de scène est DJ Waka. Je travaille, écrit et compose sur des sujets qui me tiennent à coeur : l’afro-futurisme, les musique noires, l’afro-féminisme, les luttes décoloniales et les luttes queers. Je travaille en ce moment à Radio Galère en tant que chargée de mission.
Paulo : Moi c’est Paulo. Je suis originaire de Marseille. Je travaille dans une association qui protège les personnes trans et les personnes travailleuses du sexe. Je suis animateur de prévention là-bas. Je participe à l’association Baham Arts, avec laquelle on travaille sur le projet de l’Eden avec Erika. J’écris aussi, des textes de socio et d’autres plus perso qu’on peut trouver sur mon blog, « Les Idées fluides ».
Erika : Grâce à Baham Arts, que nous avons co-fondé en 2017, on a pu commencer ensemble à organiser des événements et on a monté notre premier festival, Umoja, avant de se lancer dans l’organisation du festival Intersections en 2018 et 2019. Aujourd’hui nous nous concentrons sur la reprise de l’Eden !
Que signifie « Baham » ?
E : « Baham » vient de mon ethnie. Les Bahams font partie d’un grand groupe, les Bamilékés. Moi je suis Bamiléké, donc Baham. Ce mot vient de Pa Hom qui lui-même vient de l’expression Pa Hom meu dye qui signifie : « les gens qui enfermèrent un homme dans une case sans porte ». Pour moi ça fait référence à la sédition et au fait que les Bamilékés se sont révoltés contre l’ordre colonial. Le soulèvement de la région bamiléké aurait d’ailleurs commencé avec « l’affaire Baham ». Très peu de gens le savent mais il y a eu une guerre au Cameroun similaire à celle de l’Algérie, dans laquelle l’ethnie Bamiléké et l’ethnie Bassa ont été en première ligne. J’ai donc voulu choisir ce terme pour notre association, ce nom me semblait approprié.
Baham, et le futur bar Eden, ont vocation à être des lieux afro-queers. Cette dimension est très importante pour toi…
E : Bien sûr. Je tiens vraiment à ce que les personnes les moins visibilisées, non-blanches, qui subissent l’ostracisation patriarcale et blanche, puissent se retrouver entre elles, se rencontrer, se parler et se découvrir parfois en non-mixité par ailleurs ! C’est important qu’on prenne cette place et qu’on puisse parler de soi, de nous, et de trouver des récits, des histoires et des vies qui font écho aux nôtres.
Pouvez-vous nous raconter le projet que vous avez de récupérer et rouvrir l’Eden ?
P : Depuis qu’on organise des festivals, des évènements et des soirées, notre but a toujours été de créer des espaces de rencontre et de bienveillance. Malheureusement ces moments restaient toujours éphémères et nous avions envie que ça perdure. J’ai envie que les personnes trans de Marseille qui n’ont presque pas d’endroits pour se découvrir puissent se sentir à l’aise d’être qui ils et elles sont. Pour ma part, je pense que si j’avais côtoyé des lieux trans et que j’avais pu rencontrer plus de personnes trans masculines avant mes 26 ans, j’aurais peut-être transitionné plus tôt. Pour moi il est évident qu’on a besoin d’un lieu en dur et qui dure pour les personnes queers, racisées et trans sur Marseille.
J’ai envie que les personnes trans de Marseille qui n’ont presque pas d’endroits pour se découvrir puissent se sentir à l’aise d’être qui ils et elles sont.
Paulo Higgins
E : Dans cette logique, nous nous sommes intéressé·es à l’Eden. On en a entendu parler via des personnes de la rue Curiol et on a rencontré Geneviève, la gérante, qui avait très envie que notre association reprenne le lieu. En entendant que le lieu allait être vendu, enfin, que la licence IV et le fonds de commerce étaient mis en vente, on s’est lancé·es : on n’y a pas réfléchi deux fois !
Est-ce que toi Paulo, tu connais des lieux justement où un·e jeune trans pourrait se rendre pour rencontrer des genstes avec qui échanger, où se sentir chez soi ?
P : Pas vraiment, non. Il y a des moments. Des espaces-temps. Une réunion, une fête éphémère… Mais un lieu public ouvert à nous et pour nous, non.
Savoir que des lieux ou des quartiers existent pour toi, pour ta communauté, te fait sentir exister et protégé·e… Tu sais que tu trouveras un vrai soutien, une famille. Une autre que celle qui parfois, du fait de ton identité, t’a peut-être mis·e à l’écart voire renié·e.
Paulo Higgins
Après, on n’a pas envie non plus que l’Eden soit excluant : tout le monde pourra y venir, les mecs blancs cis gays seront aussi les bienvenus. Simplement on voudrait prioriser d’autres publics.
E : Il faut aussi se rappeler que le lieu parfait n’existe pas. On peut faire le maximum pour rendre un endroit safe et accueillant, mais on ne prétend pas fonder le bar absolument impeccable et parfait à tout point de vue. On est des humains, on a le droit à l’incertitude, et gérer un lieu implique aussi des incertitudes quant au public qui va venir, les comportements qu’un·e individu·e pourrait tenir entre nos murs sans qu’on soit au courant et tant d’autres choses… Nous on peut donner le maximum pour bien faire, sans se mettre la pression outre-mesure quant à tout ce qui est de l’ordre de l’imprévisible. On vit dans un monde qui nous pressurise constamment, on voudrait sortir de cette logique de perfection.
Quelles ont été les réactions au lancement de votre projet ?
E : Il y a eu un vrai engouement, beaucoup de partages sur les réseaux… Mais voilà, c’est pas encore gagné, il faut contribuer à la cagnotte ! (rires) En tout cas, beaucoup de gens nous félicitent, signe qu’il y a vraiment besoin de ce lieu. Nous avons reçu beaucoup de soutien communautaire, même en dehors de France et c’est très important !
Le lieu a aussi une histoire forte liée à la rue Curiol…
P : Oui la rue Curiol et ses alentours sont des endroits particuliers dans le centre-ville. Il y a beaucoup de TDS qui y travaillent. Il y a des quartiers historiques comme l’Opéra et les rues Curiol et Sénac qui ont très longtemps été occupés par des personnes de notre communauté, notamment des personnes trans, lesbiennes, racisées, précaires et bien sûr TDS. Aujourd’hui la majeure partie des lieux sont inoccupés comme le Ciné Bar, ou ont fermé comme les bars de l’Opéra fin 2015, juste avant la loi de pénalisation des clients. L’association dans laquelle je travaille en ce moment a d’ailleurs été fondée par des personnes concernées. Pour nous il est très important que l’Eden reste ouvert à toutes les personnes qui ont fait la force de ce quartier et aussi de notre communauté LGBTQIA+. Il ne faut pas l’oublier.
Un projet d’ouverture de lieu, c’est audacieux en ce temps de presque confinement. Comment vous appréhendez ça ?
E : Je pense que la crise de la Covid-19 nous a clairement montré un truc : que l’État n’était pas vraiment là. Que nos communautés, les plus précaires d’entre nous, sont les premières à être abandonnées, sans surprise, par le système sanitaire et nos gouvernants. Je pense aux personnes LGBTQIA+ migrantes dont la situation n’a pas été régularisée alors que certains pays l’ont fait, aux TDS qu’on a laissé·es sans moyens de subvenir à leurs besoins en refusant de donner des aides aux associations communautaires. Alors oui, ouvrir un lieu est un acte de résistance, une manière de se soutenir entre nous.
P : C’est sûr qu’ouvrir un lieu en ces temps fait peur. Mais c’est peut-être aussi dans ce genre de moments qu’on a le plus besoin de lieux communautaires et d’endroits qui font phares dans la nuit. Je pense à tous les jeunes qui se sont retrouvé·es coincé·es dans des familles homophobes, aux femmes battues, aux personnes jetées à la rue ou obligées de quitter leur domicile parce que trop violent. Nous avons besoin d’espaces où nous retrouver, où résister, survivre et surtout vivre. C’est aussi une question d’hygiène mentale et de survie que d’avoir des lieux de repos face à la violence du monde.
Ouvrir un lieu est un acte de résistance, une manière de se soutenir entre nous.
Erika Nomeni
Soutenir l’Eden en participant à la cagnotte juste ici !
Woooow, super article, merveilleux projet!!! Longue vie à l’Eden et félicitations à Erika et Paulo! 🙂