Le livre Quand je n’écris pas de Vinciane Mandrin, récemment sorti chez Atelier Téméraire, est un recueil de textes que l’écrivaine a décidé de mettre en forme en trouvant une trame narrative. Il est un mélange entre autofiction et autothéorie qui dépasse le récit de soi pour se transformer en une conversation généreuse.
De son expérience de la tokénisation en tant que personne racisée, à son être lesbienne, en passant par ses réflexions émouvantes et résolument tendres sur l’amour queer, l’autrice touche à une multitude d’expériences dans lesquelles se reconnaître « lorsqu’on a connu certaines solitudes ». Comme beaucoup de livres qui marquent ma mémoire, dans celui-ci j’ai trouvé à la fois la possibilité d’être relu à l’infini, en commençant à chaque fois par une page différente, et, en même temps, la pulsion vitale qui donne envie d’écrire. Tout en faisant preuve d’une grande pédagogie, Vinciane Mandrin ne se prive pas d’explorer « une certaine folie des grandeurs », celle de nous transformer nous-mêmes, avec nos vécus parfois cataclysmiques, en nos propres héros et héroïnes. Elle se réfère alors à l’Avant-note de Monique Wittig à La Passion de Djuna Barnes, et nous invite à nous saisir de nos plumes pour devenir « nos propres légendes dans notre vie même (…) devenir héroïques dans la réalité, épiques dans les livres ».
Manifesto XXI – Ton livre est à la fois un récit passionnant, un cahier de notes sur le monde qui s’écroule et un essai théorique très efficace. Est-ce que le terme autothéorie pourrait le définir selon toi ? Est-ce que ce format permet de dire les choses différemment, de toucher les gens d’une autre manière ?
Vinciane Mandrin : J’ai au départ pensé ce livre comme une anthologie : j’écris depuis quelques années, je m’auto-publiais et j’avais été publiée dans des revues collectives. J’avais envie de créer un objet qui rassemblerait tous ces textes, et qui serait aussi l’occasion d’écrire de nouvelles choses. À partir de ces matériaux, j’ai essayé de construire une histoire et une narration. J’aime beaucoup ce terme d’autothéorie, parce qu’en tant que lectrice c’est une forme qui me touche beaucoup, et qui m’a donné envie d’écrire. Je me rappelle avoir découvert ce style il y a quelques années avec le livre Les Argonautes de Maggie Nelson, et avoir eu cette impression qu’un monde littéraire s’ouvrait à moi. J’avais envie de prendre la suite de ce mouvement et d’écrire des choses qui donnent envie aux lecteurices d’écrire à leur tour. L’écriture a plusieurs fonctions pour moi : elle me permet de décortiquer ma colère, mes émotions, de construire mon positionnement politique, et c’est aussi une matière plastique que j’aime travailler dans sa technicité et sa poésie.
J’écris comme une fan pour les artistes qui m’inspirent, comme une grande sœur pour les personnes qui n’osent pas encore écrire, comme une amie pour les personnes qui me ressemblent et qui ont pu ressentir les mêmes solitudes que moi.
— Vinciane Mandrin

Je dirais que le livre est à la fois une autothéorie et une autofiction. Il met en scène un personnage qui parle à la première personne, il raconte des expériences que j’ai vécues, tout en s’autorisant aussi des moments de poésie et de fiction. Dans mon entourage, j’ai beaucoup de personnes qui font de la recherche, et c’est un terrain qui me passionne, mais j’aime aussi beaucoup la littérature et le roman. Je suis super contente d’avoir pu proposer un livre aussi hybride, et je remercie mes éditeurices Atelier Téméraire de m’avoir laissé le champ libre sur ce format. C’était aussi une manière pour moi, dans un premier livre, de présenter toute la palette d’écritures différentes avec laquelle je travaille, un peu essai, un peu fiction, un peu poésie, et d’expérimenter les manières de les mélanger. Je suis aussi super contente d’avoir proposé à Nino André, un de mes meilleurs amis avec qui je travaille souvent en duo de performance, de faire les trop beaux dessins qui illustrent la partie LOVE et de la quatrième de couverture.
Récemment, j’ai recommandé ton livre à des étudiant·es en école d’art ou de journalisme qui, à mon sens, pouvaient s’y reconnaître. Mais toi, pour qui écris-tu ?
Je dirais que j’écris pour tout le monde, en tout cas pour celleux qui sont ok de me lire, et pour toustes celleux pour qui mon écriture peut être utile ! J’écris comme une fan pour les artistes qui m’inspirent, comme une grande sœur pour les personnes qui n’osent pas encore écrire, comme une amie pour les personnes qui me ressemblent et qui ont pu ressentir les mêmes solitudes que moi. J’ai été super émue de recevoir des messages ou de rencontrer lors de lectures d’autres personnes queer racisées qui se sont reconnues dans les textes.
Je suis honorée que tu aies conseillé ce livre à des étudiant·es, la pédagogie est super importante dans ma pratique, et beaucoup de thèmes dont je parle dans le livre ont émergé pendant mes études en école d’art. Si le livre peut être utile ou résonner avec elleux, c’est une grande victoire pour moi.
Je m’adresse aussi par moments à des personnes avec lesquelles je suis en désaccord, et je pense que la formulation de cette conflictualité est importante, surtout au sein de milieux de gauche et dans le monde fasciste dans lequel on vit. Je crois que c’est important d’être précis·e politiquement et de ne pas s’empêcher de formuler nos désaccords, pour arriver à être plus fort·es ensemble face aux dingueries qui nous attendent.
Je trouve que ces esthétiques de la fuite, de l’annonce du départ, sont super puissantes et efficaces, et permettent cet espèce de double mouvement, de ne pas écrire en écrivant quand même.
– Vinciane Mandrin

Dans le livre, tu montres quels mécanismes peuvent inhiber les auteur·ices minorisé·es dans le processus d’écriture. Quels moyens as-tu trouvé pour « écrire quand même » ?
C’est un sujet qui revient très souvent dans le livre, et qui a fait que j’ai fini par choisir le titre Quand je n’écris pas. Les premières inspirations que j’ai eues pour ce livre, c’est toutes les dernières chansons de rappeur·euses, dans lesquelles un départ est raconté, explicité émotionnellement et politiquement, avec un lyrisme que je trouve trop puissant. J’avais envie de faire un premier livre un peu méta et paradoxal. Je trouve que ces esthétiques de la fuite, de l’annonce du départ, sont super puissantes et efficaces, et permettent cet espèce de double mouvement, de ne pas écrire en écrivant quand même. J’utilise beaucoup cette citation de Wittig dans l’Avant-Note à La Passion de Djuna Barnes, qui dit que les écrivain·es minoritaires « entrent dans la littérature à l’oblique ». Un des moyens d’« écrire quand même » pour moi, c’est la prise de recul et l’analyse. Une littérature de l’échec, un truc un peu méta, la mise en fiction de l’échec et du seum. Transformer des expériences de taff désagréables, prendre des notes, c’est une manière pour moi de parler de discriminations tout en faisant de la littérature, avec un recul et un humour qui me plaisent.
J’avance dans mon écriture avec les conseils de Dorothy Allison et d’Audre Lorde, qui insistent toutes les deux sur la nécessité vitale de mettre des mots sur nos silences, nos tabous, sur les choses qu’on n’ose pas dire.
Ce qui m’aide beaucoup aussi, c’est de ne pas écrire seule. J’écris beaucoup avec Luz Volckmann, mon amoureuse, qui signe la préface du livre. On se relit, on s’aide, je mets ses textes en page, elle m’aide à organiser mes pensées, on essaye d’avoir un regard exigeant et technique sur nos écritures, et je vois à quel point ça m’aide à travailler. Ça passe aussi beaucoup par l’oralité, par des discussions avec ma famille et avec mes besties, par exemple avec mon amie Farrah Youssef, dont j’édite les textes et avec qui on a plein de discussions fleuves qui nous donnent envie d’écrire.
Est-ce qu’écrire sur des choses qui peuvent t’angoisser ou qui t’ont blessé te fait du bien, t’aide à faire de la clarté ou au contraire, cela alimente parfois des mauvais souvenirs ? Est-ce que la pratique du témoignage peut être source de nouvelles blessures ?
Un peu des deux ! J’ai l’impression que pour moi ça se fait en deux temps : quand je suis en train d’écrire, je suis un peu en mode robot. J’analyse, je travaille la forme, l’articulation des idées, j’ai un regard très distant sur ce que je suis en train d’écrire. J’ai l’impression que la réalisation du poids émotionnel que portent mes textes vient dans un second temps, quand je les lis à voix haute ou que je les partage à d’autres gens.
Par exemple, j’en ai pris conscience avec le texte Rocky, Robyn, qui est une lettre adressée à mes enfants imaginaires, quand j’ai vu des gens pleurer au moment des premières lectures publiques, ou quand mon Papa m’a envoyé un message pour me dire que le texte l’avait fait pleurer (j’ai pleuré à ce moment là !). Je ne pensais pas que ce texte allait résonner avec autant de personnes, et ça m’a beaucoup émue.
Pour moi ces émotions sont importantes, et l’écriture me sauve parce qu’elle me permet de ne pas rester sidérée, de les ressentir, de les digérer et de ne pas les refouler. Écrire me permet aussi de dire des choses qui ne sortiraient pas d’une autre manière.
– Vinciane Mandrin

Je me souviens aussi d’un moment en particulier, que Luz raconte dans la préface, où je lui ai lu pour la première fois à voix haute un texte que j’étais en train d’écrire sur mon enfance à la campagne, sur le racisme et l’extrême droite dans les campagnes françaises. On était en plein entre les deux tours des législatives, en plein milieu du cauchemar. Ca avait fait remonter beaucoup de souvenirs, c’était une période très intense de peur et de dissociation, comme des semaines d’apnée, où on entendait aussi un peu tout et n’importe quoi (c’est toujours le cas aujourd’hui d’ailleurs !) J’avais peur pour moi, pour mes amies, pour mes proches, pour les membres de ma famille non-blanche qui habitent à la campagne. C’était aussi difficile d’exprimer ces sentiments dans les discussions avec mon entourage blanc, j’avais besoin de remettre mes pensées et ma colère en ordre. Quand j’ai lu le texte à Luz, je me suis mise à pleurer, parce que j’ai entendu ce que j’avais écrit et ça m’a reconnectée à mes émotions, j’ai pris la mesure de ce que j’avais écrit.
Je pense que c’est différent pour chaque personne, mais pour moi ces émotions sont importantes, et l’écriture me sauve parce qu’elle me permet de ne pas rester sidérée, de les ressentir, de les digérer et de ne pas les refouler. Écrire me permet aussi de dire des choses qui ne sortiraient pas d’une autre manière. Par contre, et ça j’en parle aussi dans le livre, je sais que ma parole peut-être instrumentalisée, et c’est pour ça que je travaille mes textes et que j’y introduis de la fiction pour qu’ils ne soient pas que des témoignages bruts. C’est une forme de préservation : je choisis ce que je raconte, et ça me permet de raconter des choses très intimes en gardant une forme de pudeur à certains endroits.
Je pense au passage initial dans lequel tu décris comment tu as été tokenisé·e, en tant que personne racisé·e, lors d’un colloque sur Audre Lorde où la plupart des participant·es étaient blanc·hes. Dans un monde qui utilise nos vécus comme moyen de clientélisme, peut-on exister en tant qu’artiste/auteur·ice, sans se faire tokeniser ?
C’est une question difficile !
Je pense qu’une des manières de faire, c’est de diversifier au maximum les endroits où l’on travaille, de ne pas rester dans une petite bulle avec les mêmes personnes. Aussi, c’est important de verbaliser les inconforts quand ils se présentent, quitte à s’embrouiller, quitte à avoir l’air relou et même si c’est fatigant. Dans le livre, je parle du fait de rester indigeste pour échapper à ces tentatives de fétichisation : je pense que ça passe par le fait de parler, parler de racisme avec les blanc·hes, parler d’argent avec les personnes qui nous embauchent. Ça passe aussi par refuser des propositions qui ne nous conviennent pas, mais ce n’est pas toujours possible quand on est un·e jeune artiste, et de toute manière même dans des lieux qui ont l’air cool, « safe », « friendly », on n’est pas à l’abri de la violence et de la tokenisation.
Aussi, je l’ai souvent répété, je sais à quel point je suis la parfaite cliente token, dans le sens où mon existence est acceptable et acceptée dans les institutions artistiques : je suis une personne queer racisée mais surtout cis, valide, métisse et claire de peau, j’ai un passeport français, j’ai fait des études supérieures, je maîtrise les codes du monde de l’art. Je suis la parfaite personne à inviter si on veut un petit twist de diversité mais pas trop se mouiller. J’essaye de garder ces éléments en tête pour rester lucide, faire les efforts qu’il faut, resituer mon propos et être la plus carrée possible sur mes positions politiques, parce que c’est un effort nécessaire que je dois aux personnes sur lesquelles ce monde tape plus fort que sur moi.

On n’écrit jamais tout·e seul·e, et je trouve que visibiliser les personnes qui nous inspirent, se considérer comme faisant partie d’un ensemble de personnes qui pensent, c’est un horizon super désirable littérairement et politiquement.
– Vinciane Mandrin
Peux-tu revenir sur le sujet de la généalogie et de la filiation des idées énoncé par Olivier Marboeuf ?
Dans le livre, je parle d’un terme utilisé par Olivier Marboeuf dans Suites Décoloniales : la répétition cumulative. C’est un terme qui m’avait beaucoup marquée et que j’avais trouvé super efficace pour décrire une utilisation vivante et incarnée de nos références artistiques et littéraires. Tel que je l’ai compris, le principe de répétition cumulative s’oppose à un principe extractiviste de « réification de l’archive », où on cite des grands noms anciens pour faire sérieux mais où on ne se réapproprie pas les idées des auteur·ices pour les rendre utilisables dans nos vies. Ce que j’ai beaucoup aimé dans cette idée de répétition cumulative, c’est la possibilité d’évacuer la pression de créer à tout prix quelque chose de nouveau, de se débarrasser d’une vision de l’écrivain·e qui doit forcément formuler une idée à laquelle personne n’avait jamais pensé avant. Recréer une généalogie de personnes qui ont déjà parlé des choses qui nous tracassent, c’est super important politiquement, parce que les idées ont besoin d’être répétées, complétées, réactualisées, remixées. C’est d’autant plus important pour des paroles minorisées, qui ont été effacées, silenciées : il faut répéter les choses pour espérer qu’elles soient un jour entendues. Cette intertextualité, c’est aussi une manière de créer du lien entre les personnes qui écrivent : on n’écrit jamais tout·e seul·e, et je trouve que visibiliser les personnes qui nous inspirent, se considérer comme faisant partie d’un ensemble de personnes qui pensent, c’est un horizon super désirable littérairement et politiquement.
Dans le livre, je cite plein de références différentes, et j’essaye de ne pas les hiérarchiser par type d’écriture ou par époque : je parle de ma lecture de Joan Nestle et d’Audre Lorde, de mes discussions avec mes ami·es, d’un documentaire Netflix sur un braqueur de musées, de Jean Genet, de PNL et de Booba. Mon travail en tant qu’écrivaine, c’est de tisser des liens thématiques entre ces références, de raconter comment elles ont changé ma vie, d’en proposer une lecture analytique et poétique qui est la mienne, influencée par mes expériences spécifiques et mon parcours.

Comment appellerais-tu « le mouvement littéraire auquel tu veux appartenir » dont tu parles vers la fin du livre ?
Je ne sais pas si j’arriverais à lui trouver un nom ! En tout cas, je sais que je suis de plus en plus attirée par l’écriture fictionnelle. Je crois que j’ai envie de me distancier des formes d’écriture à la première personne qu’on lit beaucoup en ce moment dans les écritures queer contemporaines, et qui est attendue des auteur·ices minorisé·es. Je crois que pour la suite j’aurais envie d’approfondir ce rapport à la fiction et cette distanciation vis-à-vis du témoignage.
Dans le livre, quand je parle du mouvement littéraire auquel je souhaite appartenir, c’est en évoquant l’Avant Note de Wittig, dont je parlais un peu avant. Ce texte est vraiment important pour moi et j’y reviens souvent, parce que Wittig y évoque toutes les questions que je me pose sur ma posture en tant qu’écrivaine, avec une exigence critique qui plaît à mon côté perfectionniste ! Elle parle notamment de l’ambition, pour les écrivain·es minoritaires, de rendre universel leur point de vue, de transformer la réalité textuelle de leur temps. C’est tout un programme mais je trouve que ce sont des perspectives littéraires grandioses et super réjouissantes : « être nos propres légendes dans notre vie même (…) devenir héroïques dans la réalité, épiques dans les livres ». C’est une folie des grandeurs que je trouve aussi très présente dans le rap, et ça me remplit d’énergie pour écrire.
Pour ce qui est des questions de validisme, je dois tout à Luz. […] Apprendre à être à l’écoute et à prendre soin du bien être de ma partenaire m’a aussi appris à être beaucoup plus attentive à mon propre corps, à ses fatigues et à ses limites, et je ne pourrais jamais assez remercier Luz pour toute la douceur et la tendresse que ça crée dans notre relation.
– Vinciane Mandrin
Dans ton livre, tu développes autour de l’amour et des liens libérateurs qu’il peut générer. Tu décris une zone de tendresse qui donne envie et pour moi, ça a été l’un des plus beaux et rassurants témoignages d’amour queer que j’ai lu dernièrement. Parfois, j’ai du mal à trouver des réprésentations littéraires de l’intimité qui incarnent un vécu différent de celui très lié à la teuf, décrivant souvent des pratiques sexuelles réservées à un imaginaire validiste. Ce qui m’a ému dans ton livre, c’est qu’il y avait une forme réelle de subversion, une « révolution tendre » (du titre d’un film d’Annelie Boros sorti en 2024, The Tender Revolution, qui aborde la question du handicap et du soin), juste l’illustration de ce que cela peut nous faire de créer des relations constantes, où les corps entrent réellement en dialogue. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai lu la description d’une relation queer qui me donnait envie et espoir que mon corps puisse être respecté y compris dans son handicap. Du coup, quelle place accordes-tu à la tendresse dans nos écritures et qu’est-ce que tu répondrais à quelqu’un qui a perdu totalement confiance en la possibilité qu’une intimité respectueuse et épanouissante puisse exister ?
Parler d’amour n’est pas toujours facile, surtout quand on parle d’une relation en cours, ça peut faire peur de raconter ce qu’on vit, et il y a toujours un risque d’instrumentaliser l’autre en mode “muse”, ce que j’ai déjà vécu dans d’autres relations. C’est aussi compliqué parce que les personnes queer sont souvent polytraumatisées, cassées par la vie, et que c’est un vrai défi de construire de la tendresse avec tout ce bagage de violences.
J’ai la chance que ce soit quelque chose qui nous porte dans notre relation avec Luz : on adore écrire ensemble, travailler ensemble, se faire des déclarations d’amour au micro et inventer des histoires dont on est les personnages, comme on a fait dans SAGA, notre projet de duotrip cosmique où on imagine l’histoire de notre mariage sur une autre planète. (Le fait qu’on soit toutes les deux Lion aide peut-être aussi !) On essaye d’envisager l’écriture comme un sport d’équipe qu’on pratique ensemble, dans un quotidien où la vie n’est pas toujours très gentille avec nous. Luz en parle super bien dans la magnifique préface, qu’elle a écrite en même temps que j’étais en train de finir le livre, pendant notre été mi vacances mi boulot d’autrices.
Je dirais aussi que mon récit ne se place pas en contradiction avec des récits queer plus directement liés à la teuf, à la conso, aux univers de la nuit. Je trouve que ces récits doivent exister, que leur potentiel subversif est réel et j’aime les lire sans forcément m’y identifier. Par contre c’est vrai qu’ils ne décrivent pas mon expérience de l’intimité et de ma queerness, qui se passe parfois sur des dancefloor mais le plus souvent dans un lit confortable, en pyjama avec ma femme, un bon repas et un épisode de l’Ile de la Tentation, parce qu’on a la flemme de sortir ou parce que l’une de nous est épuisée, anxieuse ou a mal quelque part. Personnellement je ne suis pas une grosse fêtarde, je ne consomme pas de drogues, mais j’aime me dire que je peux être une tata chez qui les copines teufeuses viennent bruncher, boire de l’eau et raconter leurs aventures après leur after. Je pense que pour parler d’amour et d’intimité, on doit pouvoir entendre toutes ces voix-là, dans leur variété et leur complexité, sans que l’une contredise forcément le propos de l’autre, parce qu’il y a plein de manières de vivre son intimité et sa sexualité, qui sont liées à des parcours de vie et à des rapports différents à la santé mentale, aux addictions, aux stratégies de sublimation et de survie face à la violence.
Pour ce qui est des questions de validisme, je dois tout à Luz. Être en relation avec Luz m’a fait ouvrir les yeux sur plein de problèmes de validisme qu’elle doit affronter au quotidien en tant que personne handicapée. Ce sont des récits et des paroles qu’on n’entend et surtout qu’on n’écoute que trop peu, et des discussions qu’il est urgent d’avoir dans les espaces queer et au-delà. Je sais qu’elle est en train d’écrire des choses à ce sujet et elle en parlera beaucoup mieux que moi.
Apprendre à être à l’écoute et à prendre soin du bien être de ma partenaire m’a aussi appris à être beaucoup plus attentive à mon propre corps, à ses fatigues et à ses limites, et je ne pourrais jamais assez remercier Luz pour toute la douceur et la tendresse que ça crée dans notre relation. Ça passe par plein de conversations, de debrieffs, et je souhaite à tout le monde d’avoir des relations qui font autant de bien <3
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